Abîme

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Il était le meilleur.

Personne ne lui échappait, et il échappait à tout le monde. Personne ne le connaissait, et il connaissait tout le monde. Il était l’assassin parfait : méticuleux, discret, ponctuel et infaillible. Ses pairs lui reconnaissaient un style élégant, raffiné, et des méthodes subtiles dénuées de toute violence. En trente ans d’activité, il n’avait jamais refusé un contrat et il n’avait jamais échoué.

Un dernier et il prendrait sa retraite. Tout était déjà prévu : quelque part au Canada, au bord d’un lac ignoré de tous, se trouvait une grande propriété, desservie uniquement par hydravion. Le personnel y attendait, depuis dix ans, un généreux homme d’affaires devenu milliardaire grâce à de judicieux investissements boursiers.

Toutefois, cet ultime contrat lui posait problème.

Penché au-dessus du parapet, il contemplait la Seine qui s’écoulait paresseusement le long des piliers du vieux pont. Le ballet des péniches glissant entre les arches lui rappelait des balles qu’on insère dans le barillet d’un revolver. Combien en avait-il vu ? Quarante, cinquante ? Quarante-deux, très exactement. Son métier n’admettait aucune approximation.

Parfois, à l’occasion de promenades dans des lieux familiers de Paris, il revoyait le visage de ses victimes dans leurs moindres détails. Il se remémorait leur vie triste ou débridée, leur emploi du temps à la minute près, les prénoms de tous les membres de leur famille. Il se souvenait du mode opératoire, de leur dernier mot, de leur dernière volonté. Puis ils disparaissaient de son esprit, comme ces touristes souriants qui le saluaient avec un air idiot en contrebas, depuis le toit de leur bateau-mouche, et qui, eux-mêmes, l’oubliaient aussitôt, une fois de l’autre côté.

Il ne devait pas commettre d’erreur ; il ne pouvait pas se le permettre. Sa réputation était en jeu. Tout ce qu’il avait construit pendant ces longues années serait réduit à néant au moindre faux pas.
Il ouvrit le roman qu’on lui avait conseillé d’emprunter dans une bibliothèque du Marais ; le seul exemplaire disponible, bien entendu : *L’Assassin Royal* de Robin Hobb, de la littérature fantastique à laquelle il goûtait peu, et dont le choix révélait un humour douteux. Son commanditaire avait repassé les caractères de certains mots avec une encre plus sombre, l'obligeant à parcourir l’intégralité du texte, à la lumière crue d’une lampe au néon, pour y décrypter la désignation de la cible. Plusieurs fois pour s'assurer de ne rater aucune instruction. Il avait retenu le numéro de chaque page et de chaque ligne, et la position de chaque mot : « Le plus grand assassin de tous les temps ». Telle était l’identité de la personne qu’il devait éliminer.

Ce message le laissait perplexe. Il ne s’attarda ni sur son employeur ni sur ses motivations. De vaines questions, qui resteraient sans réponse, une perte de temps qui ne l’aiderait en rien dans l’exécution de sa mission. L’efficacité exigeait de se concentrer sur des éléments concrets et utiles.

Pour commencer, il lui fallait préciser la signification du mot « assassin », et ainsi définir le groupe de référence duquel il extrairait « le plus grand ». Était-ce simplement une personne qui tue d’autres personnes, tel un vulgaire meurtrier ? Ou un tueur sur commande, à l’instar des militaires et de leur gouvernement ? Ou encore un individu qui gagne sa vie en monnayant celle des autres ?

« Le plus grand ». Devait-il comprendre le plus grand en taille ? Sans doute pas. Quels étaient alors les critères à prendre en compte pour qualifier la compétence d’un assassin ? Le nombre de victimes, leur renommée, leur rang social ? Le chiffre d’affaires, le délai d’exécution ? Le style, l’imagination ?

« De tous les temps ». Des recherches historiques se révéleraient nécessaires, pour trouver les assassins célèbres à travers la grande Histoire et les petits faits divers d’actualités, une tâche titanesque, *a priori*. Du reste, il considérait que la discrétion était une qualité indispensable dans cette profession et que, de ce fait, le plus grand assassin de l’Histoire devait être un parfait inconnu. Les bibliothèques et les archives ne seraient donc d’aucun secours.

Puisqu’il n’arriverait pas à identifier sa cible, en violation de tous ses principes, il réfléchit au contexte du contrat. Pourquoi lui, pourquoi cette cible ? Là résidait le vrai message.

Les passants ne voyaient qu’un vieil homme pensif qui s’attardait sur la Seine. Immobile, son visage ne reflétait aucune expression et masquait l’étincelle qui jaillit dans ses yeux. Personne n’aurait pu se douter que ce paisible vieillard enjamberait le parapet et se jetterait dans les tourbillons du fleuve. Un suicide, rien qu’un drame de la vieillesse et de la solitude ; une personne âgée disparue, comme tant d'autres, dans l’anonymat le plus complet.

Il avait été désigné dans ce message. Exécutant et exécuté. Ci-gît le plus grand assassin de tous les temps. Jamais il ne refusa un contrat, et jamais il n’échoua.

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