Le temps d'une respiration

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Il l’avait fait… non… il le ferait !

Dans un hurlement, Flavia se redressa sur son lit, haletante.

Où était-elle ? Éblouie par un rayon de soleil, tout lui semblait d’un blanc immaculé autour d’elle… Était-elle passée de l’autre côté ? Oui, tout était si lumineux…

Mais… il avait pressé la détente. C’était lui qui l’avait expédiée ici. Même si elle le lui avait demandé, il n’avait pas hésité une seconde à la supprimer.

Voilà tout le cas qu’il faisait d’elle, un énième nom sur sa longue liste de victimes, froidement liquidée, comme s’ils n’avaient jamais… Il ne l’aimait pas, ils ne l’avaient pas aimée…

Un filet d’air froid passant entre les persiennes fit frissonner sa peau. Cette caresse glacée la tira de son demi-sommeil, dissipant l’illusion.

Enfin, elle reconnut son environnement habituel, son ameublement spartiate, ses rayonnages débordant d’anciennes éditions de grands classiques. Inspirant profondément une bouffée de fraîcheur, elle trouva la force de se hisser vers la fenêtre dont elle ouvrit avec fracas les battants. Le soleil brillait à l’extérieur, mais d’une clarté sans chaleur. Cet avant-goût de l’hiver qui approchait lui sembla infiniment réconfortant. Il lui ramenait la lucidité dont elle se désolait sans cesse de manquer.

S’appuyant sur le garde-corps, elle pencha le buste au-dessus du vide pour profiter davantage de cet éclair de raison.

Pourquoi désespérer sans cesse de n’être pas aimée ? Cela remontait-il à la mort de son père ? Vivait-elle depuis dans la peur de l’abandon ?

Et puis…n’en était-elle pas responsable d’une manière ou d’une autre ?

Une bourrasque la gifla de ses doigts gelés. Non, elle n’était pour rien dans la disparition, mais cette carence d’amour lui avait probablement laissé une plaie toujours béante. Elle avait soif d’amour, c’était indéniable. Elle l’avait recherché dans ses romans, en s’étourdissant dans la musique… peut-être en se jetant à la tête du premier homme venu, songea-t-elle.

Non, Malaspina n’était pas le premier homme venu, c’était le premier des hommes tout court, le plus fascinant entre tous. Leandro non plus, il était le roc sur lequel elle aurait tant aimé pouvoir se reposer.

Et Marco… elle n’avait pas encore compris ce qui l’attirait tant chez lui. C’était quelque chose d’indéfinissable, mais d"une puissance qu’elle peinait encore à mesurer.

Quant aux autres… ils ne comptaient pas. Quand bien même elle leur avait donné des droits sur son corps, ils n’avaient pas touché son âme. Marco était un vrai salaud de le lui reprocher, il aurait dû deviner qu’elle ne faisait certainement pas ça par plaisir. Mais de son côté, pourquoi l’avait-elle laissé sous-entendre ?

Un souffle ascendant l’enveloppa et elle leva les yeux au ciel. Les cirrus s’effilochaient dans l’azur, dessinant des volutes éphémères.

La mélancolie s’empara d’elle de plus belle, mais elle la repoussa bientôt, serrant les mâchoires.

Elle se gourmanda de se laisser aller à des regrets futiles, une vraie perte d’énergie et de temps. C’était un penchant de son caractère qu’elle honnissait, de se lamenter sans cesse. Il fallait garder les pieds sur terre, se concentrer sur son seul objectif.

Mais quand tout serait fini… là, ce serait différent. Un nouvel accès de langueur la prit à cette idée, un horizon sombre qui s’ouvrait devant elle et qui engloutissait tout.

Pour conjurer cette impression vertigineuse, elle regagna précipitamment la chaleur de son alcôve. Pourquoi demeurait-elle si inconstante et si faible malgré toutes les épreuves qu’elle avait traversées ? Pourquoi était-il si difficile de se tenir à ses résolutions ? Pourquoi aspirait-elle tant à l’amour ? Son cœur se serrait à chaque fois qu’elle posait les yeux sur les couples qui s’enlaçaient dans la rue… C’était pourtant naturel, à son âge de désirer connaître ces moments de douceur.

