Roumanie (partie 3)
De 1967 à fin 1968.
(1ère section)
La natalité roumaine est en constante augmentation. Dès 1967, le taux de fécondité explose. Le gouvernement de Nicolae Ceausescu parvient à diriger les destins de milliers de familles.
Afin d’affermir sa politique nataliste, l’Etat Roumain prélève un pourcentage sur les salaires des couples jusqu’à la naissance du cinquième enfant, aggravant ainsi la misère et la pauvreté de la population. Très vite, les orphelinats d’Etat se remplissent. Des fratries entières sont abandonnées par des parents incapables de subvenir à leurs besoins.
Les femmes sont humiliées, méprisées, brutalisées par la police gynécologique qui les traite comme du bétail. Elles perdent tout intérêt pour l’érotisme et la sexualité les effraie. Les relations amoureuses s’associent rapidement à la peur de tomber enceinte. Très vite, les réseaux clandestins s’organisent, les conditions d’hygiène sont désastreuses et beaucoup de femmes meurent de ces avortements prohibés.
***
Choqué par l’abandon de milliers d’enfants, Dimitri, en dehors de son travail à l’hôpital, fait du bénévolat dans un orphelinat. Deux jours par semaine, il se rend dans l’un d’entre eux. Tout ce qu’il peut faire face à cette détresse est de mettre son métier de médecin au service de tous ces enfants abîmés par la vie.
Lorsqu’il en parle à Anya, celle-ci tient absolument à l’accompagner. Elle aussi, veut faire quelque chose, se rendre utile. Au début, son mari est réticent à l’idée qu’elle le suive dans ce qu’il lui décrit comme un véritable mouroir mais Dimitri va vite changer d’avis.
La première fois qu’elle se rend à l’orphelinat avec lui, les yeux de la jeune femme se remplissent d’eau en découvrant l’état d’abandon dans lequel se trouvent ces enfants. Parqués comme des animaux, ils manquent de soins et de médicaments. Très vite, la présence d’Anya à ses côtés pour l’assister, les réconforte, les rassure tandis que Dimitri les ausculte. Sa femme n’hésite pas à les prendre dans ses bras, à les serrer contre elle, à déposer une bise sur leurs joues noires de crasse. Elle leur sourit, s’amuse avec eux… Certains, les plus petits, l’appellent même mama.
Ces pauvres gosses délaissés leur remuent les tripes à chaque visite et une fois de retour à la maison, le couple demeure bouleversé face à tant de détresse.
***
Il est dix-huit heures, Anya prépare le repas du soir, Dimitri ne devrait pas tarder. Ce matin, au magasin d’alimentation, elle avait pu acheter de quoi faire un potage avec quelques légumes et des pommes de terre ainsi qu’un peu de viande séchée et du fromage.
Devant son fourneau, elle tourne sa soupe lorsque des coups intempestifs contre la porte la font sursauter. D’un geste tremblant, elle repose la louche à côté de la marmite. Le visage aussi blanc qu’un linge, elle essuie ses mains sur son tablier. Ses sourcils se froncent, ses yeux se plissent.
« Qui ça peut bien être ? » « J’espère qu’il n’est rien arrivé à Dimitri ? »
La peur au ventre, elle pousse le loquet et ouvre la porte sur une Tatiana qui s’engouffre comme une fusée dans la cuisine.
Soulagée, Anya presse fortement les paupières puis reprend sa respiration qu’elle avait bloquée sans s’en rendre compte, avant de refermer le battant.
Se retournant vers son amie, elle voit immédiatement que quelque chose ne va pas. La jeune maman est agitée, elle triture ses doigts et ses yeux sont rouges d’avoir trop pleuré.
— Que se passe-t-il, Tatiana ? Assis-toi, je vais te chercher un verre d’eau… Tu es toute pâle.
De retour vers son amie, elle s’installe sur la chaise à côté et lui tend l’eau fraîche.
D’une main tremblante, la jeune femme porte le verre à ses lèvres et en boit une petite gorgée.
— Dis-moi ce qu’il y a… Il est arrivé un accident à Iulian ?
Incapable de parler, Tatiana secoue la tête de gauche à droite avant d’éclater en sanglots dans les bras de son amie.
Le temps qu’elle se calme, qu’elle vide toutes les larmes de son corps, Anya lui tapote le dos en guise d’apaisement.
Après quelques minutes, Tatiana reprend le contrôle de ses émotions, se redresse et renifle bruyamment.
— Tu veux bien me dire ce qu’il t’arrive ? Jamais je ne t’ai vue dans un tel état.
— Je… Je… Je suis enceinte… bredouille la jeune maman désespérée avant que ses yeux ne se noient de nouveau.
Deux grosses larmes roulent sur ses joues. Relevant le menton fièrement, elle les essuie d’un geste rageur avant de reprendre.
— Je ne peux pas le garder, Anya ! Ce n’est pas que je ne veuille pas de ce bébé mais je ne le peux pas ! Tu comprends ? Une bouche de plus à nourrir ? C’est impossible ! Et je suis bien incapable de l’abandonner à la naissance…
— Je suis désolée ma chérie et comme je te comprends, ces orphelinats sont de vrais mouroirs. Iulian est-il au courant pour le bébé ?
— Oui et il est tout autant désespéré que moi… Même s’il fait le double d’heures de travail, jamais on ne pourra assumer trois bouches à nourrir, sans parler de tout le reste… Je n’ai pas le choix, je vais me faire avorter ! On en a beaucoup parlé avec Iulian, c’est la seule solution.
— Mais… Tu n’y penses pas ! Et la police gynécologique ? Tu risques d’aller en prison si elle s’en aperçoit ? C’est de la folie, Tatiana !
