CHAPITRE XIX : LEÏV - PERFECTION (2/2)
— Oui, il est vrai... Dis donc, tu pourrais arrêter de m'interrompre ? reprit-il d'un air faussement indigné.
— Très cher, quand on décide de parler à la grande Ryby, on accepte d'être interrompu par la grande Ryby. Ça fait partie de la magie de la conversation ! rétorqua-t-elle en faisant un geste exagéré de la main gauche.
Leïv ne répondit rien, se contentant de lever un sourcil et de la regarder d'un air blasé.
— D'accord, d'accord, je la mets en veilleuse. Mais comprends-tu, toute cette histoire m'émoustille !
— J'avais remarqué, et plus que moi on dirait. Tu voudrais peut-être y aller à ma place ? répliqua-t-il en riant.
— Oh, ça va ! Bon, soyons sérieux deux minutes, qu'est-ce que tu souhaites savoir ?
— Hum... Eh bien...
— Tu ne sais pas par où commencer, c'est ça ?
En guise de confirmation, il claqua des doigts d'un geste théâtral et s'approcha pour poser ses mains sur les genoux glacés.
— Tu vois, c'est exactement pour ça que j'ai besoin de tes lumières ! Toi, tu as déjà participé à des événements de ce type chez les humains, tu es parfaitement qualifiée pour m'aider !
Celle qui s'autoproclamait depuis toujours "plus belle femme de l'Univers" leva le menton pour le toiser gentiment, sourire en coin, et fit battre avec sensualité ses longs cils d'un blanc pur.
— Bien, bien... J'aime que tu me supplies ! Mais pourquoi tu ne demandes pas à tes autres Cortégiens, tout simplement ? Ils ont eu une vie avant nous, après tout. Ou même Beran ! Lui, il saurait bien plus que moi t'inculquer le côté romantique de ces choses-là !
Leïv retira ses mains pour s'en passer une derrière la nuque, le regard déviant.
— Disons que je préférerais qu'ils ne soient pas au courant, quant à notre frère... Tu sais combien il est difficile d'entrer en contact avec lui depuis quelques décennies. Toi aussi, d'ailleurs ! Même en hiver, on ne te croise plus très souvent, on peut dire que c'est mon jour de chance !
— Oui, c'est assez vrai...
Ryby cessa de sourire et baissa les yeux. Quelque chose avait changé chez eux, leur jolie couleur semblait ternie. Mais elle se reprit très vite, si bien que le Lion n'y prêta plus attention.
— Fort bien, je ne vais pas te faire languir plus longtemps, il serait dommage que tu te transformes en glaçon ! Les premières choses à connaître, ce sont la date et le lieu. Quand et où veux-tu organiser ton dîner ?
— Je ne sais pas trop... Aujourd'hui ? Non, c'est trop tôt... Demain, en début de soirée ? Ou en fin d'après-midi ?
— Pourquoi ne feriez-vous pas ça la nuit ? Le ciel étoilé est une merveille à cette époque de l'année, il n'y a rien de plus romantique !
— J'y ai pensé, mais ce n'est malheureusement pas envisageable : c'est ici que je compte inviter... Aldiem. Il a beaucoup de mal à supporter la chaleur ces derniers temps, un peu de fraîcheur lui ferait du bien. Et comme tu peux t'en douter, grâce aux pavillons des signes d'Automne et d'Hiver, il n'y a qu'au sein de cette constellation que c'est possible.
— Ah, je vois... Et bien évidemment, depuis que Père a décrété que plus personne ne devait traverser son domaine la nuit... Au point de sceller nos portails juste pour s'en assurer ! Quel dommage...
Oui... Officiellement, Ophiuchus souhaitait rester dans la tranquillité la plus totale en ces heures puisque le royaume du Serpentaire était un incessant carrefour durant la journée. Nul n'a songé à le contester comme cela semblait logique et acceptable. La vérité, bien sûr, était toute autre, puisqu'il fallait absolument éviter le moindre incident avec les Néanides. Et pour une raison que Leïv ignorait encore, il refusait catégoriquement de mettre qui que ce soit d'autre que son élite dans la confidence. En soi, c'était compréhensible : très peu parmi les divins seraient capables de les détruire, mais nul doute que ça n'empêcherait pas certains de vouloir jouer les héros. Par conséquent, il valait mieux que tout le monde se contente de cette version des faits, Ryby la première en l'occurrence.
— Oh, attends ! J'ai peut-être une idée ! s'écria cette dernière, le visage subitement illuminé.