Le destin s’acharnait pourtant à lui refuser cette joie simple, cette communion des cœurs qui s’accomplissait dans l’union de la chair… Un rire la secoua. Cela lui semblerait ridicule, de tels gestes de tendresse de la part de Marco. Un homme de sa trempe ne pourrait sûrement pas s’adonner à de telles mièvreries.

Elle sauta à terre. Tirant les draps d’un coup sec, elle mit un terme à ses divagations, puis jeta un regard circulaire autour d’elle. Le week-end s’annonçait interminable si elle ne trouvait pas une occupation pour s’arracher à ses pitoyables rêveries.

Sourde aux protestations de son estomac, elle se saisit de son ordinateur et se plongea dans la rédaction de son mémoire. Les heures s’égrenèrent ainsi, rythmées par le martèlement des touches du clavier.

Vers quatorze heures, elle leva enfin le nez de son travail, cédant aux tiraillements de son ventre qui gargouillait.

Elle ouvrit ses placards, qui lui renvoyèrent leur dénuement d’une propreté d’hôpital. Une boîte de carton occupait le fond, qu’elle saisit. La veille, elle avait trouvé dans une pasticceria des struffolis, sortes de petits beignets de sa région natale. Le sucre et le gras qui faisaient l’attrait de la recette lui seraient d’une grande aide pour lui conférer l’énergie nécessaire à sa tâche. Les gâteaux avaient un peu séché, mais leur saveur était intacte, si bien que Flavia dévora sans répugnance leur chair caoutchouteuse.

Une heure plus tard, elle dut à nouveau s’interrompre. Ses yeux ne parvenaient plus à soutenir la vive luminosité de l’écran. Les lettres se confondaient, leurs contours avaient progressivement perdu leur netteté.

Il était impératif de prendre une pause pour s’aérer l’esprit. Cela ne servait à rien de s’acharner, les mots ne lui venaient plus, de toute manière.

Elle se leva pour faire un café, bien serré. Cela l’aiderait certainement à recouvrer son efficacité, mais que faire en attendant ? Après avoir fait le tour de la pièce en s’étirant, elle se rassit alors que la lessiveuse crachait sa vapeur en crépitant. Son doigt joua machinalement sur la souris, ouvrant au hasard des fenêtres pop-up. Une réclame pour un site de mode afficha ses modèles portés par de sublimes mannequins . Le doigt s’immobilisa, l’une des femmes avait retenu son attention.

Une rousse voluptueuse jouait avec les pans de son aérienne robe de soie. Plus que sa silhouette, son visage aux traits parfaits lui évoquait Magdalena.

Magdalena… comment avait-elle pu l’oublier en ce jour ? Que faisait-elle depuis son ignominieuse disgrâce ? Parvenait-elle à surmonter la défection de son maître et amant ? Flavia devinait chez elle une grande force de caractère, mais elle savait également à quel point les blessures d’amour pouvaient se révéler mortelles pour ceux qui en étaient touchés…

Elle méritait amplement le blâme dont l’avait accablé Alteri, elle était la seule cause de l’infortune de sa bienfaitrice. Quel remerciement pour les secours qu’elle en avait reçus ! L’idée de sa propre ingratitude la suffoqua d’une bouffée d’émotion qui lui empourpra les joues. Elle ne pouvait, non, elle ne devait pas en rester là.

Que faire pour réparer ses torts ? Aller la voir pour s’assurer qu’elle tenait le coup dans la tourmente ? Cela l’affligerait-elle davantage d’être confrontée à celle qui l’avait remplacée dans les bonne grâces de celui qu’elle aimait ?

Oui, elle irait, résolut-elle. Peut-être la prostituée déverserait-elle sur elle toute sa rancoeur, mais avec un peu de chance, cela la soulagerait… Dans tous les cas, c’était mieux que rien.

Elle s’empara fébrilement de son téléphone pour vérifier si l’après-midi n’était pas trop avancé pour une telle visite, mais, avant même de voir l’heure, la présence d’une icône indiquant l’arrivée d’un message retint son attention. Sans réfléchir, elle le consulta aussitôt.

