Cantique II : La bête qui criait « nous » au centre du monde

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Cantique II : La bête qui criait « nous » au centre du monde

« Qu'elle cesse enfin ces révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés. L'instant est venu de fonder la République des Égaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. L'organisation de l'égalité réelle, la seule qui réponde à tous les besoins, sans faire de victimes, sans coûter de sacrifice ! »

AEQUITAS G., Le Manifeste des Egaux, Arcadia, 869 ap. G.

Quand la Nuit étendit son voile sur Arcadia, la cité sombra dans un sommeil paisible. Seule une lune pleine, rougeoyante telle une blessure béante, montait la garde. Dans le ciel, d'épais nuages étaient emportés par un vent d’été, créant un jeu d'ombres et de lumières mouvant, alternant éclipses fugaces et éclaircies soudaines.

Dans cette quiétude, un appel à l'aide, désespéré et nu, fendit le silence :

— Quelqu’un ! S’il vous plait ! Je ne veux pas… je ne veux pas mourir !

Seuls les corbeaux répondirent. Perchés en silence sur les croix, ils observaient la scène d'un œil noir et brillant.

À chaque foulée, son souffle s'emballait, devenant de plus en plus rauque et saccadé.

Quelqu’un ou quelque chose le poursuivait.

La sueur, froide et visqueuse, perlait sur son front et se mêlait à ses larmes, traçant des sillons salés sur sa peau mat. Son bras droit, gravement blessé, laissait échapper un flot continu de sang qui maculait le sol. Soudain, sa jambe céda dans une torsion grotesque, et un cri de douleur, primal et perçant, déchira l'air. Incapable de soutenir son propre poids, il glissa le long du mur, ses doigts griffant le plâtre dans un effort désespéré de s'accrocher à la vie.

Face à l’absurdité de la situation, un rire amer ponctué de sanglots s'échappa de ses lèvres :

— Ah, ah, ah ! C’est un cauchemar, n’est-ce pas ?! s’écria-t-il au bord de la folie.

Il essaya de se lever, en vain.

— Je suis venu à Arcadia pour devenir riche ! Je vais retourner dans le Sud et retrouver mes frères !

Il tenta à nouveau, en vain.

Depuis près d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au moment où son assaillant s’immobilisa face à lui, comme savourant sa victoire imminente, ce nuage se déchira. La clarté sanguine de la lune éclaira brusquement les traits du monstre.

— Un Marchand !? Ah ! ah ! Ah ! C’était donc une erreur ! hoqueta-t-il.

Il arracha la croix noire pendue à son oreille, la dernière preuve tangible de son identité et ajouta avec espoir :

— V-vous voyez ? Je suis citoyen d'honneur !

Un court silence s'ensuivit, pesant et palpable, comme une pause dans la respiration de la nuit elle-même. Mais de ce silence, ne surgit que le cri féroce d'une bête que l'on égorge.

Parallèlement, dans le secteur Groening, se dressait une taverne pleine de vie. À sa tête, Martin Aequitas, une figure respectée dans le secteur, principalement en raison de son lien de parenté avec Gragus Aequitas. Ce dernier, un révolutionnaire qui avait ébranlé les marchands un demi-siècle plus tôt, avait fait de ce lieu le cœur de ses activités. On racontait qu’il y avait organisé ses réunions, ourdi son soulèvement et même rédigé le premier chapitre de son manifeste. Face à l'héritage tumultueux de Gragus, une question brûlante se posait : comment cette taverne pouvait-elle être encore debout ? On disait que le gérant avait trahi son cousin pour sauver son commerce et sa vie.

A l’intérieur, une silhouette solitaire se détachait. Illuminée d'un côté par le vacillement d'une lampe et de l'autre par l'éclat chaleureux d'un feu. C’était Joshua. Une croix noire à l’oreille gauche. Face à lui une rangée de verres vides. Finissant tout juste de noyer ce qu’il avait de cerveau.

Il paraissait absorbé par un tumulte intérieur, ses lèvres remuant comme quelqu’un qui prie ou qui se parle à lui-même :

— Anthony... Lenore…

Ce murmure, chargé de douleur, creusait les sillons d'anciennes blessures sur son visage. Ses doigts, comme guidés par un souvenir, se portaient instinctivement à sa lèvre inférieure.

Une main se posa délicatement sur son épaule, le tirant de ses réflexions :

— Toujours cet air mélancolique, n’est-ce pas ? C'est la dernière avant le couvre-feu, si tu veux commander, c’est maintenant.

