CHAPITRE XIII : LEÏV - TROIS KILOMÈTRES À PIED, ÇA USE, ÇA USE... (1/2)
Leïv regarda Lars franchir le seuil de la porte sans bouger, complètement abasourdi. Ce type avait du culot, il fallait bien l'avouer. Après tout ce qui venait de se passer, il restait égal à lui-même : c'est-à-dire sans-gêne et insupportable au possible.
Le divin ne savait pas trop comment se sentir ou quelle était la manière correcte de réagir. Il n'arrivait même pas à déterminer le genre de regard qu'il devait poser sur son imprévisible invité, c'est dire à quel point la situation lui prenait la tête. Alors, il se dit qu'il allait faire comme d'habitude : afficher un sourire en coin et agir comme le gamin immature que tout le monde voyait - ou croyait voir - en lui. Ça lui a toujours permis de se sortir un tant soit peu de la morosité dans laquelle tous les autres s'enfonçaient lentement depuis... depuis ce jour-là. Il n'y avait aucune raison pour que ça ne marche pas cette fois aussi.
Il se tourna vers son fidèle Aldiem, qu'il devinait encore chamboulé par ce qu'il avait appris et ce qu'il fut forcé de vivre par sa faute, et lui donna des instructions claires : ne quitter cette case sous aucun prétexte et se cacher en cas de visite impromptue. Lars avait raison sur ce point, il ne cessait d'en venir alors que d'ordinaire, cet endroit était un havre de paix et de tranquillité. À croire que l'Univers lui envoyait toutes ces interactions exprès pour le contredire ! Ou alors, c'était Lars lui-même qui lui portait une indécrottable poisse. Pourquoi pas, ça se tenait, après tout, comme raisonnement...
Il fut rappelé à l'ordre par un claquement de langue agacé dudit porte-bonheur de pacotille, en train de trépigner devant la porte d'entrée de la bâtisse. Il prit donc une longue et profonde inspiration avant de le rejoindre, un grand sourire aux lèvres.
— Alors ? Tu te dépêches un peu ? Je veux quitter ce four au plus vite ! grinça Lars en s'éventant jusqu'à ce que son poignet fatigue.
C'était vraiment bizarre, ou plutôt, amusant de voir "Aldiem" se comporter ainsi. Lars avait beau avoir son corps, ses vêtements et sa voix, son caractère et ses manières de diva restaient inchangés. Même entouré de 100 clones, même s'il changeait à nouveau de visage, Leïv parviendrait aisément à le reconnaître, il en était certain.
— Loin de moi l'idée de briser tes espérances, mais il fera également chaud là où nous allons, rétorqua l'homme nu-pieds avec malice.
— Ne serait-ce que pour un minuscule degré de différence, je serais prêt à me damner !
Secouant la tête à cet... argument de choix, le divin fut le premier à sortir de la case scintillante, dont il fit le tour pour suivre un chemin spécifique : il menait à la seule partie du tronc de l'Arbre d'Or à ne pas être reliée au grand escalier de feuillages. À la place s'y trouvait un creux suffisamment haut pour qu'une personne puisse y entrer. Leïv y pénétra en toute confiance, suivi d'un Lars qui se fichait totalement d'où il allait du moment que ce n'était pas sur ces foutues marches de la mort. Une fois les deux jeunes gens à l'intérieur, la plateforme sur laquelle ils se tenaient descendit d'elle-même, et des milliers de gemmes incrustées dans les parois s'illuminèrent pour leur épargner l'obscurité.
— Tu avais un ascenseur depuis le début ? Pourquoi tu ne me l'as pas dit avant ? s'écria Lars en ouvrant de grands yeux outrés.
— Tu ne me l'as jamais demandé, répondit Leïv en haussant les épaules.
Le dandy eut à peine le temps d'étaler sa mauvaise foi que le mécanisme de bois s'arrêta. Ils avaient atteint leur destination première, c'est-à-dire le sol, et ils continuèrent leur chemin sans perdre une minute.
— Et tant que j'y suis, reprit-il après quelques instants, ça t'aurait tué de te rhabiller plus tôt ? Apparemment il te suffit de claquer des doigts, mais tu as préféré rester à moitié nu devant moi pendant des heures ! Tu imagines le spectacle que tu m'as infligé inutilement par pure fainéantise ? Ou est-ce que tu aimes ça, tout simplement ?
— Oh, alors ça te dérangeait ? Je n'en n'avais pas l'impression. Pardonne moi pour cette méprise, je ne te pensais pas du genre pudique, répliqua Leïv sur un ton moqueur.
Lars s'arrêta aussitôt, le forçant à faire de même, et agita un doigt agacé sous son nez.
— Je ne suis pas pudique, mais à force de te voir jouer les nudistes tout le temps, je vais vraiment finir par croire que tu m'envoies des signaux ou je ne sais quoi !
— Il y a une différence entre avoir un vêtement en moins et être nu, très cher, et si tu continues d'insister autant sur ce point, je vais finir par croire que c'est ce que tu veux toi.
Bras croisés et sourire jusqu'aux oreilles, Leïv attendit la riposte virulente de son "charmant" compagnon. Mais contre toute attente, ce dernier ne l'envoya pas paître. Lars se contenta de le fixer longuement dans un silence circonspect. Et puis soudain, un drôle de petit rictus (à moins que ce ne soit une grimace ?) apparut brièvement au coin de ses lèvres, avant qu'il ne détourne la tête et reprenne la route comme si de rien n'était. Toujours sans rien dire.
