Roumanie (3ème partie) 2ème section.
De 1967 à fin 1968.
(2ème section.)
Durant l’été 1968, Anya reçoit une convocation de la police gynécologique. Elle doit se rendre à l’hôpital afin d’y subir un examen approfondi. À 28 ans, elle n’a toujours pas enfanté et son cas soulève des soupçons.
La jeune femme est transie de peur, elle sait comment ces médecins se comportent avec les femmes.
Lorsque Dimitri rentre du travail, elle tremble de tout son être en lui tendant la feuille de papier.
Parcourant des yeux la convocation, son époux fronce les sourcils puis relève un regard orageux sur sa femme.
— Ils savent que je travaille à l’hôpital, ils me connaissent… Pourquoi veulent-ils t’humilier par cet examen ?
— C’est la loi, Dimitri !
— Et bien, c’est une loi absurde qui a fait plus de mal que de bien ! Regarde tous ces enfants abandonnés, ces femmes mortes d’avortements clandestins…
L’homme est rouge de colère !
— Tu ne peux pas intervenir ? Tu es médecin et nous n’avons rien fait à l’encontre de cette loi. Ne peux-tu pas, pour une fois, faire jouer tes relations honorables ?
— Malheureusement, à moins d’avoir une grosse somme d’argent à offrir en pot de vin, ce que nous n’avons pas, je ne peux rien faire. Je suis désolé ma chérie.
Ravalant ses larmes, Anya relève fièrement le menton et plonge son regard dans celui de son mari.
— Je m’y rendrai donc… Ne t’inquiète pas, ça ira.
***
Sa convocation en main, Anya se dirige vers le service gynécologique de l’hôpital. Elle marche d’un pas assuré, tête haute. Surtout ne pas montrer à ces monstres qu’elle est morte de peur.
Une infirmière lui indique la salle d’attente, on l’appellera quand son tour viendra. Anya s’assied sur une chaise rudimentaire et jette un coup d’œil dans la pièce. Plusieurs femmes, tous âges confondus, sont là. Sur leurs visages, la même angoisse.
Lorsqu’elle entend son nom, la jeune femme se lève et suit un docteur en blouse blanche. Le cabinet est austère, meublé d’une table d’auscultation pourvue d’étriers, d’un bureau sur lequel des dossiers s’entassent et de deux chaises, il n’y a rien dans le décor pour mettre les patientes en confiance.
Anya prend une grande aspiration avant de s’adresser au praticien.
— Bonjour. Mon mari, Dimitri Lupesco est médecin dans ce même hôpital…
— Je sais ! Déshabillez-vous entièrement et installez-vous sur la table, jambes relevées, la coupe-t-il d’une voix autoritaire tout en consultant son dossier.
Anya referme sa bouche restée ouverte et obtempère sans sourciller.
Allongée, les pieds dans les étriers, complètement nue, elle regarde de biais ce médecin fort désagréable. Une mèche de cheveux rabattue en travers de son crâne dégarni comme un « cache-misère », un visage anguleux sévère, des pommettes saillantes, des joues creuses, il est d’une laideur repoussante. Instinctivement, Anya cache ses seins sous ses mains.
Il lève enfin les yeux du dossier qu’il repose sur le bureau. S’approchant de la jeune femme, il la reluque lentement de haut en bas, s’attardant de manière éhontée sur ses formes généreuses, un sourire vicieux au coin des lèvres.
— Enlevez vos mains ! ordonne-t-il.
Devant le ton directif, Anya obéit et retire le seul rempart désuet à sa nudité ainsi exposée.
— Alors comme ça, à votre âge, vous n’avez toujours pas d’enfant dit-il d’un air soupçonneux. Pourtant, vous m’avez l’air d’être en pleine forme et parfaitement constituée pour enfanter. Pas d’antécédent de maladie, ni aucune hérédité de tare quelconque.
Tout en lui parlant, ses mains se posent sur sa poitrine, malaxant ses seins à la manière d’un boulanger pétrissant la pâte, pinçant ses mamelons, satisfait qu’ils durcissent entre son pouce et son index. Anya presse douloureusement les yeux, la nausée au bord des lèvres. Lorsqu’il se tient debout entre ses cuisses écartées, son regard salace dévore son sexe ouvert. Non munis de gants, deux doigts s’enfoncent dans son intimité. Son cœur se révulse, le goût de la bile accroche son palais. La jeune femme serre les dents, elle n’a pas d’autre choix que de se laisser violenter ainsi si elle ne veut pas finir en prison. Fouillant sa cavité, il jouit de sa toute puissance, insiste outrageusement… De son autre main, il palpe son ventre puis descend sur son pubis, son pouce s’engouffre dans sa fente et maltraite son clitoris.
— Je n’ai rien à me reprocher, docteur, réussit à articuler Anya, espérant naïvement lui faire cesser ses agissements.
