34. Thé, café ou riz sauté ? - Liang

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Les yeux ouverts, ne trouve pas l’sommeil, dans le lit tourne tout l’temps

Les phares des voitures balayent le plafond de leurs ombres dansantes

La nuit étouffe, la chaleur est lourde, l’orage est en suspens

Où sont les rêves, où sont nos rêves d’enfants

S’échapper, déserter les rangs

S’évader des tapis roulants

Gaël Faye - Respire

Vendredi 2 juillet 2021

Mei : tu dors ?

Liang : non

Mei : on va parler à Nainai ?

Liang : oui mais on attend que Xin soit partie à l’école, elle n’a pas besoin d’entendre ça

Mei : d’accord

Malgré la fatigue, j’ai eu beaucoup de mal à dormir. Ma nuit a été peuplée de cauchemars. J’errais, en trainant ma jambe, dans ses couloirs lugubres. J’entendais des gémissements, des cris, des pleurs, puis je découvrais Anastase et les siens, enfermés comme des animaux dans des cages minuscules. Bien entendu, je n’arrivais pas à ouvrir…

Je me suis réveillée en sueur, avec la tête qui tourne. Je ressens du dégout, mais également de la colère. Comment peut-on faire ça ?

Je me colle au dos Axel. Après avoir déposé Tristan, il est venu me rejoindre. Je l’entoure de mes bras, sa main attrape la mienne. J’embrasse sa nuque et ferme les yeux. Je suis heureux qu’il soit là. Son contact et sa chaleur me calment un peu.

Dès que j’entends le bruit caractéristique de la porte d’entrée, je m’extrais du lit, le plus doucement possible, pour ne pas le réveiller. Mei devait également être en alerte, j’entends des pas dans l’escalier.

Nainai est dans le salon, en train d’arroser les nombreuses plantes.

— Déjà débout ? nous taquine-t-elle. Vos amoureux se sont encore sauvés par la fenêtre ? C’est dommage ! Nous aurions pu prendre le petit déjeuner tous ensemble.

Je comprends mieux pourquoi elle a sorti le collier de perles. Elle est également toute maquillée.

— Axel est toujours là, mais il dort encore…

— Valentin aussi, marmonne Mei.

Notre grand-mère se met à rire en nous regardant l’un et l’autre.

— Vous les avez épuisés ! Vous n’avez pas l’air bien frais non plus ! Faut-il que je rachète des préservatifs ? Du lubrifiant ?

Mei émet un drôle de son, entre le soupir et le grognement.

— Non, c’est gentil Nainai, dis-je. Ça va, on a des stocks pour un moment.

— C’est beau la jeunesse. Moi, quand j’avais votre âge…

— Nainai ! intervient Mei.

— Bien… qu’est-ce qu’ils prennent au petit déjeuner ? Thé, café ou riz sauté ?

Elle ricane.

— Nainai ! gémit Mei. On veut te parler d’un truc sérieux !

Notre grand-mère fronce les sourcils.

— C’est à propos de papa, dis-je. On a appris des choses sur lui.

Elle pose son arrosoir.

— Je vais préparer un thé.

Installés tous les trois dans la cuisine, des tasses fumantes entre les mains, je raconte brièvement la rencontre avec Anastase et surtout sa révélation de cette nuit.

— Il a dit que papa lui avait fait croire qu’il était de son côté, explique Mei. Qu’il s’est présenté comme un gardien, pour le vendre à des chasseurs !

La voix de Mei tremble, emplie de colère. Nainai affiche une mine triste, mais n’a pas l’air surprise. Mon cœur se serre, j’avais encore un petit espoir qu’elle me dise que c’était des mensonges que notre père n’aurait jamais fait ça.

— Tu savais ? lui demandè-je.

— Pas pour cette histoire en particulier, mais oui. Je savais que Guo avait choisi une autre voie que celle en laquelle je crois.

— C’est pour ça que vous étiez fâchés ? demande Mei.

Nainai acquiesce. Elle nous a déjà expliqué qu’au moment de l’accident de voiture, son fils et elle étaient en froid depuis plusieurs mois. Mais jamais je n’aurais imaginé que c’était si grave.

— Peau de fesse ! marmonne Mei.

Les mots qui me viennent en tête sont bien plus vulgaires.

— Dans chaque famille, il y a un livre qu’il vaut mieux ne pas lire à haute voix, cite notre grand-mère. Je suis désolée.

— Mais pourquoi tu ne nous as rien dit ? demande ma sœur.

Nainai pose sa main sur la sienne qui s’agite sur la table.

— À quoi cela aurait-il servi ? Je ne voulais pas entacher la mémoire de votre père.

