27.04.21- L'Homme qui rit, Victor Hugo, 1869.
Protéger qui vous aime, donner le nécessaire à qui vous donne les étoiles, il n'est rien de plus doux.
Un jour que Maria avait emmené avec elle son fils de sept ans sur son lieu de travail parce qu'elle n'avait pas pu se permettre de le laisser chez elle, elle l'abandonna tout de même à la salle chargée de phéromones, de l'odeur âcre de la fumée, de l'acidité des transpirations mélangées, des lumières trop vives que la musique trop bruyante complétait et de la foule grossière. Sur les estrades, devant la table où l'enfant avait été prié de rester, où une longue barre de fer se dressait fièrement jusqu'au plafond surchargé, une femme généreuse dans ses gestes, lui proposait un numéro personnel assez équivoque. Pourtant, ce n'était pas sur lui que ses yeux brillants de désir se posaient et cela ne gênait pas le garçon qui admirait plutôt la force de ce corps suspendu dans les airs avec simplement une barre verticale. Il se demandait si elle pouvait tomber et se faire mal.
La danseuse ne fut pas remarquée par l'être que son coeur attendait, et par dépit, s'abandonna dans les yeux froids et intelligents du garçon, où son âme fut aspirée au point qu'elle perdit ses repères et s'écroula au sol, le souffle coupé et le coeur brisé. Elle ressentait un mal être envahissant et empoisonné qu'elle ne croyait pas pouvoir exister chez elle. En levant son visage outrageusement maquillé vers lui, elle rencontra l'énigme de son visage. Il la déshabillait du regard comme un enfant ne devrait pas savoir faire. Il ne la dévorait pas ni ne la dévisageait, il ne faisait que suivre les courbes du corps vivant et puissant, suffocant dans une respiration anormale, avec un désir étrange qui ne sciait décidément pas à un enfant.
La femme recula d'instinct quand l'enfant se leva et s'approcha de ce corps quasi-nu pour tendre une main d'une pâleur extrême. Le regard maladroit et mal à l'aise de la danseuse découvrit un visage angélique, dont les grands yeux noisette la caressaient avec une douceur infinie sur l'ensemble de ses courbes, déclenchant une décharge électrique dans tout son être. Il réveillait en elle une âme qu'elle n'avait jamais découverte. Son sourire cruel et ses yeux doux contrastaient et lui jetaient au visage sa misérable vie et la pourriture humaine qu'elle était devenue. Il parvenait avec un geste à la rendre vulnérable et à se détester. Elle ne bougea pas quand il monta sur l'estrade et se pencha sur la jeune femme, toujours figée.
Le visage du garçon dansait comme un serpent devant la femme qui ne voyait plus rien à travers ses larmes. Des petits doigts pâles caressaient sa tête et des mots, qu'une mère dirait à son fils, sortaient de cette bouche encore pure, mais qui semblait déjà renfermer les secrets de la maturité qui ne devraient même pas lui appartenir. L'enfant rassurait l'adulte avec une fausse volonté et jubilait d'un plaisir sadique extrême. Il ne regardait pas le monde qui s'était arrêté de fonctionner autour de lui. Le silence était tombé comme une pluie de grêle et avait été le coup final pour anéantir la danseuse. Elle s'était liquéfiée sur place, le corps inerte et mou, fondue dans le sol, clouée sur place par le regard pervers et satisfait du garçon. Il lui offrit le sourire le plus innocent qu'il puisse lui donner - et qu'il avait dû apprendre des autres - avant de se détourner d'elle et de s'en aller.
Les clients et les employées avaient déjà oublié son existence parce qu'ils n'avaient pas été aspirés dans le tourbillon obscène des pupilles noisette de cet ange déchu. Mais l'être échoué et l'âme brûlée de la danseuse gisaient encore par terre, comme un cadavre jeté sur le bord de la route, pourrissant sous les faisceaux ironiques du soleil avant que quelqu'un ne se souvienne de son existence et vienne lui porter secours, et ce, bien trop tard. Elle l'avait gravé sur la rétine et dans le coeur et la nausée la poussa à se lever et disparaître à son tour pour enlever cette boule suffocante qu'il lui avait inséré dans le palpitant comme une part d'elle-même qu'elle ne pouvait pas - déjà plus - retirer.