— Effectivement ! Vous êtes une patriote ! lui répond-t-il en retirant ses doigts humides d’un air satisfait. Je vous confirme que vous êtes enceinte. Mon toucher pelvien est formel. Rhabillez-vous et passez au laboratoire en sortant d’ici pour une prise de sang. Mes félicitations madame !
Tel un automate, Anya remet ses vêtements, dans sa tête tout se bouscule. Elle ne se rend pas bien compte encore de ce qu’il vient de lui apprendre… elle a toujours la sensation nauséabonde de ses mains à lui sur son corps à elle. Quel porc !
Elle saisit d’un geste machinal le papier que lui tend le « vicieux », bredouille un « au revoir » puis sort du cabinet lugubre où une autre femme entre à son tour. Dans le couloir, ses yeux hagards se posent sur le feuillet. Elle le lit plusieurs fois puis un sourire illumine son visage. Il faut qu’elle annonce la bonne nouvelle à Dimitri. Comme une dératée, elle court vers le service de médecine générale.
Essoufflée, elle prend quelques minutes pour reprendre sa respiration puis s’engouffre dans le service. Une infirmière rondelette lui indique où trouver son mari. Il sort d’un box d’urgence lorsqu’elle l’aperçoit.
— Dimitri ! Dimitri !
Lorsqu’il tourne la tête vers la voix qui le hèle, son visage se vide de son sang. Se précipitant vers sa femme, il l’enlace fortement.
— Comment ça s’est passé ma chérie ? Ça n’a pas été trop dur ? Il ne t’a pas fait de mal ?
— C’était affreux ! Il m’a tripotée comme un vieux pervers. J’ai du faire un effort surhumain pour ne pas lui sauter à la gorge. J’ai bien cru qu’il allait descendre sa braguette…
À ces mots, Dimitri serre les poings de rage. Sa mâchoire se crispe. Il imagine ce vieux lubrique toucher sa femme autrement que médicalement. Il connaît la manière de faire de ces soi-disant médecins ; ils se vantent partout dans l’hôpital, de l’humiliation sexuelle qu’ils font subir aux femmes… certains se glorifiant même de pouvoir les pénétrer de leur sexe sans qu’elles ne puissent se défendre, allant jusqu’à donner des détails croustillants. Ce ne sont ni plus ni moins que des viols !
— Mais…
— …
— Mais je suis enceinte ! Oublie tout le reste… On va avoir un bébé, c’est merveilleux ! Et c’est tout ce qui compte.
Abasourdi, il regarde sa femme, les yeux aussi ronds que des billes.
— Tu en es certaine ?
— C’est ce que ce gros cochon m’a appris ! D’ailleurs je crois que c’est ce qui lui a fait cesser son tripotage. « Je suis une Patriote » m’a-t-il dit et il n’avait nul besoin d’humilier une Patriote ! Je dois aller faire une prise de sang au laboratoire.
Fou de joie, Dimitri soulève Anya dans ses bras et la fait tournoyer dans les airs. La jeune femme est lumineuse, son rire raisonne dans le couloir. Placardisant son intimité bafouée, elle se recentre sur son bonheur à venir… Le reste n’a plus d’importance, elle voulait oublier. La tête lui tourne lorsque ses pieds touchent le sol.
— Je t’aime mon amour.
Le couple s’embrasse passionnément de longues minutes avant que chacun ne retourne à ses activités.
***
Les semaines suivantes, Anya se repaît de l’annonce de sa grossesse. Enveloppée dans ce cocon de félicité, elle est sur un petit nuage. Dimitri aussi, est aux anges. Il entoure sa femme de mille précautions, lui interdisant le moindre effort. Ce qu’elle ne peut pas faire la journée, il s’en charge le soir après sa journée de travail.
Son ventre affiche déjà une petite rondeur, du moins Anya le pense. Dans le lit, lorsqu’ils vont se coucher, elle passe de longues minutes à l’admirer sous toutes les coutures, sous le regard amusé de son mari.
***
Lorsqu’Anya sort de l’hôpital, un sourire illumine son visage. Elle est en pleine forme et son bébé va très bien. Elle entame son troisième mois de grossesse et le fœtus se développe normalement.
Dès qu’il avait su que sa femme enceinte, Dimitri l’avait dirigée vers le Docteur Bobesco, un de ses confrères de l’hôpital qu’il savait de très bonne réputation.
Lors du premier rendez-vous, Anya était terrorisée à l’idée de se faire examiner, elle avait encore dans la tête, le regard lubrique de ce médecin obsédé, posé sur son corps nu pendant qu’il la tripotait à outrance. Elle avait tellement peur de revivre ça ! Mais contre toute attente, le Docteur Bobesco s’avéra être un praticien très professionnel et respectueux des femmes. Sa stature débonnaire rassura toute de suite Anya… avec lui, pas de gestes déplacés.
