Histoires d'Eau
Mon inspiration doit avoir un rapport avec l’eau.
Je ne parle pas de la beauté d’un lac de montagne, de l’invitation au voyage des océans ou de la mélancolie de la pluie. Non, mon inspiration est liée à l’eau, en tant que matière.
Les meilleures histoires me viennent sous la douche. C’est une sensation étrange ; dès que la pression du jet frappe mes épaules, c’est un déferlement d’idées qui s’abat sur moi, comme si chaque molécule d’eau m’en proposait une, la développait pendant qu’elle roule sur ma peau, pour disparaître ensuite dans le siphon ! Et ces idées s’entrechoquent, en forment des plus complexes, explorent de nouvelles pistes au rythme des gouttes qui perlent sur moi, fusionnent et se divisent sur les chemins qui mènent de mon crâne vers mes orteils.
Si personne ne toque à la porte pour me rappeler à mes obligations parentales, professionnelles ou écologiques, je passe littéralement des heures sous la douche, noyé dans mes pensées. Le temps n’a plus cours, le monde n’existe plus. Mon esprit est tout entier à l’écoute.
Hélas, ce miracle a un prix, et je ne parle pas uniquement de la facture d’eau : dès que je coupe le robinet et que je pose un pied sur le carrelage froid de la salle de bain, tout est fini. Toutes ces belles idées s’évaporent à mesure que je me sèche.
Je me plais à imaginer que ce phénomène possède une vraie explication ; on pourrait évoquer une sorte de mémoire de l’eau spirituelle, à laquelle n’aurait pas pensé Benveniste. Et pourquoi pas ? L’eau est présente partout. Chaque goutte a parcouru plusieurs centaines de fois le tour de la planète, à travers les nuages, les fleuves et les courants marins. Chacune a connu les ères géologiques de la Terre, les millénaires de petites et grandes histoires humaines, depuis la formation des premiers océans jusqu’à la pile à combustible. L’une d’entre elles pourrait être la première goutte du Déluge, ou la dernière... Une autre aurait éteint le grand incendie de Londres de 1666, ou lavé les premiers cristaux d’aspirine synthétisés par Charles Gerhardt. Elle pourrait avoir été la goutte de sueur sur la tempe d’un soldat, dans une tranchée de Verdun, juste avant l’assaut, la goutte de vin qui a vibré au son de la Neuvième Symphonie de Beethoven lors de sa première représentation à Vienne, ou encore la buée qui s’est condensée sur les hublots d’Apollo 11, à l’approche de la Lune. Peut-être que celle-ci m’est parvenue depuis des mondes lointains, arrachée à un anneau de Saturne par l’attraction de sa lune Encelade, après avoir couvert des distances inimaginables à dos de comète.
Toutes ces idées ne seraient que la transmission fugace de leur mémoire qui, mélangée à celle de milliers d’autres, créerait de fabuleuses histoires.
Lorsque je réussis à en capturer une, c’est comme si je mettais mes mains en coupe pour la boire. Je dois me hâter, puisqu’il m’est impossible de la retenir sans qu’elle finisse par s’écouler entre mes doigts. Une fois couchée sur le papier, versée dans une éprouvette, je peux enfin la manipuler à loisir.
La suite n’est qu’un long processus d’écriture, une expérience de chimie complexe, où se mêlent distillation et précipitation, aux résultats parfois trop basique, ou trop acide.
Et souvent, ça explose.
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