Chapitre 3
Le temps passé à avancer, je pus reprendre mes esprits. Je récapitulais de ce qui venait de m’arriver. D’habitude, dans cette campagne, les gens craignaient plus les attaques de prédateurs et de créatures agressives plutôt que de se faire braquer, quelque chose qui nous semblait réservé aux grandvilles. Idari m’aidait à réfléchir sur comment formuler une phrase sans provoquer une réaction violente de sa part :
-Bon je me doute que tu as quelque chose à régler quelque part, mais je n’ai aucune idée de pourquoi tu m’as entraîné avec toi.
Aucune réaction de sa part. Je me réjouissais presque de ne pas avoir reçu de coup. Un temps s’était écoulé avant que je retentasse ma chance, mais cette fois je n’eus pas le temps de finir ma phrase. Elle lâcha ma main, son sac tomba de son épaule, et dans un mouvement de rotation, plaqua le manche de son arme sous ma mâchoire, et me repoussa contre l’arbre à côté. Ce ne fut que quand mon crâne percuta l’écorce qu’elle s’expliqua, la mâchoire serrée, et toujours avec ses yeux débordant de brutalité :
-Elle a tué mes parents, d’accord ? Je vais la retrouver et les venger. C’est une tueuse et une pilleuse. Je la traque. Elle a tué mes parents... Elle a tué mes parents...
Tout était confus dans ma tête. J’essayais d’assimiler au plus vite les informations, tandis qu’elle se mit à s’enrager, répétant cette dernière phrase avec une voix de plus en plus graveleuse, puis à sangloter. Ses mots n’étaient plus compréhensibles, noyés dans les geignements, de grosses larmes coulant sur son visage devenu écarlate. J’observai, inerte, sans voix. Elle se retourna et dans un cri de rage, venant du plus profond de son corps, envoya sa lance dans un arbre de toute sa force. Le trait parti droit, et malgré son poids, réussi à se planter dans l’écorce dure de l’épicéa. La fille tomba à genoux, puis bascula en avant, la tête dans les épines sèche tombée des arbres pour pleurer à chaudes larmes. Je n’avais toujours pas bougé du tronc. Je la fixais, après avoir compris ses paroles, et que ce qui recouvrait ses cheveux et ses vêtements n’étaient pas de la boue mais du sang séché.
Je m’assis, pris d’empathie pour cette fille, tout en restant choqué de confusion. Elle pleura, jusqu’à s’essouffler et avoir des haut-le-cœur. S’étant calmée, elle marcha à quatre pattes vers moi, éreintée, pour tomber sur le ventre.
-Je m’appelle Ester. Je suis chasseuse. Je suis désolée.
Ses phrases étaient courtes, sa voix basse. Cette Ester devait encore être sous le choc, et elle aussi devait avoir du mal à formuler sa pensée.
-Je t’ai forcé à venir avec moi, pour m’aider à me venger. D’abord, laisse-moi reprendre mon souffle, je vais t’expliquer...
Elle se rassit à côté de moi, épaule contre épaule. Sa respiration était fébrile, elle renifla et s’essuya le nez avec sa manche. Ses mouvements étaient tremblants. Ester passa une main dans ses cheveux pour les dégager du visage, avant de s’arrêter quand elle dû toucher le sang. Le rythme apaisé, elle mit quelques instants à reprendre la parole.
-On était une famille de chasseurs. Ma mère s’appelait Ønske, et mon père Eldheitur. Nous étions très heureux tous les trois. Je devais avoir une sœur, mais elle est sortie sans vie à la naissance. Ça nous a resserré, mes parents et moi. J’ai grandi, en les suivant dans la forêt, et ils s’occupaient de moi. D’autres parents auraient pu me considérer comme un boulet, les empêchant d’avancer, ou faisant fuir le gibier, mais pas eux. Ils m’aimaient, et aimaient m’expliquer tout ce qu’ils savaient à chaque occasion. J’étais fascinée par tout le savoir qu’ils avaient sur la nature, je buvais chacun de leurs mots. Au début nomade, mon père a réussi à négocier avec le tørstby, la grandville, dont dépendait Litensmie, Kaltborg, pour avoir une zone de la forêt qui nous était réservé pour la chasse, ce qui nous a permis de nous installer. Nous vendions la peau et la viande au marché de Kaltborg, et nous avions un contrat avec un artisan pour les os, qu’il transformait en cuillères, en couteaux, et autres...
Je pensais avoir déjà vu son père. De temps à autre, j’accompagnais Arbeid vendre notre production à la grandville, et il me semble avoir aperçu cet étal de gibier. D’ailleurs, mes parents, ils allaient sans doute paniquer, constatant mon absence et la forge allumée. Et mon père devait être rentré de ses courses à vue de l’eldurljos. Ouvrant la bouche pour faire la remarque, je me retins, préférant ne pas l’interrompre.
