Mépris, Méprise

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Après avoir dégusté dans un silence complet les saveurs relevées, Flavia quitta la table, pressée par le besoin de se rafraîchir. Un anticyclone s’était installé sur la région, ce qui arrivait parfois en ce début d’automne, maintenant une touffeur lourde et moite. Mais la météo n’était pas seule responsable des chaleurs qui l’étiolaient.

Les piments incorporés dans la recette avaient empourpré ses joues et tenaillaient ses entrailles. Loin de connaître les vertus aphrodisiaques du condiment, elle mettait son état sur le compte de l’éprouvant tête-à-tête qu’elle venait de subir avec le revêche mafieux.

Après le repas, Marco s’était éclipsé sans qu’elle sache où il comptait aller.Elle monta prendre une douche glacée, aussi bien pour se purifier de la sueur qui humidifiait désagréablement sa peau que pour se débarrasser de l’incendie qui couvait en elle.

En sortant de la salle de bain, elle constata, dépitée, que cela n’avait servi à rien : la moiteur avait repris ses droits sur son corps et le feu la dévorait toujours intimement.

En effet, selon une habitude de longue date, les moments qu’elle passait sous l’eau ruisselante suscitaient une cogitation intense sur des sujets divers, et ce jour, l’image du tueur ne la quittait plus.

Un bruit de tronçonneuse attira alors son attention. Enfilant à la hâte une courte robe en voile de coton, elle se précipita à l’extérieur pour découvrir l’origine de ce vacarme.

Marco, muni d’une scie à chaîne, débitait les branches mortes des néfliers de Naples qui entouraient la demeure. Son geste était assuré, il était évident qu’il savait ce qu’il faisait.

Sous son action experte, les tronçons de bois se fracassaient au sol, les uns après les autres, dans un craquement régulier qui jurait avec la tranquillité du lieu.

Juché sur une haute échelle, il trônait à demi-nu, tel un Sylvanus moderne. Le mafieux napolitain lui évoquait le dieu tutélaire des forêts, souvent représenté dans le plus simple appareil, une serpe à la main.

Dans sa fascination, elle ne put s’empêcher de détailler les muscles puissants, tendus par l’effort, cuivrés par le soleil et satinés par la transpiration.

Pour s’arracher à cette dangereuse contemplation, elle se réfugia dans la semi-fraicheur de la cuisine. Que pensait-il faire à présent ? Il se comportait en maître des lieux, en prenant des initiatives chez elle. Devait-elle s’en sentir contrariée, ou le remercier de l’aider dans une tâche qu’elle ne pouvait accomplir elle-même ?

Cette interrogation ne la préoccupa pas longtemps, elle ne pouvait se montrer ingrate envers le caporegime qui lui avait rendu service plus d’une fois. Elle fit couler de l’eau pour en remplir un grand verre, et y ajouta un peu de jus de citron pour rendre la boisson vivifiante.

Par déformation professionnelle, elle avait déposé la limonade sur un petit plateau en argent qui était conservé dans le vaisselier. Mais il était plus aisé de transporter ce genre de fardeau sur un sol égal, même juché sur de hauts talons, que sur le gravillon de l’allée qui roulait sous ses pieds.

Le vent de sud-est, le Garbino, l’enveloppa, faire le moindre effort devenait pénible sous cette chaleur de fournaise.

Du haut de son instable promontoire, pourtant attentif à son exercice périlleux, Marco l’aperçut avancer à sa rencontre d’un pas peu assuré. Le soleil déclinant nimbait d’or ses cheveux, et la fine robe à bretelles virevoltait autour d’elle.

— Fais attention, lui lança-t-elle, alors qu’il glissait lestement au pied du néflier.

L’homme haussa les épaules à cette mise en garde.

— J’ai souvent fait les vendanges à Lusciano, ce n’est pas ce petit néflier qui va me faire peur, déclara-t-il en levant un sourcil d’un air hautain.

— Il n’est pas si petit, pourtant… fit-elle observer. En effet, l’arbre avoisinait les six mètres de hauteur, il lui paraissait gigantesque, même à côté des cimes élancées des cyprès.