La jeune femme récupéra son trident, se releva, enfila de toutes petites sandales, puis une encombrante robe à bustier bleue surmontée d'un épais châle vert, et se coiffa d'une immense pince assortie en forme d'éventail. Une fois toute parée, elle se mit bien droite dans un petit bond, poings sur les hanches.
— Suis-moi ! lança-t-elle avec assurance avant de se diriger vers la sortie.
Leïv ne se fit pas prier. Il quitta le bassin et se rhabilla d'un claquement de doigts, bien content de retrouver son adorée chaleur extérieure. Après s'être créé une petite bulle de fraîcheur ambiante grâce à son Arme, Ryby le guida quelques kilomètres plus loin, au-delà de la forêt. Ils arrivèrent à un petit lac traversé par un ponton entièrement composé de galets chauffés par le soleil, menant à une nouvelle structure circulaire surplombée d'un dôme de verre. Plus petite et moins "apprêtée" que les précédents thermes, il ne s'en dégageait pas grand-chose de prime abord.
— Donc, tu me fais quitter une bâtisse ronde toute gelée pour m'amener à une autre bâtisse ronde toute gelée ?
— Attends d'être à l'intérieur ! Le jeu en vaut la chandelle, crois-moi !
Le jeune homme haussa les épaules et la suivit. Ça se tentait, après tout. Ils pénétrèrent dans une pièce entièrement vide, à l'exception de quelques piliers formant deux arcs de cercle à leur droite et à leur gauche. Le sol légèrement creusé était recouvert d'un carrelage incrusté d'une sorte de rosace noire, rien de bien prétentieux. Le tout, bien évidemment, étant d'un blanc étincelant. Quant au plafond de verre... Eh bien... Les carreaux avaient l'air propres, au moins ?
— Alors ? Tu arrives à te représenter ici ?
— Oui, c'est... transcendant.
Ryby leva les yeux au ciel avant de tourner les talons et se diriger vers le mur.
— Homme de peu de foi ! Observe, au lieu de juger si vite ! rétorqua-t-elle en enclenchant un petit interrupteur.
La salle fut soudainement plongée dans le noir. Plus aucune lumière extérieure ne l'atteignait, ni celle provenant des portes pourtant grandes ouvertes, ni celle offerte par le dôme. C'était comme s'il faisait nuit ! Et alors que Leïv ne pensait pas pouvoir être davantage surpris, de petits points lumineux apparurent ici et là au niveau du plafond. Il en vint d'autres, encore et encore, jusqu'à ce que le Lion se rende compte qu'il s'agissait d'une voûte céleste. Il n'en croyait pas ses yeux !
— Alors ? Ne t'avais-je pas dit que ce serait génial ?
— Tu ne l'as pas dit, non... Mais tu me retires les mots de la bouche. C'est parfait !
Il balaya une seconde fois la pièce du regard, et cette fois, quelque chose se passa. C'était comme s'il parvenait à se représenter tout ce qu'il souhaitait. Une table ronde au milieu de ce sol rosacé. Quelques autres disséminées un peu plus loin pour y poser les plats. Des coraux et cristaux entourant chaque pilier, violets comme les yeux de Lars...
— Regarde-toi ! Je n'ai même pas eu à faire quoi que ce soit, au final, tu y arrives très bien tout seul ! déclara l'Incarnation des Poissons en ouvrant les bras. Si tu veux, on peut aller voir Père tout de suite pour qu'il t'en construise un plus adapté à ta température.
— C'est gentil, mais je préférerais qu'il ne soit pas impliqué. Cet endroit me convient totalement tel qu'il est.
— Vraiment ? Mais alors, que fais-tu du froid ?
— Eh bien quoi, le froid ? Ça ne va pas me tuer. Du moment que ça lui convient... c'est le plus important.
Il se tourna vers sa sœur, un sourire chaleureux aux lèvres.
— Merci, Ryby. Et tu te trompes, car ton aide m'est plus que précieuse.
La petite bouche pulpeuse de la Déesse s'étira tellement qu'elle accentua à un point inimaginable ses rondes pommettes déjà bien saillantes. Elle commença par trépigner sur place, pour ensuite sautiller un peu partout en agitant gaiement ses poings dans les airs. Comme si ces quelques mots avaient suffi pour faire d'elle la plus heureuse des femmes dans l'Univers... Est-ce qu'elle allait pleurer, là ? Non... Si, si, elle était complètement en train de pleurer.
— Tout va bien ?
— Ouiiii... C'est juste que... tout le monde agit comme si tout était normal alors que je vois bien qu'ils sont malheureux, et je pensais... que j'avais perdu mon don d'apporter de la joie... que plus personne n'aurait besoin de moi, jamais... répondit-elle sur un ton presque enfantin en séchant ses larmes de la manière la plus adorable qui soit.
