Chamboulement
Ada roulent les dés dans ses mains. La lettre de Thérèse ouverte sur la table. Elle baille. La vaisselle brille sur l’égouttoir et un fumé de pommes sautées continue d’embaumer la salle. Jamais elle ne se serait cru capable d’affronter cette situation, aussi calmement, depuis trois jours. Elle doit bien admettre que Lucas se démène en cuisine. Il s’occupe même du nettoyage des chambres. Il semble dans son élément ici. Comme s’il était fait pour reprendre le flambeau. Et elle, pour la première fois, elle ne fuit pas face aux difficultés. Elle affronte, s’affirme.
Parfois les liens se renforcent avec les obstacles.
Elle jette les dés. Brelan de cinq. Sourire de nostalgie. Thérèse l’aurait détestée.
Paradoxalement, son absence physique a renforcé leur complicité, grâce à cette lettre.
Lucas, lui, l’apaise avec sa simplicité et son pragmatisme. Cet homme si différent, si terre à terre, la complète bien. En plus leurs regards, ces jours-ci, ne laissent plus trop de place au doute. Il lui plaît, elle lui plaît. Tous les matins dans la voiture, ses encouragements lui font l’effet de piqûres d’énergie, et le soir, elle est ravie de lui annoncer le verdict, partager ses états d’âmes.
Elle a déjà eu des copains, oui, mais rien que de l’attirance physique. Du désir pur. Jamais cet attachement réfléchi. Serait-ce de l’amour ? Elle s’interroge sur ses sentiments.
Ah, si Thérèse était là, elle lui demanderait peut-être conseil.
Elle prend une feuille blanche, un stylo, et commence à noircir la page de griffonnages frénétiques. Thérèse doit avoir la réponse, elle sait tout. La jeune femme se laisse aller dans sa lettre, elle se livre sans filtres, déballe son passé, ses doutes et ses envies.
Il est minuit lorsqu’elle referme la lettre et la glisse dans l’enveloppe adressée à son amie.
***
Le lendemain matin, un homme grand, sec, à lunettes rondes rentre dans la chambre 469. Il tient les résultats d’analyse dans ses longues mains froides.
- Bonjour Madame Ravajols, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
- Bonjour docteur. Je me sens fatiguée.
- Vos résultats montrent que vous ne réagissez pas comme nous le souhaitions au traitement.
- La nature me manque. Mon corps la réclame.
- Nous allons tenter une nouvelle approche, un autre traitement. Mais je dois vous dire que votre état est sérieux.
Le cœur se pince dans la poitrine de la vieille femme.
- Laissez-moi sortir. S’il vous plaît, je veux m’en aller, je dois m’en aller.
- Votre santé ne le permet pas.
- Vous m’écoutez ? Je veux partir.
- Calmez-vous, ce n’est pas bon dans votre situation. Je vais demander un comprimé à l’infirmière pour vous soulager.
Elle le fixe avec les yeux du diable. Il reprend :
- Avez-vous déjà pris vos dispositions en cas de problème ?
Interloquée, Thérèse comprend qu’il parle de ses obsèques.
Un silence pesant s’installe. Il sort en s’excusant, trouvant un prétexte pour laisser réfléchir sa vieille patiente.
Thérèse contemple le mur, le regard vide, et après quelques minutes, ferme ses paupières et s’imagine gambader dans la forêt.
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