Leïv avait passé les deux dernières heures à réfléchir à ce qui venait de se passer. Pour être honnête, il ne pouvait toujours pas y croire. Bien sûr, il lui était déjà arrivé de profiter de la splendeur d'un humain, et même plus rapidement que ça, mais... peut-être qu'il se sentait bizarre parce qu'il n'y était plus habitué. En dehors de Bliz, de ses Cortégiens et de quelques autres, il ne connaissait plus grand nombre d'amants. Au fond, ce n'était pas si étonnant que l'alchimie entre Lars et lui ait explosé aussi vite et brusquement. Les choses allaient-elles être différentes à partir de maintenant ? Leïv ne pouvait le dire, la situation étant... assez inédite.

Son regard s'arrêta sur le magicien encore endormi contre lui, et un rictus rieur habilla ses lèvres à la vue de chaque suçon qu'il avait déposé sur sa peau asphalte. Après quelques instants, il se détacha très délicatement de lui et le couvrit du grand drap satiné, avant de quitter le lit puis la chambre sans un bruit. La température ambiante légèrement froide lui était de plus en plus intolérable, il lui fallait de la chaleur. Chose qu'il accueillit avec un grand sourire lorsqu'elle vint enfin lui mordre les joues ainsi que chaque parcelle de son corps encore nu. Il s'en fichait, personne ne passait par-là, encore moins le propriétaire des lieux. Il ferma les yeux et poussa un léger soupir : ce fut de loin la meilleure couche qu'il eût partagée en plusieurs décennies, et ils se sont seulement touchés ! Qu'est-ce que cela devait être lorsque les choses allaient plus loin...

C'était inattendu, divin, et physique. Purement physique. Leïv haïssait déjà ce à quoi son esprit s'adonnait : il réfléchissait. Il réfléchissait à ce que ce rapprochement impliquerait pour l'avenir. Il échouait à se concentrer sur le présent uniquement, or c'était son mode de vie depuis... depuis très longtemps, des siècles. Au début, il s'y efforçait, puis c'est devenu une habitude. En oubliant le futur, en ne se souciant de rien d'autre que du présent, pour absolument tout, il évitait de penser à ce qui finirait, tôt ou tard, par arriver, et il n'était très certainement pas le seul à le vouloir. Personne n'aurait envie de se torturer mentalement avec cette idée, l'idée qu'un beau jour, les choses auront tellement empiré qu'il n'y aura plus rien à faire. Ce n'était pas à sa date de sa mort qu'il pensait, non, ou tout du moins, pas celle qui fut planifiée dès sa naissance.

Si tout se passait bien, il mourrait dans presque exactement 180 ans, à quelques mois près. C'était comme ça, c'était un fait, ça ne changerait pas. Il arrivait à cette tranche d'âge pivot où les mille ans d'une vie se rapprochaient dangereusement et incroyablement vite. Pourtant, 100, ou 180, ou 200, ça faisait encore beaucoup d'années à vivre. Mais c'était plus fort qu'eux, les Dieux agissaient comme s'il n'en restait qu'une seule. Comme si, quoi qu'ils voulaient faire, c'était trop tard, inutile à entreprendre. Ils ne pouvaient l'expliquer, c'était comme ça, jusqu'au plus profond de leur âme, ils le prenaient de cette manière.

Mais ce n'était pas à ça que Leïv songeait. Il l'avait accepté, c'était prévu, point. Ce qui ne l'a jamais été, en revanche, ce sont les Néanides. Avec elles, une mort prématurée guettait chaque nuit. Malgré tout, Leïv a toujours trouvé le moyen de vivre sa vie au jour le jour, sans penser au lendemain. Et voilà que par la suite, un nouvel imprévu a pointé le bout de son nez en la personne de Lars, et maintenant, il n'était plus sûr de rien. Ce type... ce type a tout bonnement fichu la pagaille dans sa tête, et pas uniquement en raison de sa beauté sulfureuse.

Parce qu'avoir à gérer cette imprévisibilité sur pattes lui rappelait à chaque instant le danger que tous deux couraient. Comme si, tout d'un coup, il réalisait réellement que, chaque nuit, il pouvait mourir, et que c'était grave. Que ce n'était pas quelque chose à oublier pendant la journée, qu'il fallait s'en rappeler jusqu'à s'en rendre malade, comme tous ceux qui n'osaient plus profiter de rien, parce que oui, c'était grave, cruel, insensé ! Il se révélait incapable de se concentrer sur le présent avec Lars constamment en tête, avec la menace que représentait la moindre rencontre, la moindre visite impromptue. Qu'adviendrait-il si Lars était découvert, ou si lui, mourait ? Qui l'aiderait ? Qui le protégerait ? Combien de temps durerait son répit ?