Anya remonte la rue principale d’un pas rapide. Elle remonte le col de son manteau pour se protéger d’un vent froid. En ce mois d’octobre, les températures sont fraîches… l’hiver n’est plus très loin. Alors qu’elle emprunte une petite rue adjacente menant directement à son quartier, elle se retrouve bloquée par un attroupement : une foule massée en plein milieu de la chaussée. Anya entend des cris, des pleurs, des plaintes. Intriguée, elle use des coudes et se faufile entre les silhouettes immobiles. Arrivée vers les premiers rangs, elle se fige d’horreur. Encadrée par deux policiers, une femme ensanglantée gît à genoux, tête pendante. Ses cheveux poisseux de sang forment un rideau qui lui cache le visage. En retrait, un gosse, les joues maculées de larmes est retenu d’une main de fer ; il hurle et appelle sa mère. Les encerclant, toute une escouade !
Leur chef harangue la foule avec véhémence.
— Voyez ce qui arrive lorsque l’on colporte des mensonges sur le Camarade Ceausescu ! C’est un acte de trahison ! Un crime inqualifiable ! Et comme tout crime, il est puni de la peine de mort.
L’attroupement reste muet, transi de peur. Les regards se font fuyants, les têtes se baissent en signe de soumission.
La pauvre femme molestée gémit puis se redresse difficilement. Son visage est enluminé de bleus, un hématome lui gonfle une paupière sur laquelle coule le sang de son arcade sourcilière ouverte. Rassemblant tout son courage et le peu de force qui lui reste, elle crie :
— À MORT LE TYRAN !
Aussitôt, un pied chaussé d’une botte de cuir noir lui fracasse la mâchoire.
Anya met sa main sur sa bouche pour étouffer un hurlement. Au fond de ses yeux mouillés, une peur sans pareille ! Dans sa gorge, une boule de sanglot ! Reculant sans bruit, elle quitte l’attroupement, emprunte une rue perpendiculaire puis une fois hors de vue, elle se met à courir comme une folle, le visage inondé par un torrent de larmes. Une rage sous-jacente prend naissance dans ses entrailles. Arrivée à quelques mètres de sa maison, elle ralentit son allure, reprend sa respiration puis s’engouffre dans son logis.
Lorsque Dimitri rentre de son travail, il ne trouve personne pour l’accueillir : personne dans la cuisine.
— Anya ? Tu es là ?
Aucune réponse…
Fronçant les sourcils, Dimitri avance à petits pas dans la pièce. Son ouïe en alerte, il perçoit un sanglot étouffé depuis la chambre. Il pousse doucement la porte et passe la tête dans l’entrebâillement.
— Anya ?
Il observe son épouse allongée sur le lit ; sa tête enfuie dans l’oreiller, elle pleure toutes les larmes de son corps.
Le cœur lourd, il s’approche rapidement et s’assoit sur le bord du matelas. Caressant du plat de la main le dos de sa femme, il l’incite à lui parler.
— Que se passe-t-il ma chérie ? Le Docteur Bobesco t’a appris une mauvaise nouvelle ? Je t’en conjure… dis-moi quelque chose.
Anya tourne la tête vers son mari, se redresse puis se jette dans ses bras où elle laisse libre cours à son chagrin. Dimitri la berce de longues minutes, le temps qu’elle s’apaise puis, l’empoignant par les épaules, il l’écarte de lui, tend son corps au bout de ses bras et plonge son regard anxieux dans le sien.
— Dis-moi ce qu’il t’arrive ! Pourquoi tu es dans un tel état ? C’est le bébé ?
La future maman ferme les yeux et secoue la tête de façon négative. Dimitri pousse un souffle de soulagement.
— Alors, qui y a-t-il ?
Anya prend alors une grande inspiration avant de lui raconter la scène à laquelle elle venait d’assister… spectatrice parmi tant d’autres. Chaque parole prononcée lui arrache le cœur.
— Nous étions nombreux à regarder cette femme tabassée… parmi nous des hommes mais aucun n’a bougé pour lui venir en aide… moi-même je me suis tue… J’avais tellement peur qu’ils me fassent subir le même traitement et maintenant j’ai si honte de mon comportement.
— Je sais que c’est dur mais tu as bien fait. Il ne faut pas t’en vouloir ou en vouloir aux autres, la peur est partout et c’est un sentiment légitime de protéger sa vie et celle de sa famille. Le Parti ne fait pas de quartier quand il s’agit de la supériorité de Ceausescu !
Anya approuve d’un signe de tête avant de se réfugier dans la sécurité de ses bras. Malgré cette vérité énoncée, elle ne parvient pas à soustraire cette scène de sa tête. Elle est en colère contre elle, contre eux, contre le Parti… contre son pays tout entier.
