Roumanie. (partie 2)

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En 1966.

Afin de lutter contre la baisse constante de la natalité, Nicolae Ceausescu promulgue par Décret, une loi interdisant brutalement l’avortement et la contraception. Toute femme en âge de procréer doit avoir au minimum cinq enfants. C’est un devoir patriotique ! Et afin de faire écho à cette loi, quelques mois plus tard, le régime impose un impôt spécial aux femmes de plus de vingt-six ans n’ayant pas encore enfanté.

Anya est scandalisée par la promulgation de ce Décret. Non seulement, son couple va devoir payer un supplément d’impôt puisque son ventre demeurait vide mais elle est encore plus révoltée par la liberté enlevée aux femmes de disposer de leur corps... Elles ne valent donc pas mieux que du bétail… de vulgaires animaux.

Lorsque Dimitri rentre de son service à l’hôpital, Anya est toujours en colère. Avec cette loi, son rêve de liberté pour elle, son peuple, son pays, s’envole. Le Camarade Nicolae n’est pas différent de Gheorghiu-Dej… il est pire ! songe-t-elle. Il a menti aux Roumains sur ses intentions afin d’asseoir son autorité et mener une politique sociale la plus exécrable qui soit.

— Tu as entendu les informations ? dit-elle à son époux après l’avoir embrassé. Comment peut-on forcer les femmes à enfanter ? C’est totalement inhumain !

Dimitri regarde sa femme… c’est une vraie pile électrique.

Sans attendre de réponse de sa part, Anya s’approche du fourneau, verse la soupe dans la soupière et la dépose sur la table de la cuisine. Elle s’empare de l’assiette de son mari et verse deux grosses louches d’un bouillon bien clair.

— C’est tout ce que j’ai trouvé ! se désole-t-elle en s’asseyant à son tour.

— Ça ira très bien, ne t’inquiète pas. Se saisissant de la miche de pain, il en tranche deux épaisses rondelles. Il coupe la sienne en morceaux dans son potage, lui donnant un peu plus de consistance avant d’enfourner une cuillère bien remplie dans sa bouche.

Le dîner se fait dans le silence le plus total, seul le tic-tac de la pendule accompagne le repas. Anya mange du bout des dents, le front barré de deux sillons, perdue dans ses sombres pensées. Dimitri avale sa soupe jusqu’à la dernière cuillérée en jetant quelques regards inquiets à sa femme. Un morceau de fromage durci ingéré et la jeune femme débarrasse la table, sans avoir prononcé un seul mot.

— Anya, viens là et assieds-toi une minute, s’il te plait. Dis-moi ce que tu as sur le cœur.

Dimitri, toujours assis autour de la table, la regarde avec tendresse. Sa main tapote l’épais plateau de bois patiné pour l’inviter à le rejoindre. Anya, lèvres pincées et regard orageux, s’avance vers son mari. Elle se laisse choir sur la chaise avant de se saisir de la main de son époux. Elle la presse fermement et entremêle ses doigts aux siens puis relevant la tête, ses yeux océan plongent avec insolence dans le noir ébène des siens.

— Pardon mon chéri ! Je sais que tu déplores autant que moi cette loi sexiste envers les femmes. Nous deux désirons un enfant plus que tout au monde mais c’est notre choix, notre volonté, pas celle du Parti ! Comment peut-il infliger la maternité aux femmes qui ne le veulent pas ou tout simplement parce qu’elles n’ont pas les moyens d’élever de nombreux enfants ? Un devoir patriotique ? FOUTAISES !

Emportée par son élan, son poing s’abat brusquement sur la table.

— Moins fort Anya ! la tempère Dimitri, la voix basse. Le Parti a des oreilles partout… Si on t’entend critiquer la politique du Camarade Nicolae, attends-toi à voir débarquer sa police personnelle.

Il presse les paupières un instant guettant un bruit quelconque avant de reprendre.

— Je suis entièrement d’accord avec toi… Je ne suis pas une femme mais je ressens, tout comme toi, ce sentiment d’abandon, ce sacrifice au nom du Parti. On a tous été trompés… À l’hôpital, on a reçu des directives bien explicites pour exécuter immédiatement ce Décret selon les ordres du Camarade. Les I.V.G sont interdites sous peine d’emprisonnement. Les médecins vont être surveillés par des médecins acquis au Parti. On les appelle déjà la « police gynécologique »... Et ces médecins vont effectuer des examens gynécologiques rapprochés sur les femmes pour déceler d’éventuelles interruptions de grossesse. Je suis tellement déçu par ces évènements et révolté en tant que médecin mais je suis également intimement convaincu que cette politique nataliste va aggraver la situation déjà précaire de notre pays. Malheureusement, nous n’avons pas d’autre choix que d’obéir aux ordres.