-Nous étions bien parti, dans une maison, avec maintenant de l’argent, ce qui était une nouveauté pour nous, nous pouvions acheter plutôt que fabriquer. On pouvait s’offrir des objets qui n’étaient pas faits de cuir et d’os. On pouvait dormir sous un toit... Le grand luxe.
Nous partîmes en rire nerveux. Quelle étrange situation, dans laquelle j’étais arrivé. Un peu plus détendue elle reprit :
-En vérité, j’en ai quand même trop passé des nuits dans cette tente au milieu de la forêt, ça n’a pas non plus été simple tous les jours. C’est la seule chose pour laquelle je me forçais à ne pas leur en vouloir. Ils étaient toujours pleins d’attentions pour moi, et quand la chasse était maigre, j’étais toujours la première à manger à ma faim. Tout partait bien...
La tristesse la reprenait, comme si depuis l’évènement, elle n’avait pas réalisé. Les larmes revinrent, et Ester plongea ses yeux dans les miens, arborant un visage de profonde douleur et de colère :
-Hier soir, une égorgeuse est venue chez nous. Nous avions déjà écouté parler d’elle avant, dans Kaltborg. Elle est recherchée. Elle tue et vole avant de partir avec le butin, village après village. Sauf que cette nuit, elle n’a pas choisi la bonne maison. Elle a tué mon père en premier, dans son sommeil, en lui plantant directement son poignard dans le cœur. Mais maman avait le sommeil léger, elle s’est réveillée, et la meurtrière loupa son coup. Elle prit sa lame dans l’abdomen. Et je fus réveillée par ses cris. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait mais par réflexe, j’ai dégainé très vite ma dague. Raseri, mon Høyvesen, m’a aidé à tirer au clair très vite tout ce qu’il se passait. Ce fut à mon tour de surprendre. Je n’ai pas pu la toucher, et elle sorti par la fenêtre d’où elle était rentrée.
Elle prit un temps pour ravaler un sanglot, et rester calme, bien que ses yeux débordaient et criaient son déchirement à sa place.
-Je revois la scène. Papa gisant dans le lit, et maman par terre. Je me suis jeté vers elle pour l’aider, mais elle m’a repoussé. À sa respiration, et comment elle a peiné à sortir sa phrase, j’ai compris qu’elle ne survivrait pas. Traque-là, trouve-là, tue-là... Venge-nous...
Je t’aime.
À partir de là, je me suis habillé, j’ai pris le peu de chose qu’il y avait sous ma main, et je suis parti en courant sur sa piste. Ce n’est que quand la faim et l’essoufflement sont arrivés que j’ai réalisé que je n’y arriverais pas sans un meilleur équipement. Sans perdre sa trace, j’ai dévié vers Litensmie, et le reste, tu le connais.
Les mots me manquèrent. Je ne savais pas quoi répondre. Elle avait des parents aimants, une chance que beaucoup n’avaient pas, et le malheur de perdre cette aubaine, qui devait valoir plus que bien des choses. Sa violence et sa rage faisaient sens à mes yeux désormais et qui aurais-je été pour la juger ? Je n’avais même plus le cran de demander quoi que ce soit à propos de moi.
Mon silence dut la laisser repenser à l’horreur, et elle se remit à pleurer, la tête tombant dans ses bras. Idari se prononça :
-La vie peut vraiment être rude sur Livetjorden.
Mais je ne suivais pas son détachement. Cherchant un point d’entrée, je cafouillais :
-Et donc... Comment comptes-tu t’y prendre ? Je veux dire...
J’étais ridicule. Elle venait de perdre toute sa vie, elle ne retournerait sûrement jamais dans son ancienne maison, elle était seule, et l’unique question qui a pu me venir était celle-là, couillon que je suis. Je n’avais jamais eu le tact pour avoir des mots de réconfort, une nouvelle preuve venant le démontrer.
Ester se redressa, révélant de nouveau un visage dur, les yeux perdus dans l’horizon. Elle avait repris une froideur déconcertante :
-Les gardes de Kaltborg lui courent déjà après depuis un bon moment, elle sait les éviter, donc ça ne sert à rien de compter sur eux. Non, il va falloir que je m’en charge, mais comme je le disais, je n’ai ni l’équipement ni le temps d’aller le chercher.
-Dans l’optimal, qu’est-ce qu’il te faudrait ?
-Soit de quoi survivre, des pièges, des collets, et de quoi cuisiner correctement, et l’avoir à l’usure, l’obliger à ralentir, et la cueillir au pire de sa forme, soit de l’armement. Toutes mes lames mériteraient un coup d’affûtage, j’aurais aimé un bouclier, ou quelque chose pour l’atteindre à distance...
Le sourire monta, quand je réalisai que je pouvais l’aider :
-Pour ton aiguisage, rien de plus simple. Je te montrerai au prochain cours d’eau.