— Tu ne connais pas la spécificité des vignes de l’Asprinio di Aversa ?

En guise de réponse, la jeune fille secoua la tête, pinçant les lèvres en une moue boudeuse d’ignorance.

— Eh bien, il faut croire qu’on n’apprend pas tout dans tes bouquins. Pourtant, tu devrais le savoir, d’abord, parce que c’est tout près d’ici, et c’est péché de ne pas savoir ça. Le pire, c’est que ce sont les Romains qui ont développé ce système de culture en hauteur pour libérer l’espace en dessous. Les vignes sont enroulées autour des troncs de peupliers centenaires et le raisin pousse à vingt mètres au-dessus du sol. C’est là que les vignerons vont le chercher, perchés sur des échelles qui n’ont pas la moitié de la largeur de celle-ci.

Sur ces paroles, il se saisit sans un remerciement du verre et le vida d’un trait.

— Tu ne t’es pas plus occupée de tes arbres fruitiers que du reste. A cause de ça, ils risquent de ne pas produire. Un beau gâchis, mais ça, tu ne t’en soucies pas, évidemment.

Flavia restait figée sous les remontrances. C’était la première fois que le tueur était aussi volubile, et c’était pour l’accabler de reproches.

— Comment sais-tu tout cela ? furent les seuls mots qui lui vinrent à l’esprit, surprise par les remarques acerbes.

— Parce que j’ai vu toute ma vie mes parents, et avant eux mes grands-parents, batailler à vivoter de l’exploitation d’une ferme agricole qui ne fait pas le tiers de ton domaine. Ce sont des travailleurs acharnés qui ont l’amour de la terre, contrairement à toi. Tout t’est tombé tout cuit dans le bec, et tu n’es pas fichue de faire un effort pour t’en montrer digne. Caste de profiteurs, inutiles ! siffla-t-il entre ses dents, la fusillant du regard.

En ce moment, la fureur l’aveuglait, une haine viscérale surgie du fond des temps, celle du paysan s’échinant laborieusement pour un seigneur oisif et frivole. Il était pourtant difficile de discerner dans la simplicité de son hôte un membre de cette caste privilégiée.

— C’est comme ça que Madame la Baronne remercie son serviteur d’avoir fait la besogne qui lui incombe ? reprit-il sur un ton sarcastique.

Il la regardait avec un insoutenable mépris à présent, et en retour, elle se décontenançait sous ses yeux furibonds. Elle en aurait pleuré, de le voir, lui, celui que son cœur chérissait par-dessus tout, la couver de cette expression de haine. Il était pourtant magnifique dans sa fureur, tout de muscles laineux, sa peau d’airain luisant sous les rayons brûlants. Ses sourcils froncés ne dissimulaient pas les éclairs noirs qui la foudroyaient d’une intensité inhabituelle.

Sa poitrine se soulevait douloureusement, elle en aurait souhaité de ne plus respirer pour que le calvaire s’arrête. Un pli creusa les joues de l’assassin, alors que ses pupilles s’étrécissaient. On eût dit un fauve prêt à fondre sur sa proie.

Brusquement, il lui prit le plateau des mains et le jeta à terre. Enroulant le bras autour de sa compagne, il lui fit faire volteface, la positionnant dos à lui, face au tronc de l’arbre.

Ses mains recherchèrent les cuisses sous la jupe, en prenant possession d’un geste autoritaire.

Elles ne s’attardèrent pas et remontèrent sur le fin tissu de la robe, le long du ventre frémissant, des seins, qu’elles empoignèrent sans douceur. Flavia retenait sa respiration sous l’assaut. Elle avait tant désiré une telle initiative, elle aurait dû s’en délecter. Mais le blâme dont il l’avait accablée avait fait naître en elle des sentiments contradictoires qui la paralysaient.

Les mains reprirent leur course sur son corps, suivant la ligne des épaules jusqu’aux coudes, puis aux doigts fébriles. Mais au lieu de les enlacer comme elle en aurait rêvé, elles les arrimèrent aux branches basses de l’arbre.