C'était l'une des serveuses, un torchon pendu à son bras. Ses cheveux châtains étaient attachés en un chignon négligé, qui encadraient un visage usé par une longue journée.

Tournant à demi sa chaise, Joshua déclina poliment avec un doux sourire :

— Non, merci Dorothy. Mes poches sont vides, confessa-t-il en les tapotant. Mais je préférerais, si possible, rester jusqu'à la fermeture.

La serveuse, l'air préoccupé, acquiesça doucement.

— Tu es bien plus beau lorsque tu souris. On ne va pas mettre à la port le protégé du propriétaire, n’est-ce pas ? Prends simplement garde en rentrant.

Tout autour d’eux, l'ambiance était chaleureuse, saturée de fumée et d'éclats de rire. Des tables, disposées de manière aléatoire, accueillaient de petites scénettes de vie. Sur chacune, une lampe à gaz projetait une lumière vacillante, pulsant au gré des discussions animées.

Le brouhaha de la taverne fut soudainement interrompu par l'entrée fracassante d'un groupe d'hommes.

Tous les gens qui buvaient se retournèrent.

Joshua ne fit pas exception :

— Ils ne sont pas là pour prendre un verre, commenta-t-il avec un léger sourire.

La serveuse baissa la voix et répondit :

— Ces types ? Ils prétendent faire partie d'un syndicat. On a déjà vu ça. Ils débarquent, font leur numéro et ne consomment jamais rien.

— Un syndicat ? reprit Joshua sur le même ton, sans détacher son regard du groupe. Je croyais que la Gnose les avait dissous après la seconde Guerre… pardon, après la Révolte de Gragus.

Dire : Guerre civile, ou dire : Révolte, dire : le Fou, ou dire : Gragus, en 950 cela séparait deux hommes plus sûrement qu'un gouffre.

— Exactement. Mais ils ont du soutien ici. Tu sais, il reste des admirateurs du Fou, alors ils viennent ici, comme on visite la statue de Sainte Sophia. Le patron ne veut pas d'ennuis, alors il ferme les yeux. Tu sais, c'est le prix à payer pour rester ouvert dans ce fichu secteur.

Joshua, pensif, murmura :

— Ces gens luttent pour une cause juste, non ?

Le visage de la serveuse se ferma.

— Si leur foutue justice repose sur des milliers de morts, ils peuvent la garder pour eux. Ma mère…

A ce mot, elle retint comme un sanglot.

Elle continua, sa voix tremblant d'une colère contenue :

— Ma mère est morte de faim pendant le siège du secteur. Bizarrement, j'avais toujours plus à manger que les autres enfants. Ce n'est que bien plus tard que j'ai réalisé pourquoi. Je hais ces gens, je les hais… des larmes dans les yeux et du sang sur les mains.

Entre-temps, le membre le plus petit et le plus robuste du groupe s'était fait un chemin jusqu'au centre de la salle. Borgne, le visage marqué par des cicatrices, son apparence était celle d'un vagabond tout droit sorti de la Cité des Anges. Estimer son âge s'avérait une tâche délicate, les stigmates du temps se mêlant indistinctement à ceux laissés par la Manufacture.

Joshua, le regardant avec curiosité, ne pouvait s'empêcher de trouver dans son expression farouche, déterminée, épuisée et empreinte de rage quelque chose de familier. Où l'avait-il donc déjà croisé ? Un autre élément capta son attention : le livre bleu que tenait fermement le borgne dans sa main gauche.

Un ouvrage qu'il connaissait que trop bien : "Le Songe des Égaux".

De petite taille, il monta sur un tonneau non sans peine. Une fois en hauteur, il se redressa avec une royale gravitée qui conférait à l'instant une teinte presque sinistre pour les uns, comique pour les autres.

Le silence se fit.

Mais avant qu’il ne puisse prendre la parole, un ivrogne, titubant à proximité, éclata de rire en le pointant du doigt.

Sa voix pâteuse résonna dans la salle :

— Voyez qui revient nous sauver des Marchands ! Le roi Karl Fruit en personne ! Le digne successeur de Gragus !

L'hilarité contagieuse de l'ivrogne se répandit parmi les autres clients.

Joshua, lui, resta pensif, les sourcils froncés.

— Fruit ? Fritz ! murmura-t-il pour lui-même.

Puis, comme frappé par une révélation soudaine, il ajouta :

— C’est donc lui le père de Paul...