Mais il retomba quand j’eus écouté la suite :
-Mais ça ne sera pas suffisant. Pour mettre toutes les chances de mon côté j’aurai besoin de toi. Gagner du temps sur le bivouac, faire des veilles. Même si tu seras une contrainte supplémentaire, tu m’es un gain de temps précieux et une défense contre des évènements imprévisibles qui pourraient me ralentir. Je suis désolée, mais je ne peux pas me permettre de te laisser partir.
Sa dernière phrase tomba comme une condamnation. Je commençais à protester, espérant l’amadouer d’une quelconque manière mais elle coupa court à mes maigres espoirs :
-Si tu me fais faux bond, c’est que tu serais plus heureux à l’idée d’avoir une tueuse en liberté plutôt que rendre une forme de justice, en plus d’aider une orpheline à se venger, et je n’accepterai pas ça. Sachant que tu n’as aucun moyen de brouiller ta piste, je ne mettrai pas longtemps à t’abattre.
C’était la double peine. Bien qu’elle ne me tordait plus le poignet pour me maîtriser, elle avait réussi à imposer sa volonté sur le sort qui m’était réservé.
Ester se releva, calmement, et s’éloigna pour récupérer sa lance.
-Maintenant qu’on est mis au clair, il va falloir collaborer.
D’un geste machinal, elle retira sa lance de l’arbre, avec une facilité flagrante, révélant les entraînements à répétition qu’elle eut dû suivre.
-Nous n’avons rien pour camper, aucun équipement de confort. Je saurai m’en arranger, mais toi, tu risques de peiner. Cela ne va pas être facile, d’autant plus que les temps de repos seront courts. La contrepartie sera que nous serons légers pour voyager, donc plus rapide, ce qui est aussi le cas pour la proie qui n’est pas plus préparée que nous.
Les vêtements que tu portes te suffisent ?
Je lui expliquai alors que mon Blekking ressortait sous la capacité à endurer les températures extrêmes, le climat ne m’était donc pas un problème. De plus, je n’étais pas un athlète, mais la forge était un métier nécessitant de l’endurance, je ne craignais donc qu’à moitié ce qui pouvait m’arriver.
Nous fîmes une sorte d’inventaire, bien qu’inutile puisque nous étions au milieu de nulle part. Et tandis que nous partagions le contenu de nos sacs, j’analysais alors celle qui me faisait face :
Ce physique de prédateur avait pour vêtements un ensemble de cuir, parfaitement taillé. Tout semblait travaillé, souple et confortable.
Ses bottes remontaient jusqu’en dessous du genou. Elles étaient lassées au mollet, et rendait la cheville fine. La semelle semblait faite de plusieurs épaisseurs de cuirs, et la courte talonnette était en bois.
Son pantalon paraissait aussi souple qu’un drap. La pièce était composée de plusieurs patchs suivant les zones : l’arrière des genoux étaient très fins et souples, tandis que l’entrejambe était très épais, sauf au niveau de la jonction et les couleurs étaient dans différentes teintes de brun. La matière était détendue au niveau des genoux, ce qui permettait à Ester de se baisser sans problème. Pleins de petits nœuds dans des lacets de cuirs de part et d’autre lui permettait d’accrocher un quelconque fourreau ou une bourse.
Un chemisier en lin lui servait de sous-couche, mais tâché du sang de ses parents, il était irrattrapable.
Il était recouvert par-dessus d’un gilet en cuir, molletonné à l’intérieur, mais durci comme une armure à l’extérieur. Ce corset la forçait à garder le dos droit, et la poitrine ouverte, un détail faisant qu’elle paraissait d’autant plus imposante. Il se lassait par le dos et le nœud était caché par une capuche doublée de fourrure grise, à poils longs et souples.
Sa tenue était complétée par une paire de manchette, partant de sous le poignet jusqu’au pli du coude, dans le même cuir dur que son corset, et toujours aussi bien adapté à sa morphologie.
Elle n’avait pas de bijoux, et elle n’en avait pas besoin. Ses yeux smaragdins, entourés d’un lit de fil de cuivre, aux reflets de grenats et d’ambre, attiraient le regard sur son visage au teint frais orné de quelques éphélides.
Et quel visage. Sa composition était envoûtante, hypnotisante, bien qu’intimidante. Le regard plus perçant et précis que celui du faucon, semblait sonder mon esprit aussitôt qu’il se posait sur moi, car Ester avait la fâcheuse habitude de regarder droit dans les yeux.
Suite à cela, elle proposa que nous prissions un court repas pour reprendre le voyage après. Je fus extrêmement surpris car c’était bien la première fois qu’elle demandait mon avis. Je sortis les quelques bouchées de pain et le morceau de viande séchée que j’avais attrapé avant de partir pour commencer à manger.
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