Elle se soumit aussitôt à l’ordre implicite et agrippa le bois, alors que les mains lui relevaient les fesses, cambrant son dos pour la préparer à l’accueillir.

Etourdie par l’hostilité qui émanait toujours du tueur, elle obtempéra, se tendant vers lui, baissant la tête en signe de soumission. Au fond, elle était avide de ce qui suivrait.

La brise qui la caressait lui faisait sentir à quel point son désir ruisselait pour lui, se faisant fraîche entre ses cuisses. La culotte se collait à sa fente, assombrie par le fruit de son excitation. Elle était positivement indécente ainsi. Une pensée aussi humiliante qu’excitante traversa furtivement son esprit. Le spectacle qu’elle offrait à son amant la ramenait à ses yeux et à ceux qui la contemplait à celui d’une chienne en chaleur, qui se donnait à la saillie, sans pudeur, tel un objet de plaisir. Moins qu’une putain puisqu’elle le faisait sans contrepartie, uniquement motivée par le contact délicieux du membre vigoureux qui lui fouillerait les entrailles. Était-ce ainsi qu’il la voyait à ce moment précis ? Se doutait-il qu’il était le seul qu’elle désirait... non, qu’elle aimait ?

Une sensation cuisante la ramena à la réalité.

Toujours sans aménité, l’homme lui avait retiré le sous-vêtement en tirant vigoureusement dessus, irritant la peau délicate au passage du tissu tendu jusqu’à la rupture.

La jeune fille perçut le son métallique d’une boucle de ceinture qu’on ouvrait, la délivrance approchait. Elle ferma les yeux pour savourer ce moment qu’elle avait tant attendu.

Mais avant que le sexe de son amant ne s’aventure en elle, une main repoussa ses cheveux dans le creux de son épaule, pour dégager sa nuque.

Pourquoi ce geste presque délicat, au milieu de tant de rudesse ?

Mais cette impression fugace disparut quand le sexe s’introduisit agressivement en elle, sans difficulté, guidé par la moiteur succulente qui l’invitait. Contre toute attente, la suavité de ce contact tendre et tiède l’exaspéra aussitôt.

— Tu aimes ça, hein ? C’est pour ça que tu te donnes sans compter. Tu fais pareil avec les autres, bucchina ?

Cette idée d’elle dans les bras d’autres hommes l’enragea davantage. Cela lui était insupportable et il ressentit croitre, irrésistible, une pulsion vengeresse.

L’injure avait porté à la jeune fille un coup fatal. Toute la magie du moment s’était immédiatement éclipsée, sous la violence de l’insulte.

Et à la violence des mots répondit bientôt celle des gestes. Agrippant les haches chétives, il commença à lui asséner de féroces coups de rein. En se déchainant sur elle, ses ongles s’étaient incrustés dans la chair pâle pour la ramener sans cesse vers lui, après l’avoir repoussée âprement.

Bousculée par les secousses régulières, Flavia était assaillie par mille sensations contradictoires : son désir pour Marco, le plaisir qu’elle trouvait dans la soumission et dans ce brutal accouplement, mais cette enivrante mixture était viciée par l’implacable animosité que lui vouait le mafieux.

C’était uniquement la profonde aversion qu’elle suscitait chez lui qui avait provoqué cette étreinte, et non la passion qu’elle recherchait désespérément. Elle l’avait compris, mais elle n’avait pas la force de le rejeter, ne serait-ce que par fierté. Son cœur pleurait alors que son corps se rendait. Cependant, elle ne parvint pas à accompagner le mouvement du bassin, comme elle en avait envie. Elle était passive, cramponnée aux branches qui grinçaient sous la contraction de ses muscles.

La souffrance aigüe qui la déchirait tout entière, elle se prit à en jouir, à jouir de son avanie. Il la détestait, mais elle se détestait tout autant. Dans la tourmente, elle se repaissait de sa douleur, affreusement rudoyée par les va-et-vient. Cela montait, montait en elle, ce mélange de plaisir et de douleur, puis cela explosa. Le torrent impétueux la submergea dans un gémissement étouffé. L’homme sentit l’extase se répandre du plus profond d’elle-même, et dû ralentir pour n’être pas emporté du même coup.