Le roitelet, imperturbable, riposta d'une voix tonitruante :

— Silence, espèce d’ivrogne ! Vous riez, mais combien d'entre vous n'ont pas fait crédit ce soir ?!

Le tonnerre de sa voix fit taire l’assemblée et servit de signal pour ses camarades. Comme une voilée d’oiseaux, ils se dispersèrent dans la taverne pour distribuer des tracts.

L'un d'eux s'approcha de Joshua, et lui tendit un papier froissé. Ce jeune homme était amputé d'une main. Un autre, plus vieux, n’avait qu’une oreille. Il devenait évident que la Manufacture avait prélevé son dû sur chacun d'eux.

En examinant le tract, Joshua murmura le titre inscrit en lettres capitales :

— « LE MANIFESTE DES ÉGAUX. »

— Mes frères ! s’écria Karl Fritz. La Grande Révolution que nous avons portée à bout de bras, ils l'ont détournée à leur profit. La Gnose nous a exhortés à prendre les armes, à briser les idoles qui enchaînaient nos âmes. Et nous avons répondu, unis ! Nos ancêtres ont rejeté la Tradition Primordiale, rêvant d'un paradis sur terre en lieu et place du paradis céleste, comme le voulait Sainte Sophia. Mais que récoltons-nous après quatre siècles ? Lorsque nous ne sommes plus aptes à travailler, on nous jette ! Il posa sa main sur son œil crevé, avec l’accent d’une bête qui agonise. Que sommes-nous à leurs yeux ?!

Tout le monde écoutait avec une attention profonde.

Karl reprit son souffle, sa voix vibrant de la colère d’une âme injustement trahit. Il poursuivit :

— Nous avons combattu aux côtés des Marchands contre l'Église. Et aujourd'hui, ces mêmes Marchands nous empoisonnent avec le Pneuma et nous supplantent par une main-d'œuvre étrangère ! Des étrangers qui ne connaissent rien à notre histoire, à nos traditions, à nos sacrifices !

Une vague de mécontentement se propagea parmi l'assistance, des regards accusateurs se tournant vers les étrangers présents, Joshua comprit.

Brandissant avec force le livre bleu, il reprit :

— Nous voulons ce qu’ils nous ont promis. Ceux pourquoi nos pères sont morts : l’Égalité ! Il prononça ce dernier mot avec le frémissement de l’extase. Nous devons nous organiser et une nouvelle fois…

Ici une voix d’homme cria du fond de la taverne :

— 870 !

Les habitués reconnurent immédiatement le propriétaire de la taverne. Martin Aequietas était un de ces grands octogénaires qui font l’étonnement des médecins. Il y avait dans son buste droit, sa voix vibrante et son regard perçant, de quoi déconcerter la mort. Joshua avait une connexion particulière avec lui. À l'âge de 12 ans, fuyant une cité dévastée comme tant d'autres, Joshua avait trouvé refuge à Arcadia. C'était Martin qui l'avait découvert errant dans les rues, un livre bleu dans les bras, un enfant perdu parmi la foule, à qui il avait offert nourriture, abri et chaleur. Peu enclin aux paroles superflues, Martin était néanmoins un profondément bon.

Il y eut un moment de silence. Karl Fritz, pris de court, tenta de rebondir :

— Oui, 870 ! L'année où nous avons tous perdu quelqu'un de cher. Pour moi, c'était mon père ! L'année où Gragus a combattu jusqu'à la fin… Allons-nous critiquer un homme qui s'est sacrifié pour arroser notre monde d'égalité ? Allons-nous juger le printemps sur une seule averse ? Je vous le…

Il fut interrompu de nouveau :

— 870 ! répéta le vieil homme comme sur le point de pleurer de colère.

L’assemblée en tressaillit.

Joshua, bien qu'étranger, comprenait le poids immense de cette simple date. Les imaginaires, les douleurs, les rancunes qu'elle portait en elle surpassaient tout discours. À la suite de cette année fatidique, la taille moyenne des adultes du secteur avait nettement diminué. Les têtes qui dépassées avait été raccourci et la famine avait engendré une génération d'enfants chétifs, que les Marchands désignaient cyniquement de "Vauriens vertueux". Les hommes présents dans cette salle faisaient tous partie de cette génération.

Le silence retomba. Il n'y avait plus rien à ajouter.

Karl Fritz descendit de son perchoir. Le groupe quitta les lieux sous le regard de tous.

— Détruire ce monde ne fera pas naitre celui que vous désirez, souffla le vieil homme avec amertume, en écrasant le tract dans sa main.

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