L'enfant marchait dans la salle, jugeant les danseuses sur les estrades blanches et rouges des projecteurs d'un air prétentieux, sans regarder où il marchait. Soudainement, son corps frêle en percuta un plus ferme qui le bouscula à terre. Il se laissa chuter sans broncher, une douleur minimisée dans les fesses. Il leva la tête et regarda sans voir l'homme aux allures mafieuses se tenant devant lui, dans une attitude irritée. Il parlait à l'enfant avec un fort accent et des mots venimeux qui auraient pu faire leur chemin jusqu'à la conscience en formation de l'enfant. Cependant, le garçon n'était pas ainsi. Il ne connaissait pas cette souffrance ou du moins, n'y accordait-il pas la même importance que les autres le pouvaient faire.
L'homme avait la trentaine. Il avait l'air beau et séduisant, masochiste et persévérant, avec un sourire de prédateur toujours assoiffé et frustré. Ses grandes mains brillaient des accessoires qu'il avait glissé à ses doigts délicats et griffus. Il inspirait le respect, la peur et la puissance. Mais l'enfant n'était pas effrayé, il était plutôt fasciné et trouvait en cet homme ce qu'il semblait chercher au plus profond de son coeur. Il ressentit le premier battement qui l'anima de la vraie curiosité, celle qui vous fait aimer et chérir ce que le hasard vous donne. Cet homme portait déjà, malgré lui, le lourd fardeau que l'enfant lui imposait et qu'il avait toujours rêvé de voir en chair et en os. Il avait le désir de plaire et de séduire cet homme, pour qu'il ne voit que lui et le garde à ses côtés, le privilégie aux autres et le couvre de ce qui lui manquait. Cette ambition avait alllumé un brasier dans les doux yeux de l'enfant que l'homme remarqua.
Ce dernier ne sembla pas surpris. Au lieu de s'énerver et de le frapper, comme il aurait dû le faire, il sembla trouver en cet enfant, l'ombre de son lui, encore la forme de la pureté et de l'innocence. Pourtant, tapie dans l'ombre, existait cette forme bestiale, provocatrice et méchante qui voulait faire le mal pour soulager ses instincts de prédatrice qu'il connaissait bien. L'enfant avait une belle gueule, un sourire léger et envoûtant, des yeux si évidemment conscients qu'il était difficile de lutter contre la vérité qu'ils reflétaient, un visage rond au teint pâle et aux traits délicats, avec un fin cou où l'on pouvait deviner la peau crème et jeune, toujours tendre, de son petit torse. De petites mains élégantes posées sur le sol soutenaient férocement un être d'une fragilité trompeuse. L'homme appréciait la présence de cette créature que les gens ne semblaient pas remarquer alors que cela aurait dû être le contraire. Il avait envie d'étreindre ce petit et de le tester, de jouer avec lui. Mais il ne saurait quoi en faire, une fois qu'il se lasserait de sa beauté ensorcelante.
L'homme détourna les yeux et fouilla la foule à la recherche d'une femme qui pourrait correspondre aux traits de l'enfant. Toutefois, la tâche était périlleuse à cause de l'obscurité et des lumières rasantes, excitées qui perçaient l'atmosphère, créant un décor déchaîné et fou. Le diable et l'ange déchu se faisaient face, l'un debout étalant son autorité sur le monde des mortels et l'autre, les fesses par terre, défiant les lois de l'univers de le soumettre à une quelconque force dont il se fichait pas mal. Le tableau était étrange et malaisant. Les hommes qui accompagnaient le trentenaire ne savaient où porter leur attention car ils ne pouvaient se détourner complétement de cette créature diabolique qui jouait sur deux tranchants.