Le Lion le suivit des yeux, ne sachant comment interpréter cette étrange mimique. Et malgré lui, ses lèvres s'étirèrent de nouveau en un petit sourire amusé... qu'il effaça bien vite de son visage en se remémorant les derniers évènements de la journée. Mais qu'est ce qu'il fabriquait ? Il n'y a même pas dix minutes, il était à deux doigts de sauter à la gorge de Lars pour s'en être pris à Aldiem ! Et pourtant, les voilà déjà en train de... mais qu'étaient-ils en train de faire, au juste ?
— Calme, calme, ne pas se laisser envahir par des pensées qui font réfléchir, se concentrer sur le moment présent...
— Leïv, mais qu'est-ce que tu fais à rester planté là ? s'impatienta Lars en se retournant pour le fusiller du regard. J'ai vraiment hâte de quitter cette espèce de savane, ne serait-ce que pour la journée !
L'interpellé leva les yeux au ciel avant de le rejoindre. Ce type était tout bonnement insupportable. Mais curieusement, cela faisait partie de son charme. Ou peut-être que plusieurs siècles sans voir d'autres humains l'ont rendu trop conciliant... Par exemple, il n'a toujours pas réagi au fait que celui-là l'ait appelé par son prénom à trois reprises dans un contexte familier (hors celui de la chambre à coucher, bien sûr). Il ne saurait trop dire pourquoi, mais le simple fait de l'entendre à travers cette voix de velours - même si, en l'occurrence, il s'agissait ici de celle d'Aldiem - sonnait agréablement à son oreille. Et puis, ça changeait de ses ''Le Chat''. Devrait-il, lui aussi, se mettre à le désigner par son propre nom ? Ou était-ce trop tôt ? Pourquoi se posait-il cette question ? Oh, il s'occupera de ces frivolités en temps voulu. Il n'avait pas envie de réfléchir.
— Sinon, tu n'aurais pas également planqué quelque part un truc pour nous accélérer le trajet ? Un pousse, une calèche ? À la limite, j'ai horreur des voitures mais si ça me permet de passer moins de temps sous ce soleil de plomb, ça vaudra bien un petit sacrifice... Oh, et je ne parle aucunement de ta supervitesse, alors n'y pense même pas !
— Hmmm... Je ne comprends pas la moitié de ce que tu racontes, mais de toute manière, nous n'avons rien de tout ça ici. Il faudra donc te contenter du soleil de plomb ou de ma supervitesse, comme tu dis.
Tandis que les deux hommes poursuivaient leur chemin, Leïv observa Lars cogiter furieusement, de toute évidence à propos de la suite du voyage. Il tentait bien de ne pas le montrer, mais ça se voyait tellement sur son visage qu'il était impossible de le manquer ! La facétieuse Incarnation s'amusa même à parier sur l'issue de sa réflexion, rien que pour voir s'il le connaissait suffisamment pour prévoir ses réactions.
— Bon, c'est décidé, je ne supporterais pas de rester une minute de plus dans cette savane infernale ! finit par s'exclamer le sorcier en levant les bras au ciel. Te laisser me retourner l'estomac encore une fois n'est pas franchement plus agréable, mais quitte à choisir entre la peste et le choléra, je préfère l'option qui me fera changer d'air le plus rapidement !
Gagné ! ''Je suis vraiment trop fort'', se disait Leïv en toute modestie. Une lueur machiavélique illumina ses yeux alors qu'il prenait Lars dans ses bras ; et sans crier gare, il courut aussi vite qu'il le pouvait dans ces conditions, jusqu'à l'extrême limite. Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre le portail de la constellation du Serpentaire, confortablement niché dans une zone légèrement boisée. Il se stoppa à quelques mètres de lui et déposa Lars, qui alla aussitôt s'appuyer contre l'arbre le plus proche en gémissant faiblement. Il semblait être à deux doigts de rendre son déjeuner, ce qui fit apparaître un grand sourire on ne peut plus satisfait sur les lèvres de la divinité.
— Haha, très drôle, maugréa le mal en point d'une voix hachée en l'incendiant du regard. Alors, ça va ? Tu te sens mieux après cette petite vengeance mesquine ?
— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, répliqua Leïv sans se départir de son rictus. C'est toi qui voulais arriver plus vite jusqu'au portail, non ? Je n'ai fait qu'exaucer ton souhait, très cher invité.
Lars se décolla du tronc avec difficulté, les jambes encore toutes flageolantes et l'œil mauvais.
— Tu ne payes rien pour attendre...
— Ce que j'attends, c'est la présence de ta gracieuse personne à mes côtés.
Davantage concentré sur la porte éthérée que sur son compagnon, l'Incarnation lui fit signe de le rejoindre en mouvant son index avec une lenteur volontaire, presque sensuelle pour ceux qui se plairaient à s'y attarder. Lars leva les yeux au ciel en bougonnant des paroles indistinctes, avant de se rapprocher. Il considéra ensuite le portail d'un air très intéressé, ce que Leïv remarqua aisément.
— Si tu veux, je t'expliquerai son fonctionnement plus tard. Pour l'heure, il nous faut avancer. N'aie crainte, tu ne sentiras rien. Enfin, normalement... Je ne suis pas humain, après tout !
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