15.
La corde est rêche sur la peau fine de ses chevilles. L’eau est vive. Sous le pont le courant est violent. Des gerbes giclent sur les berges sableuses. Une à une, il met les pierres dans les amples poches de sa veste. Il finit par attacher solidement la plus lourde à son torse, non sans mal. « Marko, pousse-moi. » Une main hésitante vient se poser dans le bas de son dos. D’une simple pression, il bascule dans le vide. Les sanglots sont inaudibles dans le vacarme que provoque l’impact de son corps avec la surface de l’eau. La casquette bleue est emportée par les rapides. La montre s'échoue sur le rivage, fêlée.
***
Luciole était assise au bord du fleuve, une cigarette négligemment serrée entre ses lèvres fines. Elle n'avait jamais aimé l'eau mais elle adorait cet endroit, venant tous les soirs contempler les reflets des lumières déformés par les ondes aquatiques. Elle jeta le mégots d'une pichenette et regarda les flots en engloutir les dernières braises, sortit aussitôt une autre cigarette, claqua des doigts et alluma le tabac à l'aide de son pouce en flamme. Parfois, elle s'imaginait la vie qu'elle aurait pu avoir sans ce pouvoir maudit. La plupart du temps, elle s'en fichait.
« Tu vas me mater encore longtemps, le vieux ? »
Ces mots, à peine audibles dans ce vacarme citadin de début de soirée, firent sortir l'homme de l'ombre. Il portait un pantalon avec d'innombrables poches dans l'une desquelles était fourrée sa main gauche.
« Alors c'est toi le Collectionneur ? continua Luciole, sereine face au danger.
- C'est comme ça qu'on m'appelle ? demanda simplement l'individu. C'est vrai que ça me va bien. »
Il s'approcha de la femme aux boucles brunes et vint s'assoir à ses côtés.
« T'as conscience que tu fais pas le poids, non ? T'aimes si peu la vie, le vieux ?
- Ca fait longtemps que ma vie s'est terminée...
- Eh bah... T'es pas jojo toi, c'est le moins qu'on puisse dire... Dis moi, pourquoi tu détestes tellement les lycans ? Peut être que si ta réponse me plait, je viendrais avec toi. J'ai envie de m'amuser un peu. Je m'ennuie toute seule. »
L'homme ne pipa mot, pensif. Luciole eut un pincement au coeur en voyant l'air triste sur son visage. Le désespoir, voilà ce que cet homme était. Comme elle.
« Ils m'ont pris ce qui m'était le plus cher au monde et je n'ai rien pu faire.
- Hum. Mes parents m'ont abandonnée le jour où ils ont vu ce que j'étais capable de faire. Ils m'ont traitée de démon, d'enfant du diable et de toutes les insultes qu'un gosse ne devrait jamais entendre. J'avais quatre ans. »
Tous deux restèrent silencieux un moment, regardant danser les arabesques orangées sur les vagues du fleuve.
« Je vais t'accompagner, le vieux. Pourquoi ? J'en sais rien... Peut-être que j'aime pas beaucoup la vie moi non plus. Sauf que contrairement à toi, je suis quasi immortelle, alors je vois pas trop ce que je risque... Et puis, si jamais t'es vraiment aussi cruel qu'on raconte, je te brûle vif et je pisse sur tes cendres, t'as compris ? J'ai plus rien à perdre dans ce monde. Que je vive, que je meurs, qui s'en fout, hein ? »
Luciole se leva non chalemment et tendit la main à l'homme aux yeux vairons mélancoliques. Il la saisit et se leva lui aussi. Elle marcha vers l'escalier qui montait jusqu'à la route et gravit les marches d'un pas lent, brûlant d'un simple contact de ses pieds nus les mauvaises herbes poussant entre les dalles. Même cela ne l'amusait plus... Une fois en haut, elle se rechaussa et attendit que l'homme la rejoigne.
« Dis, le vieux, est-ce que ça fait mal ?
- Oui, répondit-il.
- Tant mieux. »
Luciole grimpa sur le siège passager du pick-up, le regard au loin et attendit que le Collectionneur l'emmene dans son antre de torture.
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