Escale
Elle ajuste son foulard, bariolé de têtes de mort, autour du cou. Le froid s'immisce partout. Un bip. Elle farfouille dans son sac. Sa sœur.
― Salut Microbe, tu arrives à quelle heure ?
― 19h43 d'après le prospectus publicitaire.
― C'est la grande forme à ce que je vois !
Silence.
― Profite bien de la torture du huis clos alors, avant ta semaine en mode femme au foyer.
― J'y compte bien Barbie. Tchuss.
Ada sourit. Sa sœur la décrypte si bien. La seule sur Terre à réellement la comprendre et l'accepter.
La neige drape, petit à petit, les vallées lozériennes, réinstaurant un décor d'hiver en ce début de printemps. Les pins, serrés drus, remuent à peine sous les bourrasques, impassibles aux éléments. Le vent mordant ne parvient qu’à ébranler leurs cimes. Ada retire son casque pour mieux s'immerger. Sifflement aux jointures du verre. Musique de rails. Murmures de gosses au loin. Papier glacé, tourné, derrière son siège.
« Mesdames messieurs, nous allons entrer en gare d’Aumont-Aubrac, nous devons nous arrêter pour des raisons techniques. Nous nous excusons par avance pour ce désagrément. »
Ada fulmine, cela devait arriver, bande d'incapables. Le train ralentit et d’un bruit strident stoppe devant un bâtiment suranné, où le chef de gare, sifflet aux lèvres, s'active avec frénésie. Les passagers s'agitent, certains partent aux nouvelles, d’autres grommellent. Le mauvais temps s’invite parmi les voyageurs ; de longues minutes s’égrainent, glaciales. Prisonnière dans cette bétaillère de métal, Ada ronge son frein.
« Mesdames messieurs, à cause des intempéries, le trafic est interrompu. Les vents violents ont entraîné des chutes d’arbres sur la voie, au sud du département. Les équipes d'intervention font leur maximum mais ne peuvent s'engager à rétablir la circulation avant demain matin. Votre sécurité reste notre priorité. Nous vous demandons de bien vouloir nous excuser pour le désagrément occasionné, et nous mettons tout en œuvre pour vous assurer une solution alternative. »
Panique dans le wagon, éclats de voix. Ada soupire longuement et ferme les yeux. Quel merdier. Elle s’imagine déjà dans le bus de repli, serrée comme une sardine, avec une vieille aigrie à ses côtés, voire un mioche hurleur. Sans compter l’attente, puis le retard, augurant une arrivée à Béziers en pleine nuit, très probablement. Trop pour elle, hors de question. Sa décision est prise. Elle se lève puis sort sur le quai, parsemé de fumeurs, où l'air vif glace ses joues. Alors qu’elle s'avance vers l’agent d’un pas décidé, celui-ci la toise d’un regard circonspect, et tente d’éviter l’agression :
― Mademoiselle, un bus vient d'être affrété, il devrait arriver d’ici une demi-heure. Veuillez patienter avec le reste des passagers, dans le wagon, s'il vous plaît.
― On ne peut pas plutôt nous héberger ici, et repartir demain ? Je suis allergique au bus.
Interloqué, le front de l’homme se plisse. La tension est palpable. Il poursuit :
― Euh, je ne sais pas. Ce n’est pas prévu. En plus vous savez, il n'y a pas d'hôtel ici, que des gîtes de pèlerins.
Une moue désopilante se dessine sur le visage d’Ada, elle enfonce ses poings dans les poches de sa veste, puis balance un coup de pied dans un gravillon. Elle relève la tête et fixe l’homme d’un regard coriace. Il hésite, puis laisse échapper :
― Attendez ici quelques minutes, je vais refaire une annonce et je m'occupe de votre cas.
Il court vers sa cahute tandis qu’Ada observe les flocons danser, sous le halo du lampadaire jaune. Étrangement, ce village reculé l'intrigue. Elle se représente déjà des prêtres pédophiles, recueillant des marcheurs fatigués, autour d'une soupe aux poireaux fumante. Au pire, elle se carapatera dans sa cellule monacale, un crucifix ostentatoire planté au dessus de sa couche. Elle sourit. Sa curiosité harponnée et son choix confirmé.
La casquette bleue revient et se plante devant la petite femme bouledogue, désormais occupée à compter le nombre de mégots écrasés hors du cendrier. Ada attaque la première :
― Alors, c'est bon ?
Il soupire.
― Oui, le chef est d'accord pour reporter votre billet à demain matin, départ 9h56. Tous les gîtes sont complets à cause des vacances, mais il reste toujours de la place chez Thérèse. Dites-lui juste qu'Henri lui devra un service en retour. Par contre, la nuitée sera à votre charge.
― Ok. C'est où ?
Il lui tend une feuille de calepin, avec un plan succinct griffonné au crayon à papier, qu’Ada mémorise avant d’enfouir dans sa poche, pour éviter que les flocons ne le tachent.
La casquette perlée de givre tente un :
― À demain, bonne soirée.
Mais Ada, déjà à la grille du portillon, besace à l'épaule, ne répond pas, soulagée d'avoir échappé à l'enfer du bus bondé.
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