Le songe qui jusqu'alors évoluait sur le fil entre rêve et cauchemar, tomba franchement du côté de l'horreur et de la peur. J'observais toujours la scène depuis le point de vue d'Ange. Dans ce paysage de mort, et dans cette situation apparemment désespérée, ce fut la détermination qui dominait encore dans son esprit. Instinctivement, les trios se rassemblèrent et formèrent un groupe compact au centre de la cour. Les corps informes se rapprochaient à une vitesse saisissante et le contact fut rude entre les combattants. Malgré leur grand nombre, les hommes du bataillon de chevalerie semblaient isolés au milieu d'une mer d'adversaires, mus par la volonté terrible du Nécromancien.

— Je savais que c'était un piège ! enragea Liam. Ange ! Une idée ?

— Un coup de bluff, c'est tout.

— Vas-y !

— Il faudrait que je puisse accéder à la porte de la tour !

Liam jeta un œil dans la direction du sombre et monumental édifice. Il eut une expression de dégoût et, voyant la quantité de macchabées entre eux et cet objectif, sembla prendre une décision. Il appela Ange et Monty a le suivre.

Ils se frayèrent un chemin jusqu'au centre du cercle que formait le bataillon, atteignirent le commandant.

— Commandant ! Ange aurait besoin d'accéder à la porte !

L'officier jeta à Liam un regard interdit. Il voulait atteindre cette porte tout autant, mais pour le moment, la chose lui semblait infaisable. Embrassant la scène du regard, il réfléchit un instant, décocha un tir ajusté à une créature volante. Dans ses yeux se lut une résolution, ferme, assurée.

— Commencez a y aller, jeunes gens, et tenez vous prêt !

Nous nous exécutâmes aussitôt. Repartant dans la direction opposé, nous entendîmes des ordres fuser. Je ne les compris pas bien durant le rêve, mais la formation adoptée par le groupe se modifia. Lentement, et difficilement, car la pression imposée par le camp adverse devenait insoutenable. Déjà, de nombreux hommes gisaient, morts, tandis que d'autres s'acharnaient encore malgré leurs blessures parfois importantes. Le cercle de combattant se transforma, devint un rectangle au centre duquel trônaient le véhicule blindé que chevauchait furieusement notre officier. Un signal retentit, comme le son d'une trompe ou d'une corne de brume et le passage devant nous s'ouvrit. Les chevaliers se réorganisaient, mais laissaient un trou béant dans la défense.

Un torrent de balles s'abattit sur les morts qui tentèrent de s'engouffrer dans la brèche. La chair et les os cédèrent sous les impacts de ces projectiles consacrés et une voie se libéra. La formation toute entière se rua en avant. La manœuvre, bien qu'exécutée avec brio, coûta cher. Car pour obtenir cette poussée en avant, les défenses arrières et latérales se retrouvaient grandement diminuées. Ange se précipita sur la porte, sorti un étrange bâtonnet de sa poche et dessina en en temps record une forme géométrique complexe. Il n'eut plus qu'a apposer ses main sur le cercle. Je ressentis à cet instant une vibration. Ces mains, celles d'Ange, je les ressentaient comme les miennes et elles semblaient soumises à rude épreuve. J'éprouvais également une tension mentale, un effort de volonté énorme de la part du conjurateur. Une douleur cuisante me propulsa soudain en arrière, je crus avoir les doigts en miettes et les poignets brisés.

A terre, affaiblis, je sentis qu'on m'aidait à me relever. Autour de nous, les autres équipes continuaient de se battre. Je regardais la porte, frustré. Elle trônait là, toujours en travers de notre chemin. Les pensées d'Ange trahirent une angoisse, la peur de la mort et de l'échec. Le doute et la responsabilité de la défaite du bataillon aussi, dorénavant acculé entre la tour et les sinistres simulacres. Mais une onde de choc fit jaillir une lueur d'espoir. Dans un craquement assourdissant, un tourbillon emporta en un million de fragments la porte à l'intérieur du bâtiment. C'était ce même sort qu'il avait utilisé dans un autre rêve, qui lui avait permis de sauver cette petite fille, désormais orpheline, qui attendait qu'il lui rende visite à son retour de la guerre.

Tous se ruèrent à l'intérieur où il apparut vite que les morts ne les suivraient pas. Dès que le dernier des chevaliers encore vivant avait passé le seuil, la horde nauséabonde se désintéressa de leur sort et se dispersa, ne prêtant même pas attention aux cadavres qui jonchaient la cour. Des centaines avaient perdu la vie en quelques minutes.

J'assistais à tout cela, étrangement détaché. Aux limites de mes forces, je ne tenais encore debout que parce que Liam me soutenait. Monty se tenait prêt à tirer, face à l'extérieur, aux côté des autres sapeurs survivants. Je me rappelle encore que le commandant vint me féliciter, mais ses mots se perdirent dans un brouillard de douleur. Je regardais mes mains et ce que je vis ne me rassura pas. Rouges, enflées et ensanglantées, elles subissaient le contrecoup de l'utilisation d'un sort trop puissant pour moi. Les défenses de cette tour, tissées par le Nécromancien, se révélaient plus sophistiquées et puissantes que ce à quoi je m'attendais.

On vint me soigner. Bizarrement, nous semblions en sécurité dans cet endroit lugubre. Tandis qu'un médecin de campagne me bandait les bras, désinfectait mes mains et tentait, tant bien que mal, de me rafistoler, j'observais alentours, les pensées brouillées par la douleur et un sédatif léger.

Je dois dire aussi que, dans cet état, les pensées d'Ange, bien que brouillées, me parvenaient plus nettement, jusqu'à presque se confondre aux miennes et il m'est difficile d'expliquer ici à quel point nous ne faisions, en somme, plus qu'un.

Nous nous trouvions dans une vaste salle, semblable à la nef d'une cathédrale pervertie, immense, massive, sinistre. Nul ornement, ni aucune fantaisie dans ce cadre gris et terne ne venait casser la colossale monotonie de cet endroit. Pas de fenêtre, non plus. La seule lumière qui nous parvenait plongeait depuis l'extérieur par l'ouverture béante que j'avais dégagée. Un seul élément notable, en définitive, dans ce triste lieu : un escalier monumental, à peine visible dans la pénombre.

Avant que je ne m'éveille, perclus de douleurs dans les bras et les mains, une chose me frappa encore : nous étions plus de deux milles en entrant dans la cour, quelques minutes plus tôt. Autour de moi, il n'y avait guère plus que cinq ou six cents hommes.