Dispute
― Salut Microbe ! Tu es enfin arrivée, ça fait plaisir !
Les deux sœurs s’étreignent fortement sur le quai de la gare de Béziers, un peu avant minuit.
― Oui désolée, j’ai eu des emmerdes en cascade, en plus mon portable était à plat, je n’ai pu le recharger que dans le train.
― Au moins tu as eu le temps de te reposer ?
― Ça va, coupe Ada un peu sèchement ne souhaitant s’attarder sur ses aventures.
― Allez zou ! direction l’appart’, les enfants ont hâte de te voir, ils ne voulaient pas se coucher avant ton arrivée.
Les deux jeunes femmes s’engouffrent dans la petite voiture qui file en trombe dans les rues désertes.
Au seuil de l’appartement, Ada marque un temps d’arrêt, se préparant mentalement aux cris de ses neveux. La porte à peine entrouverte, la tornade s’invite dans le couloir de l’immeuble sécurisé. Ils hurlent leur joie de retrouver tante Ada. Celle-ci les sermonne d’emblée, fidèle à son humeur massacrante. La petite famille pénètre dans le salon, à la décoration neutre et moderne, digne de figurer dans un magazine branché.
― Tu as vu, on a refait le parquet ? Et changé le canapé ? chante sa sœur.
Ada acquiesce mais elle ne voit que lui, son beau-frère affalé dans l’immense canapé, une bière à la main, la bedaine débordant de son pantalon. Il la salue d’une main sans même se lever. L’animosité entre les deux reste palpable malgré toutes ces années.
― Allez maintenant au lit, filez les bouts de chou !
Ada profite de l’occasion pour accompagner sa sœur, border les petits.
En passant, elle pose son sac dans le bureau sur le clic clac des invités, avant d’embrasser les terreurs gesticulant sous leurs couettes.
Cette nuit-là, l’adolescente ne ferme pas l’œil de la nuit, elle tourne et retourne dans la pièce surchauffée, agacée par les ronflements intermittents et les sirènes de pompiers, ses pensées perdues entre les paysages d’Aubrac et le chaudron bouillant d’une vieille sorcière.
Les cheveux en pagaille, elle est réveillée en sursaut par deux boules d’énergie qui sautent sur son lit. Son calvaire commence.
Les jours s’enchaînent entre visites au parc, détour à l’étang de Thau, cerf-volant à la plage, dessins animés et fast-food dégoulinant. Ada s’ennuie ferme. Heureusement, la connexion haut débit lui permet quelques instants d’évasion dans ces journées insipides.
Le samedi soir, sa sœur vient frapper à sa porte.
― Ça va microbe, t’as pas l’air dans ton assiette ?
― On va dire que c’est pas l’éclat’, ça manque de rave-party et de tequila paf.
― T‘es pas au bon endroit, c’est sûr... Mais c’est quand même mieux qu’au milieu des bouseux ou dans ton pensionnat miteux, non ?
Ada ravale sa salive.
― Barbie, je peux te poser une question ?
― Je t’écoute.
― Qu’est-ce que tu fiches encore avec lui ? T’en as pas marre de cette vie de beauf ?
Sa soeur se raidit, puis la gifle sous le coup de la colère.
― Tu peux parler toi, incapable de te lier à quiconque, je suis la seule personne qui t’aime et tu me juges. C’est bon, vas-t-en maintenant et reviens quand tu seras moins prétentieuse et capable d’accepter l’autre tel qu’il est !
L’adolescente accuse le choc. Elle réagit aussi violemment : ses habits tassés dans le sac, elle sort de l’appartement en claquant la porte.
Elle erre dans la fraîcheur enivrante de cette nuit d’Avril. Quelques phares éclairent la ville. Elle court. Elle perd pied. Elle jure. Comment sa sœur peut être si bête pour s’enfermer dans une vie pareille ? Elle ne voulait que son bien, même si elle a manqué de tact. Quoi qu’elle aurait pu balancer des trucs bien pires à l’égard de son mec. Décidément, les gens sont cons.
Ses pas l’amènent à la gare, où elle décide de rentrer sur Paris. Fin de vacances précipitées, sans doute mieux ainsi.
Elle croise des vagabonds endormis sous des cartons. Elle prend son billet et part se réfugier sur le quai. Elle met ses écouteurs et assise contre un distributeur automatique, regarde la nuit défiler. Au petit matin, le sel lui pique les joues. Sa détresse est révélée aux yeux du monde, à grands traits de mascara. Certains passants la dévisage. Elle s’en fout, elle n’est plus là, elle est ailleurs, loin de ce paysage urbain déshumanisé, tapie au fond de ses pensées lugubres.
Son train annoncé, elle monte dans le wagon du retour et s’enferme dans les toilettes sordides pour pleurer ses relents de solitude.
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