L'enfant, pour eux, était la représentation d'une double face. L'un, moqueur et l'autre innocent. L'un, cruel et l'autre doux. L'un, sadique et l'autre prévenant. L'un, manipulateur et l'autre sincère. il mentait et jouait sur les préjugés des adultes, qu'ils associaient d'instint, aux enfants et leur naïveté. Le garçon prouvait par un sourire ravageur la stupidité de l'adulte et son âme faible et sans défense. Il mettait à nu. Les hommes du trentenaire savaient déjà que l'enfant avait les mains mises sur leur chef et qu'ils ne pourraient jamais rien faire contre lui. Un pacte silencieux avait été signé entre ces deux êtres sales et mauvais.
L'enfant remarqua enfin la main gauche du trentenaire et il chercha à détailler ce qu'était le carré épais que tenait l'homme. Ce dernier constata que le garçon ne s'intéressait plus à son visage et dégagea le roman pour le présenter au garçon. Ce dernier put lire L'homme qui rit. Il fronça les sourcils et pour la première fois, on vit se peindre le trouble et l'incompréhension sur les traits du garçon. Cette expression se grava dans tous les esprits et l'homme le trouva ravissant, avec cette bouille contractée alors que l'enfant se demandait comment un homme pouvait vivre en riant quand la vie n'était qu'un sanctuaire à déchets.
L'homme parla enfin. "Où est ta mère ?"
"Je ne sais pas." L'enfant haussa les épaules, désintéressé.
"Ton père ?"
"Hein ?"
L'homme eut un mouvement de recul, stupéfait. L'enfant leva un sourcil et reprit, avec un ton maîtrisé qui frôlait l'expertise - c'était une sensation vraiment étrange de rencontrer une créature aussi énigmatique : "C'est quoi père ?"
L'homme dévisagea un temps l'enfant puis bascula son attention sur sa montre. Le temps le pressait. Il ne pouvait plus se permettre de parler avec cet être intrigant. Il espérait pouvoir le rencontrer à nouveau dans un futur proche. Il releva l'enfant en dépoussiérant ses habits, humant à l'occasion son odeur sucrée noix de coco et le recoiffa avec une douceur paternelle, qui poussa l'enfant à fermer les yeux de délectation. Puis, il ouvrit le bouquin, y récupéra un sachet transparent et tendit le bouquin de Victor Hugo au garçon, comme une promesse éternelle qu'ils se rencontreraient à nouveau.
Avec affection, l'homme posa sa main sur la tête de l'enfant et murmura à l'oreille de celui qui l'aimera de la plus sincère et de la plus authentique des façons :
"Un homme comme moi qui fait don d'un bien qui lui est précieux à un gentil garçon comme toi, qui ne dira pas ni qu'il m'a vu ni qu'il m'a parlé."
L'enfant ne chercha pas à savoir pourquoi. Il était d'accord avec ça. Il savait que, plus tard, il pourra le retrouver, cet homme. Il lui fit un signe d'au revoir, alors que le trentenaire s'éloignait, avec un sourire, qui, cette fois, était pur. L'homme fut l'un des rares a hérité de cette grâce que lui accordait l'enfant.
Le garçon lira plus tard le roman, loin du monde, dans l'ombre d'un temps capricieux et cruel, où les émotions n'étaient que des mots et les réalités que des larmes. Le garçon était devenu Gwynplain et il devait impérativement retrouver son père Ursus, Dea sa soeur et Homo, le plus fidèle de ses amis. Il devait reconquérir le monde et offrir à ceux qu'il aimait ce que le Dieu de l'homme lui avait retiré.
L'homme qui rit aura éveillé chez l'enfant la volonté de lutter contre toutes les lois établies de l'univers.
L'homme qui rit ne sera que la touche finale de la construction de l'enfant. Le garçon deviendra la sirène des temps modernes, piégeant subtilement les plus faibles, abusant de leur personne. Jouera à cache-cache avec les plus grands, ridiculisant leur autorité et leur empire.
Mais le temps des noirceurs n'est pas encore arrivé. L'enfant avait juste rejoint sa mère, dissimulant le précieux bien dans son petit sac à dos, avec un sourire de garçon sage et exemplaire.
L.B.
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