— Cesse donc de raconter des sottises ! Bien sûr que nous avons besoin de toi, moi le premier aujourd'hui ! Allons, arrête de couiner comme ça, ton nez commence à devenir tout rouge et ça fait tâche sur ton petit minois.
— Ah ! Quelle horreur ! Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? Tu le sais, pourtant, que je dois rester pure et fraîche en permanence ! Enfin ! Comment puis-je prétendre à ma beauté si une vilaine couleur vient la bouffir ?
Et la voilà le menton relevé, tout sourire, droite et fière comme un paon, sous le regard on ne peut plus satisfait de Leïv. Oui, il était vraiment dommage qu'elle ne soit pas un homme, parce que ses manières lui rappelaient sans conteste une certaine diva aux cheveux de jais. Il devait avoir un faible pour ce genre de caractère...
— Bon ! Nous avons le lieu, nous avons la date... Nous avons la date ?
— Euh... Je dirais... Demain, en fin d'après-midi ?
— Nous avons la date. Reste la question du menu ! Je suppose que depuis le temps, tu connais les goûts d'Aldiem, n'est-ce pas ?
Ceux d'Aldiem, oui. Ceux d'Aldiem... Eh bien, ils faisaient partie de ce tout dont Leïv ne connaissait en fin de compte rien. C'était le but de ce dîner, après tout. En apprendre plus sur lui, son passé, ses pouvoirs... ses rêves, ses envies... son avis sur ce qui se passait entre eux...
— Oh, tu rougis ! Comme c'est mignon !
— Que... Quoi ? Tu te fourvoies, je suis un signe d'Été, évidemment que j'ai les joues chaudes !
— C'est ça, nie, mais je sais ce que j'ai vu ! répliqua Ryby avec un clin d'œil malicieux.
Le Coureur de Lumière leva les yeux au ciel tout en commençant à faire le tour de la pièce pour se plonger dans ses pensées. Marcher l'aidait toujours lorsqu'il cherchait à se remémorer quelque chose. Il finit par songer au tout premier repas de Lars, et surtout à ses incessantes plaintes.
"Il n'y avait pas de viande ?"
"Et il n'y aurait pas eu moyen de réchauffer le fromage au micro-ondes ?"
"Comme quoi ? Une cuisine tous les trois kilomètres ? Une chaleur de l'enfer ? Des goûts architecturaux plus que douteux ?"
Leïv ne put s'empêcher d'émettre un petit rire à ces réminiscences. À croire que ce n'était tout simplement jamais assez pour monsieur le magicien ! En même temps... Il semblait être un homme de luxe, ne serait-ce qu'à sa façon de parler, de se maintenir, de s'habiller, d'avancer... de sourire...
— Eh bien, tu veux sortir le grand jeu dis-moi ! Ça va en faire, du travail, tu es sûr de toi ? demanda Ryby après qu'il lui ai fait prendre connaissance de la liste - pour le moins... complète - de tous les éléments à préparer, que ce soit en termes d'ameublement, de décoration et de nourriture. Loin de moi l'idée de te refroidir !
Ces derniers mots déclenchèrent en lui une nouvelle vague de souvenirs. Il s'agissait de la fois où il l'avait amené au cœur du volcan qui lui servait désormais de terrain d'entraînement quotidien. Et plus exactement, du moment précis où il venait d'achever la mise en place de toutes ces statues qu'il avait vol... empruntées à Vodnar pour lui créer une atmosphère supportable. C'était à cet instant là, celui-là, qu'il lui avait réellement souri pour la première fois. Pas un de ses fameux rictus moqueurs ou prétentieux, non. Un sourire sincère... si beau... et rare. Le genre de sourire que Leïv voulait le voir arborer à nouveau. Et pour cela, tout devait être parfait.
— Absolument certain, confirma-t-il avec conviction.
L'Incarnation des Poissons recula d'un pas, sautilla sur place une fois de plus, et frappa dans ses mains avec enthousiasme.
— Entendu, alors ! Maintenant, tu ne bouges pas de là et tu m'attends !
— Pourq...
Elle ne le laissa pas finir sa phrase, posant le doigt sur ses lèvres pour le faire taire. La sensation était hautement désagréable, mais il préféra laisser passer.
— Ta,ta,ta ! Je. M'occupe. De tout !
Et sans rien ajouter, elle tourna les talons et quitta la pièce en grande hâte. Leïv pouvait l'entendre couiner de joie inlassablement, ce qui lui réchauffa le cœur - et le corps - sans même qu'il ne s'en rende compte. Son esprit rêvait déjà de ce lendemain qui s'annonçait des plus merveilleux.
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