En outre, le magicien occupait ses pensées bien plus que sa propre personne ou n'importe qui d'autre, à un point inimaginable, et Leïv se doutait très fortement que ça finirait par l'affecter d'une manière ou d'une autre. Peut-être même que c'était déjà le cas... non, impossible ! Ce n'était qu'un rapprochement physique... rien que physique... qu'il avait adoré jusqu'à l'extrême, bien plus qu'avec qui que ce soit d'autre... mais toujours physique, rien de plus. Et ça resterait comme ça.

Retourner à l'instant présent... Ne plus se soucier de rien... Ni des choses graves, ni des futiles... Et progressivement, un grand sourire vint se dessiner sur ses lèvres, balayant toutes les pensées parasites. Il ne pensait plus à rien hormis la chaleur sur son visage. Le vent soufflant dans ses cheveux. Et surtout, le fait qu'il avait gagné un nouvel amant occasionnel ! Ainsi que le grossier lapin posé à Blizenci... Ah, iels lui pardonneront ! Mais, juste au cas où... Leïv claqua des doigts pour récupérer ses vêtements et s'élança jusqu'au pavillon où le rendez-vous aurait dû avoir lieu, situé une dizaine de kilomètres plus loin, niché au cœur de la forêt. Celui-ci était cette fois dédié aux Gémeaux, dont l'architecture en pyramide de pierres grises se reconnaissait entre mille.

Il gravit sans difficulté les marches pentues et pénétra dans une salle de séjour très particulière, aux divans de roche et de mousse et aux tables incrustées de marques soi-disant rituelles. Les Gémeaux ont toujours été du genre à inventer folklores et autres formes de divertissement pour les humains, et iels ramenaient leurs créations jusqu'aux mondes célestes juste pour le plaisir de montrer leur supériorité à leurs frères et sœurs. Ce fut sur l'une de ces tables que Leïv les trouva, allongæs, immobiles.

— Vous voilà... Écoutez, je sais que pour cet après-midi, vous désiriez à tout prix la présence de...

— Hein... Comment...? Nous avions rendez-vous...?

Leïv s'apprêtait à les réprimander sur cette blague douteuse, bien qu'il l'aurait certes méritée, quand il remarqua qu'iels avaient réellement l'air perdux. Leur tête penchait sur le côté et iels avaient du mal à se maintenir dans leur position, alors que d'ordinaire, même leurs membres-épées ne leur posaient aucun problème.

— Vous ne vous en souvenez pas ?

— Eh bien... C'est assez flou... Nous savons que nous avions une raison de venir, mais... Nous ne nous sentons pas très bien, nous préférerions nous retirer, si cela ne te dérange pas... Nous sommes navræs de t'avoir fait te déplacer pour rien.

Le jeune homme continuait de les fixer, un voile soucieux sur le visage. Ce n'était pas normal...

— Inutile de vous excuser, nous aurons d'autres occasions. Reposez-vous, et... contactez-moi quand vous vous sentirez mieux, d'accord ?

— Sans faute, cher frère...

Sur ces mots, Blizenci quittèrent les lieux par la voie des airs, laissant Leïv seul avec ses interrogations. Il semblerait que le pouvoir de Lars ait une étendue encore plus imprévisible qu'il ne l'imaginait... Il devait lui en parler. Alors il retourna sans tarder au pavillon de la Balance, où il retrouva le jeune homme debout et en plein habillage.

— Ah, tu es réveillé, tant mieux. Il faut que je te dise...

— Non, surtout ne dis rien, l'interrompit sèchement le sorcier sans même le regarder.

Le ton dans sa voix était on ne peut plus clair : monsieur avait visiblement retrouvé toute sa tête et reprit par la même occasion ses habitudes de ronchon. Mais il semblait y avoir quelque chose de plus.... Comme s'il était... énervé ? Furieux ? Leïv n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Lars pouvait être si exaspérant parfois... et ses réactions, tellement incompréhensibles !

— Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai fait quelque chose de mal ? Ou tu regrettes peut-être ce qu'il s'est passé entre nous ? Tu m'as clairement montré ton consentement en te jetant sur moi, alors je te prierais de ne pas me rejeter la faute dessus, attaqua immédiatement Leïv afin de vite crever l'abcès.

Le magicien se tourna brutalement vers lui pour le fusiller de ses prunelles améthyste :

— Je... mais, non ça n'a rien à voir ! Je suis adulte, bien sûr que je ne vais pas te rejeter la faute ou... faire comme si de rien n'était ! Je... Tu... Oh et puis laisse tomber ! cracha-t-il en passant une main agacée dans sa chevelure corbeau.

Le geste était anodin, mais incroyablement sexy. Et Leïv ne put s'empêcher de remarquer sa chemise, pas encore entièrement refermée. Cela dévoilait son cou et les marques rouges sur sa peau... si délicieuse et addictive. Il se souvenait parfaitement du plaisir qu'il avait éprouvé en y déposant ses lèvres et sa langue. Lars avait un étrange goût... de menthe ? La comparaison lui arracha un petit sourire malgré lui, ce qui lui valut un regard courroucé de la part de l'objet ses pensées.

