La moisson
La bourrique foule la terre battue sinuant dans l’or mat des champs de blé. L’azurée s’étend jusqu’à l’horizon, simplement marquée d’un assommant point blanc. La cavalière suit le trait de craie qui lui sert de fil. On l’attend au bout du rituel.
A un croisement entre deux chemins de serpents, la cabane ébranlée de bois sec attend ses vieux jours. Le paysan vapote, les yeux dans l’ombre de son chapeau de paille, ses yeux rougis et sa tronche d’onyx illuminés par des pattes argentées. Le clébard ridé sieste.
La cavalière attache son âne fatigué à l’abreuvoir de la cabane. Le paysan lève l'œil et sourit.
“Dis donc, quel poids tu portes !”
En silence, la cavalière s’assoit, le visage bas. Le paysan lève le menton et tousse du tabac.
“Grand-Père, je n’ai pas d’or pour ton foin.”
“Le foin, c’est déjà de l’or. Il faudrait une gemme pour me le payer.”
La cavalière hésite, et sort un petit sac de toile d’un pli de son sling. Elle défait le nœud minutieusement, et verse sur la table une poignée de bonbons hétéroclites, colorés et luisants. Le paysan prend un rubis en sucre et l’ausculte d’un regard approbateur.
“Attends-moi”, chantonne-t-il en se levant de son rocking chair.
Le clébard souffle. Le paysan voûté clopine vers le cabanon, et en revient avec une outre pleine, une bouteille de rhum brun et deux pots de terre cuite cabossés.
“Voilà pour toi !” Il tend l’outre en peau à la voyageuse. Elle la saisit, boit une gorgée, et son visage figé se tourne vers la droite. La canopée lugubre à l’horizon et ses feints murmures captent son regard.
“Son saloon, il est à 6 jours de cavale d’ici. Mais si j’étais toi, je ne m’y aventurerais pas.”
“Je dois aller le voir, Grand-Père. C’est lui qui a mon enfant.” la voyageuse rétorqua, monocorde. La gorge du vieux roucoula.
“Oui, tu verras ton fils. Et après ? Le baron, il te le rendra pas. Il en fera ce qu’il veut, de ton fiston. Mais le Bon Dieu, il a toujours des choses à te faire faire. Crois-en les mots d’un vieillard, t’as mieux à faire que de croupir dans le bayou de l‘autre nèg !”
Le roucoulement candide résonna de nouveau. La femme ose enfin regarder le vieux paysan.
“Alors quoi ? Tu me conseilles quoi ?”
“Voyons… on est dimanche. Si tu pars aujourd’hui, tu pourras être avec ton fils dimanche prochain, et revenir ici le dimanche d’après. Ce sera la veille du début de la moisson. Tu viendras nous filer un coup de main. Mon or, ça te changera de tes pierres précieuses.”
“Tu penses vraiment que ça m’aidera ? À oublier mon enfant ?”
D’un sourire sage, le vieillard remplit les deux gobelets de terre cuite avec le rhum brun. Un parfum divin de bois de chêne émane de l’élixir, sous la chaleur toujours accablante de l’astre blanc.
“Pas à oublier, non. Il ne s’agit pas d’oublier, il s’agit d’avancer. De retrouver des rêves.” Il tapote deux de ses doigts secs sur le bord d’un verre et le pousse vers son hôte.
“Reviens pour la moisson et tu pourras de nouveau avancer et rêver. C’est la promesse que j’inscris dans cette coupe pleine.”
Elle hoche la tête, et lève son verre. Le vieux en fait de même.
“Santé !” Il cligne de l'œil. Elle acquiesce et boit le verre en deux gorgées. La première lui brûle tant la gorge qu’elle en lâche une larme, et la deuxième révèle son impénétrable bouquet d'arômes boisés, fleuris, doux et amers, sur lit coruscant d’alcool sucré. Un soupir soulagé se détache de son âme.
“Tu as déjà l’air plus légère. Ta monture te remerciera !” Le même sourire sage rencontre le visage légèrement décrispé de la voyageuse. Il y décèle un éclat de remerciement dans son regard humide. Elle se lève sans un mot, et le corniot en profite pour se réveiller et la suivre vers son âne.
“Cette bonne vieille boule de poil va t’accompagner. La jungle est pleine de gredins et de zombis. Il te protégera, et qui sait, il attendrira peut-être même le baron.”
La cavalière détache sa bourrique et la monte. Le vieux bourre sa pipe et la rallume.
“N’oublie pas. Reviens pour la moisson et tu pourras avancer à nouveau.”
“Je n’oublierais pas. Merci Grand-Père.”
L’étoile redescend doucement vers sa demeure cramoisie. La cavalière, l’âne et le chien le suivent, sillonnant le serpent blanc de craie qui quitte les champs pour s’enfoncer vers les marais boisés. Elle jette un coup d'œil par-dessus l’épaule. Le paysan était rentré. La cabane de bois sec attend le retour de la promise.
Des ricanements d’esprits mal avisés susurrent depuis le bayou.
Le rituel continue.
https://www.youtube.com/watch?v=fOUNzIbz9K4
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