— Dimitri ?
— Hum ?
— Je refuse que notre enfant naisse dans un pays totalitaire. Quel avenir y aurait-il pour lui, ici ? Je n’ai pas le droit de lui imposer ça !
— Que veux-tu dire Anya ?
Le regard déterminé, la jeune femme plante ses prunelles bleues dans les siennes inquiètes.
— Je veux quitter ce pays ! Je veux partir loin d’ici ! Je veux pouvoir me lever le matin sans la peur au ventre… Je veux élever notre enfant avec des valeurs de respect… Je veux qu’il ne manque de rien… Je veux qu’il ait une enfance heureuse et une vie d’adulte épanouie…
Assommé par ses paroles, Dimitri la regarde un long instant sans émettre aucun mot. Où veut-elle en venir ? Que deviendraient-ils ailleurs, sans travail ? Sans maison ? Est-il capable, lui, d’abandonner son pays ? Tant de questions bourdonnent dans ses méninges qu’il sent poindre un mal de tête.
— Et où voudrais-tu aller ? finit-il par lui demander.
— Pourquoi pas en France ? Je rêve de voir Paris et sa Tour Eiffel ! On pourrait rendre visite à ta sœur, je ne connais même pas ses enfants… et je suis certaine qu’elle serait heureuse de nous accueillir. Son mari pourrait t’aider à trouver du travail… tu es un excellent médecin. Qu’en dis-tu ?
— Tu t’emballes Anya ! Tu fantasmes à voix haute ! Ce n’est pas si simple que ça…
— Ah ! Parce que tu crois que la vie, ici, est simple ? s’emporte sa femme.
— Non ! Je n’ai pas dit ça… Je connais aussi bien que toi, la répression exercée par le Parti mais… Admettons que ma sœur soit d’accord, comment allons-nous payer le voyage ?
— J’ai mis un petit pécule de côté… ce n’est pas énorme mais ça devrait suffire à payer le voyage en bus.
Dimitri secoue la tête, elle avait réponse à tout.
— Tu te rends compte quand même, qu’il nous faudra abandonner notre maison et le peu de biens que l’on possède ? Réfléchis bien !
— C’est tout réfléchi ! Ce que nous avons a peu de valeur en comparaison à la liberté… J’ai conscience que démarrer une nouvelle vie ailleurs, dans un autre pays que le nôtre, ne sera pas facile mais je suis prête à tenter le coup et j’ai confiance en toi… tu trouveras un emploi. Tu seras à la hauteur de mes espérances !
Devant cette détermination affichée, il sait que rien de ce qu’il pourrait dire ne la ferait changer d’avis. Intérieurement, il souriait même de l’opiniâtreté dont elle faisait preuve… Il avait toujours admiré sa force de caractère et par-dessus tout, il l’aimait comme un fou, totalement incapable de vivre sans elle et il la suivrait au bout du monde, les yeux fermés.
— Tu sais Anya que j’irais n’importe où avec toi mais laisse-moi appeler ma sœur avant de nous lancer dans cette aventure. Pour le moment, nous devons continuer de vivre comme tous les jours… Personne ne doit être au courant de ce projet !
— Je te le jure ! s’enthousiasme la jeune femme en se jetant dans ses bras. Je t’aime tant !
Ce soir là, Anya s’endort avec des rêves de libertés plein la tête.
***
Natacha est folle de joie d’entendre la voix de son frère au téléphone lui annonçant sa future paternité mais après quelques banalités échangées, elle est scandalisée d’apprendre par celui-ci la répression qui règne dans son pays de naissance et encore plus révoltée de l’humiliation que ce médecin a fait subir à Anya.
Comme l’avait pressenti sa belle sœur, elle était prête à les accueillir, même si elle et son mari, Pierre, vivaient modestement, ils feront leur possible pour leur venir en aide, pour qu’ils se sentent chez eux en France. Ils l’assisteront dans la recherche d’un emploi. Ils accompagneront le couple dans les méandres des administrations pour acquérir un titre de séjour et la nationalité française s’ils le désirent.
Natacha, de part son mariage avec un Français, avait dû attendre quatre années de vie commune pour se voir délivrer la nationalité de son époux.
Les semaines suivantes, Dimitri s’affaira dans les bureaux administratifs. Après quelques jours d'attente, il avait obtenu avec succès les visas de sortie. Le médecin qu’il est, n’avait suscité aucune méfiance ; officiellement, sur les formulaires qu’il avait remplis, ils se rendaient en voyage d’agrément, visiter sa famille pour une durée d’un mois. Anya, quant à elle, s’était chargée d’acheter les billets de bus et de préparer deux petites valises ne contenant que le strict nécessaire ainsi qu’un petit panier de victuailles ; ne pas s’embarrasser du superflu car le voyage serait long et éreintant.
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