Evasion
Pressée de quitter ce village et incapable d’attendre un jour de plus, la voilà partie, sac en bandoulière, baskets de ville et manteau long, à l’assaut de sa première randonnée.
Les marquages jaune et rouge semblent indiquer le GR de pays, elle suit la trace aisément, d’autant que d’autres marcheurs l’empruntent eux aussi. Elle évite soigneusement ces clones en short, tee-shirt respirant, sac à dos et bâton de marche. Comme s’il fallait, même en pleine campagne, un code vestimentaire pour marcher.
Après quelques kilomètres, le chemin de Saint-Jacques de Compostelle dévie du sien et les groupes disparaissent. Enfin seule au milieu des prés, le soleil d’altitude chauffe sa peau, contrebalançant la brise fraîche du printemps. Le sentier, bien balisé, sinue entre les murets de pierre moussus, s’enchaînent une succession de prés vert tendre, ondulants sur des reliefs doux et apaisants. Les points de vue sont dégagés, les haies clairsemées de bouleaux et de hêtres ne coupant guère l’horizon. Quelques bouts de forêts s’accrochent à flanc de collines, rendant le paysage plus varié et agréable encore. Les vaches tournent la tête sur son passage, tandis que les mésanges, elles, jouent entre les branches suivant sur son parcours.
Arrivée au premier hameau, un ancien, occupé à la tâche dans son étable, la dévisage avec étonnement, si surpris de rencontrer une citadine avec une telle coiffure, errant dans son patelin. Il retient son chien d’un sifflement sec, attiré par les mollets replets de l’inconnue. Elle ne lui décoche aucun regard, accélérant même l’allure pour retrouver l’odeur d’herbe fraîche plutôt que de subir les effluves de purin exhalées par la ferme.
Les minutes s’égrainent au rythme de ses pas, ponctuées par des touches de fleurs pastel, toutes aussi ravissantes les unes que les autres. Cette promenade bucolique lui permet de se recentrer, se nourrir de ces instants de solitude, en harmonie avec cette nature préservée.
Peu à peu, ses pieds commencent à chauffer, son épaule endolorie la tiraille et elle a soif.
Ada se reproche de ne pas avoir mieux préparé cette fuite, mais ravale son ressentiment et poursuit sa course. Un frisson lui parcourt soudain l’échine. Plus d’une heure de marche et l’embranchement à droite n’a pas été signalé. En tout cas, elle n’a rien remarqué. Elle s’arrête, place une main au dessus de ses yeux, scrute les environs, puis compare le relief à son plan. A coup sûr, elle a loupé le coche. Un peu plus loin, un sentier caillouteux se dessine à droite, elle décide de le prendre, une tentative audacieuse pour récupérer le tracé initial. Un brin d’appréhension au creux du ventre, la jeune fille se lance vers l’inconnu. Elle marche depuis trente minutes lorsqu’un rapace, un milan royal, vient parader au dessus d’elle, poussant un cri perçant en tourbillonnant. Elle replace sa mèche derrière l’oreille et repart d’un bon train. La nature devient plus menaçante lorsque son sentier débouche sur une parcelle de bois. Les aiguilles de pins tapissent le sol, les orties tendent leurs pièges urticants et les ronces aux griffes hérissées bouchent tout passage.
Déçue par cet essai infructueux, elle s’arrête à nouveau et sort son téléphone. Batterie à plat. Son énervement commence à poindre. Un seul choix, couper à travers champs pour retrouver sa route, le demi-tour étant l’option des faibles. Elle roule sous les barbelés et après plusieurs centaines de mètres, ses pieds s’enfoncent alors dans la tourbe, inondant ses orteils. La mouise. Un fossé imbibé d'eau parcourt le pré. Elle le longe à bonne distance et change son sac d’épaule. Ne pas flancher. Ses cuisses et ses mollets l’exhortent de stopper. Elle n’écoute pas. Après cette traversée erratique, elle peine à retrouver sa direction. S’en suit une traversée pendant plus d’une heure dans la campagne déserte, sans trouver âme qui vive, évitant les troupeaux. Au passage d’une énième clôture, son manteau s’accroche, Ada pousse un cri sous cette déchirure, se sentant prisonnière de ce périple absurde. Elle atterrit à quatre pattes sur une nouvelle piste beige et caillouteuse. Les fesses à même le sol, elle rumine sa défaite. Elle doit se rendre à l’évidence : elle est perdue. Droite ou gauche, elle ne sait plus. En se relevant, une crampe sournoise la tenaille. Face à l’attaque soudaine de son propre corps, elle craque, l’émotion déferle. Elle crie, tape des pieds, hurle. Personne n’est là pour subir sa colère. Juste le silence. Les larmes commencent à perler. Elle étire sa jambe sur un rocher, puis finit pas s’effondrer. Elle pleure. Elle pleure son sort. Elle pleure sa souffrance, sa peur et son angoisse. Une furie, une furie en sanglots. Dévastée par son échec, sa douleur, son impuissance.
Son corps s’exprime et elle ne peut plus rien retenir. Il a gagné le combat contre son obstination, son acharnement. Ada se retrouve nez à nez avec sa tristesse existentielle.
Les secondes s’allongent sur ce désert intérieur. Le silence revient.
Un écureuil profite de l'accalmie pour traverser le chemin et filer furtivement vers les branches d'un grand chêne.
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