" Tu es demandée ce soir. Sois prête à minuit. Je passe te prendre à l’endroit habituel."

Le message émanait du numéro du Consigliere, évidemment.

Si tôt ? songea la jeune étudiante.

Le Boss l’avait pourtant vu la veille, et il la sollicitait à nouveau ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Avait-il contracté une nouvelle alliance qu’il souhaitait célébrer par une de ses habituelles orgies?

Un frisson la parcourut au souvenir des précédentes soirées qu’elle avait passées en sa compagnie. A quel raffinement cruel la soumettrait-il cette fois ?

Non, c’était se mentir… tout comme avec le capo napolitain, ce n’était pas les souffrances qu’il lui infligeait qui provoquait ce sentiment de malaise , c’était bel et bien le plaisir qu’elle y trouvait.

Comment pouvait-elle à chaque fois éprouver tant de volupté dans ces situations dégradantes ?

Tous les orgasmes qu’elle avait vécus dans les bras de ces hommes qui la méprisaient, qui ne recherchaient leur satisfaction que dans les humiliations auxquelles ils la soumettaient… C’en était à croire que plus elle tombait bas, plus elle en ressentait de jouissance…

Comment pouvait-elle prétendre à l’amour si elle acceptait d’être ainsi avilie ?

Elle n’en était pas digne. Non, ce n’était pas de cette manière qu’il fallait voir les choses. Elle l’avait à chaque fois fait dans l’unique but d’en tirer quelque chose, pour les besoins de la vengeance, rien d’autre.

S’appuyant au plan de travail, en agrippant le rebord, elle impulsa une poussée vers l’avant.

" C’est pour la mission, c’est pour la mission", répéta-t-elle, avant d’avaler d’un trait l’épais nectar noir.

Le coup de fouet que son amertume imprima lui remit salutairement les idées en place.

Il était impératif de se débarrasser de ces états d’âmes puérils, jugea-t-elle. La vie était ainsi faite : cruelle, amorale. Seule la loi du plus fort prévalait. S’endurcir était donc vital afin d’aider à établir un peu de justice en ce bas monde, il ne fallait reculer devant aucun expédient. C’était d’ailleurs toute la philosophie de Marco, et la raison pour laquelle il ne montrait aucun égard pour elle, constata-t-elle amèrement.

Se donner les moyens de la victoire, peu en importe le coût, tenta-t-elle de se convaincre.

A condition néanmoins de ne faire de mal à personne en chemin. Comme elle en avait fait à Maddalena, pensa-t-elle en serrant le poing sur l’anse de sa tasse.

Non, c’était un bien pour un mal, à long terme, être enfin libérée du Boss ne pourrait que lui être profitable. Elle ferait en sorte que Maddalena soit totalement évincée, pour qu’elle n’ait plus à servir de loisir aux partenaires de crime de son ancien amant. C’était décidé.

Pour accompagner ce brusque regain d’énergie, elle programma sur sa vieille chaîne Faster de Within Temptation. Les accords plaqués de la guitare saturée soutenus par le renfort furieux de la batterie déchirèrent le silence.

Flavia esquissa un geste pour baisser le son mais celui-ci resta suspendu en l’air. Au diable les voisins, elle avait bien besoin de s’affermir avant de subir les redoutables perversions de son sinistre ennemi !

"Je n’abandonnerai pas, car je suis fière de toutes mes cicatrices", perçut la jeune fille alors qu’elle se glissait sous la douche. Oui, elle en avait, des cicatrices. Sa peau comme son âme portaient de tels stigmates: il fallait en faire une force plutôt qu’une faiblesse.

Ce soir, elle renverserait le rapport de domination qu’exerçait le chef mafieux, elle briserait le joug qui l’asservissait.

Elle le dompterait.

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Pour l'inspiration musicale ( et si vous avez aussi besoin d'un coup de fouet... musical) :

https://www.youtube.com/watch?v=iQVei5C2N4E&list=RDUAOSaI36jSo&index=4

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