Podpolkovnik

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Le claquement caractéristique de la machine lui indiqua que son café était prêt. C'était aussi le signal qui, depuis plusieurs mois, rythmait le début de son service. Il remua une petite cuillère dans la tasse bien qu'il n'eût pas mis de sucre ; c'était pour lui un moyen de le refroidir et de se concentrer avant sa prise de fonction, une routine immuable que rien ne devait perturber. Et il priait tous les jours le Seigneur pour que ce fusse toujours le cas.

En sortant de la salle de repos, il emprunta les longs couloirs tristes constituant le dédale gris-béton du bâtiment dans lequel il travaillait. Il connaissait le trajet par coeur, comptant toujours le même nombre de pas entre chaque porte et chaque embranchement, ce qui le rassurait : les distances dans le bâtiment n'avait pas changé depuis la veille, ni celles qu'il parcourait avec sa longue foulée. Si les premières avaient peu de risques de varier en une journée, un changement de démarche aurait pu être signe de nonchalance ou de stress. Et il ne pouvait se permettre ni l'un ni l'autre.

Arrivé enfin devant la porte de la salle, il frappa trois coups. Après quelques secondes, qu'il mit à profit pour lisser le tissu de son pantalon, un jeune visage à l'air grave le fit entrer. Il salua le personnel présent dans l'obscure salle de travail avec froideur et, d'un mouvement imperceptible du menton, signifia à celui qui occupait le siège que sa garde était finie. Ce dernier se leva avec calme et sortit de la salle sans plus de cérémonie. Il s'asseya à son tour et rangea son espace de travail avec minutie : les crayons dans le pot, penchés vers la porte d'entrée, les feuilles blanches bien tassées pour n'en voir qu'une, le bureau bien aligné par rapport au mur et l'écran bien en face de ses yeux. Comme tous les jours. Et en espérant que le lendemain soit aussi monotone.

Il alluma son écran et entra son code d'accès. L'écran resta noir, comme éteint. Il le fixa patiemment, les bras posés autour du clavier, son visage fermé n'affichant aucune expression. Dans la pénombre, il put enfin discerner la faible lueur verte qui émanait du tube cathodique. Il tapa quelques commandes au clavier et après quelques secondes, il put se caler au fond du siège, les yeux rivés sur la matrice de pixels qui lui faisait face.

Cela faisait plusieurs heures maintenant qu'il était en poste. La nuit était bien avancée et fort heureusement, elle avait été d'un ennui total. Après un étirement coupable, il changea de position pour équilibrer la tension dans son dos et se remit à son activité préférée : compter le nombre de pixels de chaque caractère affiché. Soudain, un voyant rouge se mit à clignoter en haut à droite, dans la partie réservée aux alarmes. C'était plus qu'inhabituel, c'était plus que rare. De mémoire d'homme, ça n'était jamais arrivé.

Il bascula vers un second écran et l'activa. Celui-ci mit également quelques secondes avant d'afficher autre chose qu'un rectangle d'une noirceur insondable. Une lueur verte apparut de même, sous forme de tache dans un cadran. Comme pour donner de la réalité à cet évènement hautement improbable, il toucha la tache d'un doigt tremblant. Alors qu'il avait une main sur le téléphone, quatre autres taches apparurent sur la même trajectoire. Il les compta plusieurs fois. Cinq. Cinq. Encore cinq. Il raccrocha le téléphone et attendit quelques secondes supplémentaires. Cinq. Toujours cinq.

Il avait été entrainé pendant des années pour ce moment. La procédure était limpide. Un coup de téléphone, un seul, et le rouage qu'il était dans cet énorme mécanisme entrainerait un mouvement d'une inertie inimaginable. Les conséquences de son action ou de son inaction seraient de toute manière funestes.

C'est alors qu'au lieu d'agir, il prit le temps de réfléchir pour résoudre une équation qui avait des milliards d'inconnues et pourtant un seul résultat tragiquement prévisible. Il alla voir son supérieur, surpris de voir cet homme dans son bureau plutôt que devant ses écrans. Il prit la parole et exprima sa pensée sans retenue, car chaque seconde comptait littéralement.

— Mon colonel, Krokus nous indique cinq missiles intercontinentaux Minutemen III lancés depuis la base de Malmstrom, détectés par le satellite Cosmos 1382. Je recommande de lever un simple rapport de fausse alerte.

Le colonel, lui aussi entrainé à gérer une telle situation, prit note de l'observation et de la suggestion.

— Quelle est votre analyse, lieutenant-colonel ?

— Mon colonel, que ce soit les Américains ou nous, si une attaque de ce type devait avoir lieu, ce ne serait pas cinq missiles qui seraient lancés mais tous ceux qui sont disponibles.

Le colonel, impassible, acquiesca de la tête.

— Je partage votre analyse. Je transmets votre rapport.

Après quelques secondes de silence solennel et pesant, il reprit la parole sur un ton plus personnel.

— Podpolkovnik Stanislas Petrov, avez-vous conscience que dans quelques secondes, vous serez peut-être un de nos plus grands héros nationaux ?

— Je me contenterai volontiers d'être le mari de mon épouse et le père de mes enfants dans un pays en paix, mon colonel.

Les analyses montrèrent que le système informatique d'alerte précoce des attaques par missile avait connu une défaillance et avait confondu la réflexion des rayons du soleil par les nuages avec le dégagement d'énergie de lancements de missiles.

Quelques semaines après cet incident, Stanislav Petrov quitta son poste, accablé par le stress accumulé lors de ces quelques secondes de vie. Quelques mois plus tard, il reçut une décoration "pour mérites rendus à la Patrie au sein des forces armées". Quelques années plus tard, après la chute du Mur de Berlin, lors de la divulgation de cet incident, il fut surnommé "l'Homme qui a sauvé le Monde" et reçut des prix dans le monde entier.

La seule réponse qu'il donna à cette soudaine notoriété vaut la peine d'être citée sans être romancée :

"Je n'ai rien fait de spécial, c'était mon travail. j'ai simplement fait mon travail, et j'étais la bonne personne au bon moment, c'est tout. Ma femme n'en a jamais rien su pendant 10 ans. "Mais qu'as-tu fait alors ?" m'a-t-elle demandé. Rien, je n'ai rien fait".

Stanislav Yevgrafovich Petrov est mort le 19 mai 2017 à 77 ans. Des milliards de personnes lui doivent probablement la vie.

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