— Non mais tu te moques de moi ? l'apostropha ce dernier, tandis que ses jolis yeux se plissaient de contrariété. Et d'ailleurs, où étais-tu passé ?

— Parti nous excuser auprès de nos invités, si tu veux tout savoir, rétorqua le Lion en croisant les bras. D'ailleurs, c'est à ce sujet que je voulais converser avec toi avant que tu ne m'interrompes si grossièrement...

— Tu m'as laissé ici tout seul, le coupa une nouvelle fois Lars avec indignation. Imagine un peu si quelqu'un était venu pendant que je dormais et pendant que toi, tu fricotais je ne sais quoi avec tes Gémeaux ?! Tu aurais au moins pu me réveiller !

— Enfin, tu crois sincèrement que j'aurais pris ce risque si j'avais dû m'absenter longtemps ? Il fallait bien que j'y aille avant que ce ne soient iels qui viennent nous trouver, te trouver ! Et puis, mes Gémeaux, je trouve que tu y vas un peu fort, les gens sont-ils si exclusifs dans ton monde ? Attends... C'est ça, le problème ? Ça n'a rien à voir avec Blizenci, tu me reproches juste de... ne pas être resté avec toi ?

— Quoi ? Mais... non !

Lars protestait avec virulence, mais Leïv voyait parfaitement que la question l'avait pris au dépourvu. Le dandy continua cependant sa tirade en tapant du pied comme un enfant :

— Arrête de dire n'importe quoi ! La prochaine fois, j'exige juste que tu me préviennes avant de disparaître je ne sais où...

— La prochaine fois ?

Cette fois-ci, ce fut Leïv qui lui coupa la parole. Son visage se marqua d'un sourire carnassier tandis qu'il s'avançait lentement vers le magicien.

— Tu estimes donc... qu'il y aura une prochaine fois ?

— ...

De nouveau pris de court, Lars le regarda se rapprocher sans faire un geste. Le jeune homme était tendu comme un arc. Il se passa nerveusement la langue sur les lèvres, tandis qu'une myriade d'émotions se disputait sur son visage : surprise, incertitude, colère, mais aussi une pointe de panique... Et enfin l'agacement lorsqu'il leva les yeux au ciel.

— Raah et puis zut, interprète mes paroles comme bon te semble, ça m'est bien égal, s'exclama-t-il en se passant à nouveau la main dans les cheveux.

— Je vois ça. Dans ce cas, j'imagine que ça...

Avec vivacité, Leïv se retrouva devant lui et lui donna un bref et chaste baiser, tout en le narguant d'un regard enflammé.

— ... ça t'est égal ? Et si je décidais qu'on en reste là, sans interprétation, ça te serait égal aussi ?

Lars ne répondit pas. Il se contenta de le fixer toujours sans un mot, ni mouvement. Son regard était froid, mais en même temps si brûlant, intense... Et pour une fois, le divin n'arrivait pas à deviner à quoi il pouvait bien penser. Le dandy ne se décida finalement à réagir que lorsque Leïv se recula. Ses doigts attrapèrent brusquement sa nuque, puis s'enroulèrent dans les cheveux roux. D'un geste impérieux, il tira un peu, rapprochant leurs visages, lentement, sensuellement. Puis, les iris ancrés dans ceux de Leïv, il murmura presque tout contre sa bouche :

— Exactement, ça m'est complètement égal...

Ils restèrent ainsi pendant plusieurs secondes, à se défier des yeux en silence. Leurs nez se touchaient presque et leurs souffles ne faisaient plus qu'un. C'était terriblement excitant.

— Alors, restons-en là...

Et sur ces mots, Leïv combla le vide entre leurs lèvres. Ses paupières se fermèrent tandis que ses mains agrippaient les hanches de Lars, rapprochant à nouveau leurs corps. Son parfum mentholé envahit aussitôt ses narines... Ces effluves avaient tendance à très vite lui monter à la tête, il ne pouvait se l'expliquer, pas plus que l'ardeur avec laquelle Lars répondit immédiatement à son baiser. Les mains du magicien resserrèrent drastiquement leur prise sur sa nuque, et sa langue vint chercher la sienne avec exigence.

Leïv les fit tous deux basculer sur le lit, se retrouvant en position dominante. Il ne pensait plus à rien, si ce n'est à son amant et au soudain désir qu'il lui inspirait à nouveau. Il s'attaqua aussitôt à la partie de son cou non protégée par la chemise entrouverte, qu'il s'empressa de défaire à nouveau pour leur plaisir à tous deux. Il était tellement concentré... ou plutôt, perdu, enivré dans l'instant présent, qu'il avait complètement oublié les nuages qui commençaient déjà à obscurcir l'avenir.

* * *

Allongæs = neutre de allongé/es

Perdux = neutre de perdu/es

Navræs = neutre de navré/es