— C’est un risque que je dois prendre… avec un peu de chance je passerai entre les mailles du filet.
Navrée pour son amie, Anya réfléchit à toute vitesse. Ses méninges s’activent à la recherche d’une solution pour l’aider.
— Quitte à te faire avorter, tu veux que j’en parle à Dimitri ?
— Non, surtout pas ! Je ne veux pas que vous ayez des ennuis à cause de moi. Il est médecin et doit être sûrement surveillé de près. Je vais aller voir la « vieille Martha », elle fait partie du réseau et ses tarifs sont raisonnables. Elle a pratiqué bon nombre d’avortements…
— Oui mais pas tous couronnés de succès, la coupe son amie d’une voix inquiète.
La future maman hausse des épaules d’impuissance.
— Un autre risque que je dois prendre…
Anya, bien qu’anxieuse, acquiesce d’un mouvement de tête. De toute évidence, leur décision est prise ! Elle ne peut que soutenir son amie dans ce qu’elle s’apprête à faire.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, promets-moi de venir me voir. Tu veux que je prenne les filles ?
— C’est gentil mais Iulian les emmènera chez mes parents quand le moment sera venu… J’ai si peur, tu sais…
***
Une semaine plus tard, la « vieille Martha » se présente chez Tatiana, son matériel opératoire caché au fond d’un panier en osier.
L’argent des ménages de la jeune femme avait servi à acheter au marché noir, les médicaments aux propriétés abortives.
La future mère est installée sur le lit conjugal. De grands baquets d’eau chauffent sur le fourneau. La vieille femme lui tend les comprimés destinés à provoquer les contractions nécessaires à l’expulsion du fœtus. À cela, Martha sort de son panier une mixture de sa composition à base de plantes, elle en remplit un gobelet que Tatiana avale sous son œil morne. La vieille est peu loquace. À peine lui explique-telle que son breuvage est destiné à amplifier des contractions de l’utérus combinées avec les médicaments.
Lorsque les douleurs apparaissent, Tatiana serre les dents, les mains crispées sur son ventre. Son corps poisse de sueur. D’un linge, Iulian, inquiet, lui essuie le front puis la matrone lui ordonne de la tenir fermement. S’approchant de la jeune femme alitée, elle lui cale un petit morceau de bois entre les dents afin d’éviter ses cris qui pourraient alerter des oreilles indiscrètes. Fouillant une nouvelle fois dans son panier, elle en sort une tige métallique de la longueur d’une aiguille à tricoter puis replie les jambes de Tatiana et lui écarte les cuisses avant d’introduire l’objet contondant dans le vagin.
Durant des heures, la jeune maman fait face avec bravoure. Elle endure la douleur avec pugnacité. Elle saigne abondamment, un sang noir, épais. La vieille rassure Iulian et lui assure que tout ça est normal. Au prix d’une redoutable contraction, le fœtus expulsé libère enfin la mère de son supplice. Les draps sont maculés d’hémoglobine. Tatiana a tout donné… épuisée, elle s’enfonce dans l’inconscience.
Trois jours plus tard, Tatiana décède d’une hémorragie sévère. Officiellement, c’est une mauvaise fièvre qui l’a emportée.
***
Anya est atterrée par la mort de sa jeune amie. Un sentiment de révolte, d'injustice gongle en son sein. Elle se fait violence pour ne pas exploser cependant elle ne décolère pas. À l’intérieur, elle est comme un volcan à la lave bouillonnante.
Son amie avait rejoint la trop longue liste des femmes mortes d’un avortement clandestin… assassinées par la faute du régime. Comme si vivre dans des conditions déplorables, le ventre vide et le corps transi de froid et de peur ne suffisaient pas ! Si seulement elle pouvait vivre loin d’ici… même si elle aime son pays, elle ne supporte plus l’austérité grandissante menée par le Parti. Elle rêve d’un eldorado… un eldorado qui puisse combler ses attentes où la vie serait douce et paisible.
***
De religion orthodoxe, Tatiana est veillée durant trois jours avant son enterrement. Anya participe à la veillée funéraire. Venue rendre un dernier hommage à son amie, elle se recueille devant le corps disposé dans un cercueil ouvert. Le visage de la défunte est recouvert d’un voile transparent. La jeune maman semble apaisée, elle est d’une beauté morbide. Son amie en a le cœur tout retourné.
Au cimetière, il n'y a pas foule, juste quelques voisins venus soutenir Iulian. L'homme est dévasté par la mort de sa femme... Il n’est plus que l’ombre de lui-même, il se sent responsable ; il n'aurait jamais dû accepter cet avortement.
La messe est célébrée à côté de la tombe en tout simplicité. Une fois l'office terminé, Anya et Dimitri s’approchent de Iulian et lui réitèrent leur soutien plein et entier. Ils compatissent d'autant plus à sa peine qu'eux seuls connaissent la vérité sur la mort de Tatiana. La jeune femme lui renouvèle son aide s’il a besoin de faire garder les filles. Il la remercie chaleureusement mais pour l’instant, les petites sont chez les grands-parents à la campagne, nul besoin qu’elles endurent un tel malheur. Anya approuve d’un mouvement de tête.
Depuis les obsèques, personne n’a revu Iulian. Certains disent que la police politique est venue l’arrêter à l’usine où il travaille… d’autres qu’il est parti rejoindre ses filles, reconverti en paysan dans la ferme familiale. Vrai ou faux ! Impossible de savoir !
Ce qui est sûr c'est que la maison est demeurée close, volets fermés jusqu’à qu’une autre famille ne prenne possession des lieux.
***
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