Résignée, Anya baisse les yeux puis expulse bruyamment l’air de ses poumons.

— Je veux tellement un enfant mais pas comme ça… Non pas comme ça ! En attendant, nous allons devoir payer cet impôt supplémentaire…

— Ne t’inquiète-pas ! Nous y arriverons… S’il le faut, je ferai plus d’heures à l’hôpital ; le travail ne manque pas, même si il est mal payé.

Son épouse hoche la tête d’un air fataliste. Que peuvent-ils faire ? Rien ! Juste subir cette loi.

— Viens. Il est tard, allons nous coucher ! On va tout faire pour l’avoir ce bébé…

Se levant, Dimitri tend sa main pour inviter sa femme à le suivre dans la chambre. Sur son visage, un sourire malicieux. Dans ses yeux, une lueur brillante. Anya se retrouve vite dans le creux de ses bras. Ses doigts s’emparent du peigne de bois retenant son chignon, libérant une cascade flamboyante. Ses mains s’égarent dans ses cheveux. Leurs bouches se touchent enfin. Leurs langues s’enroulent. Le désir monte. Dimitri la soulève, la serre contre son torse et l’emporte vers le lit conjugal.

***

Dans le quartier, la nouvelle de l’application du Décret est dans toutes les conversations féminines. Les femmes se sentent déposséder de leur corps mais elles n’osent pas l’avouer ouvertement… elles ont bien trop peur des oreilles indiscrètes.

C’est dans le magasin d’alimentation qu’Anya retrouve ses voisines et peut ainsi discuter à voix basse du sort que le Parti réserve aux femmes. Beaucoup confessent leur peur de tomber enceintes ; ce n’est pas qu’elles ne veulent plus d’enfants mais elles ont assez d’une bouche voire deux à nourrir. Comment se soustraire à ce diktat ? Aucune n’a de solution mais chacune sait parfaitement qu’en l’absence de contraception, leur ventre appartient au Parti.

Tatiana habite la maison en face de celle d’Anya. Les deux femmes ont le même âge mais contrairement à Anya, Tatiana a déjà deux enfants : deux adorables petites filles, de deux et quatre ans. Rapidement, les deux voisines sont devenues des amies.

Manutentionnaire dans une usine, son mari, Iulian, gagne peu… Son salaire ne suffisant pas à subvenir aux besoins de la famille, sa femme fait quelques heures de ménage par semaine dans une demeure aisée ainsi que divers travaux de couture à domicile. Pendant que la jeune maman récure, lave, époussète, Anya lui garde sa petite marmaille avec joie. Tatiana ne gagne que quelques lei mais grâce à ce petit pécule supplémentaire, le couple peut améliorer le quotidien et acheter de la viande et du fromage, lorqu'on en trouve dans les magasins d'alimentation.

Pour son amie, le budget est très serré à l’image de nombreuses familles avec enfants. Rares sont les distractions ; tout l’argent est consacré à payer la nourriture et les impôts. Alors, avoir jusqu’à trois autres bébés est tout bonnement inconcevable pour Tatiana et Iulian.

Installée dans la cuisine, la jeune maman s’ouvre à Anya.

— Je ne dois pas tomber enceinte ! Mais comment veux-tu que je refuse de faire l’amour avec mon mari ? On s’est marié parce que nous nous aimons ! Ce satané décret va détruire ce qu’il y a de plus beau dans l’amour de deux êtres.

— Je sais Tatiana et je comprends ta peur. C’est un sentiment tout à fait légitime, la vie est si difficile. Garde espoir ! Surtout promets-moi de faire bien attention à tenir ta langue en public… Les oreilles du Parti sont partout.

— Tu es la seule avec qui je peux parler librement. Tu es une vraie amie, Anya. Je n’ai pas l’intention de critiquer ouvertement cette politique avec d’autres que toi. N’aie aucune crainte. La vie est quand même drôlement faite… déclare-t-elle après un laps de temps. Toi tu veux un enfant et moi je prie le ciel de ne plus en avoir. C’est vraiment pas juste !

Cette dernière phrase fait naître un sourire sur le visage d’Anya en saisissant la main de la jeune maman dans la sienne.

— Je te rassure… Avec Dimitri, on s’entraîne avec vitalité tous les soirs…

Les deux amies éclatent de rire dans un même ensemble.

***

Dès la fin de 1966, la politique nataliste de Ceausescu est visible dans le pays. Des ventres rebondis fleurissent un peu partout. Passible de prison, les femmes, contraintes et forcées, renoncent à l’avortement.

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