Cela lui aurait semblé une ignominieuse reddition, que son orgasme dépende du sien.

Quand les convulsions se furent calmées sur son sexe, il martela de plus belle la croupe qui ployait progressivement sous la cadence endiablée de la saillie.

A présent, elle refaisait surface, et la froide réalité la percutait de plein fouet en même temps que l’aine tyrannique qui la heurtait. Toute l’horreur de la situation se présentait à elle, dans son esprit se confondaient malgré elle ce coït et le viol dont elle avait été victime. Ses deux tortionnaires avaient en commun qu’ils la haïssaient et qu’ils voulaient la blesser dans sa chair en l’avilissant.

Derrière elle, l’homme vit son buste se soulever en saccades, secoué de sanglots silencieux, de même qu’il la sentait se dérober sous lui. Les doigts qui s’accrochaient à l’arbre frémissaient, trahissant la faiblesse qui prenait la jeune fille.

La colère qui l’animait s’évanouit tout à coup. Avec elle, la tension sexuelle qui le gouvernait retomba tout à fait, et il s’écarta du corps pantelant. Bien qu’il refusât de se l’avouer, il lui était impossible de continuer à s‘acharner sur elle alors qu’elle chancelait ainsi contre lui. Le souffle chaud du Garbino s’enroula à nouveau autour d’elle, elle réalisa qu’il l’avait lâchée. Elle se retourna péniblement pour lui faire face, cherchant une réponse à ce brusque abandon.

De son côté, il s’en voulait d’avoir été aussi brutal. Les tremblements qui traversaient le corps de la jeune fille, les larmes amoncelées au coin de ces yeux, il regrettait tout cela.

Comme il la sentait prête à défaillir, il enlaça ses bras autour de sa taille et la retint contre lui. Elle était si frêle, il lui sembla qu’il aurait pu faire plusieurs fois le tour de ses hanches tellement elle était fine.

Les iris verts le fixaient, désemparés, bouleversés d’avoir senti en son amant un bourreau, le comparant involontairement au Boss, son ennemi.

Marco la dévisageait aussi, maudissant son accès de fureur. Il détailla ses grands yeux assombris par le tressautement des longs cils, ses joues enflammées, les lèvres rosées toujours haletantes. Un besoin irrépressible d’y déposer les siennes envahissait son esprit, pour apaiser son trouble, et peut-être, lui demander pardon de l’avoir malmenée.

Alors qu’il s’apprêtait à laisser libre cours à cette envie, la cloche de l’église du borgo sonna au loin quatre heures. Un sursaut de fierté traversa la jeune fille. Ce fut comme une décharge qui électrisa tout son être, lui donnant l’énergie de s’extraire de la poigne de fer.

— Si tu n’as plus besoin de moi, je rentre réviser, déclara-t-elle sèchement, contenant son malaise.

Dépité, l’homme la regarda s’éloigner vers la grande bâtisse blanche. Ces dernières paroles résonnaient dans son âme. Avait-il besoin d’elle ?

D’un pas fébrile, Flavia s’était réfugiée au sein de son berceau ancestral. Désormais protégée par ses murs épais, sa solide porte qu’elle avait claquée derrière elle, elle se laissa aller aux larmes. Ces larmes, elle les avait pourtant retenues jusque là afin de dissimuler au mafieux tout excès de sensiblerie.

Recroquevillée sur elle-même, il lui semblait toujours sentir l’étau des mains du mafioso sur ses hanches, et dans son cœur. Elles l’enserraient de leur étreinte cruelle. Toujours il l’abhorrerait, jamais elle ne parviendrait à vaincre sa rancune.

Marco avait versé un philtre amer dans son âme, cette saveur âpre qui lui donnait la nausée l’accompagna tout l’après-midi. Il n’était pas le contrepoison qu’elle avait espéré en lui, il était le poison lui-même.

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