— Mais pourquoi est-ce qu’il faisait ça ? s’indigne Mei.

— Je me suis longtemps posé la question. Tout ce que je sais c’est qu’il y avait des grosses sommes d’argent versées en liquide sur mon compte.

Mei secoue la tête, écœurée. Anastase avait donc raison, notre père est un traitre. Il n’y a pas d’autre mot. Combien de personnes a-t-il vendues ? Y’avait-il des enfants ?

— Et maman ? demande Mei du bout des lèvres. Elle aussi ?

Nainai fait non de la tête.

— Elle n’était pas d’accord avec votre père sur ce sujet, mais je ne l’ai compris que bien trop tard. Tout comme moi, elle trouvait ses actions trop extrêmes, elle était inquiète pour vous. C’est pour cela qu’elle avait mis Xin en sécurité…

Nainai laisse échapper un petit soupir et boit une gorgée de thé avant de reprendre.

— … J’aurais dû intervenir. J’aurais dû l’aider, ensemble, nous aurions pu éviter ce drame.

Mon corps se tend, comme par réflexe. Elle parle de l’accident. Mei s’est toujours posé des questions sur ce qui était vraiment arrivé cette nuit-là. Alors que moi j’ai toujours voulu oublier, ce qui est illusoire, mais surtout idiot, vu les marques que j’ai sur le corps.

— Ça n’était donc pas un accident ?

— Je ne crois pas, répond Nainai. Je pense que c’est lié aux actions de Guo, quelqu’un s’est vengé. Le soir de l’accident, j’ai senti une déchirure dans le voile. Mes enfants, je suis tellement désolée. J’aurais dû le raisonner.

— Nainai, tu n’as rien à te reprocher ! dis-je d’une voix trop forte. Tu as toujours fait ce qu’il fallait ! Tu nous as appris à regarder le monde de manière éveillée, avec tolérance et en acceptant le surnaturel et le bizarre comme faisant partie du tout. Tu n’es pas responsable de ses actes. Personne ne l’a forcé à faire ça !

— Ce qu’il a fait est horrible, ajoute Mei. Amadouer des gens, en leur faisant croire que tu es de leur côté, pour ensuite les trahir pour de l’argent ! Est-ce qu’il aurait vendu Valentin de la même manière ? Et mes amis ?

Elle se lève d’un bond, poings serrés, et marmonne quelques jurons. Comme toujours, elle retient ses larmes. Je m’attends à la voir frapper quelque chose pour se soulager, mais au lieu de ça, elle se place dans le dos de Nainai et l’enlace.

Je les rejoins pour une longue étreinte.

— Notre famille est ici, affirmè-je, nous quatre avec Xin. Et c’est tout ce qui compte.

Nainai sort un mouchoir en tissu de sa poche et tamponne ses yeux humides.

— Allons, vous allez faire couler mon maquillage.

En retournant dans ma chambre, je tombe sur Axel qui sort de la douche. Il ne porte qu’une serviette autour des hanches. Il chantonne et effectue une petite danse sensuelle. Puis il se passe la main dans les cheveux et m’envoie un baiser. Je ne peux pas m’empêcher de le regarder. Même au bord des larmes, il arrive à me redonner le sourire.

— Merci, murmurè-je.

— Pour quoi ? minaude-t-il.

— Juste pour être toi. Ça fait longtemps que tu es levé ?

— Non,non. Je me suis permis de profiter de ta douche de luxe, mais c’est beaucoup moins bien sans toi !

Il s’avance vers moi et je me jette sur ses lèvres. J’ai besoin de son contact, de sa chaleur.

— Ça va ? me demande-t-il lorsque je le laisse respirer. Vous avez pu parler à votre grand-mère ?

— Oui, Anastase n’a pas menti…

Je n’arrive pas à dire plus, une boule me bloque la gorge. Je m’assois sur le bord du lit, laisse tomber ma canne sur le sol. Axel me rejoint, du bout des doigts, il essuie la larme qui coule sur ma joue. Il m’entoure de ses bras et me berce contre lui, silencieusement.

Ce n’est qu’après plusieurs minutes que les mots sortent de nouveau. Je lui raconte notre échange.

— Je ne comprends pas. Notre famille n’est pas comme ça ! Nainai nous a toujours appris le partage, la bienveillance, la tolérance.

Il embrasse mon front.

— Tu n’es pas comme lui, me dit-il.

— Je sais, mais j’aurais pu le devenir si je n’avais pas été élevé par Nainai ! Avec notre père, quelle aurait été notre vie ? Qu’aurait-il pensé de moi avec mes bizarreries ? Est-ce que j’aurai utilisé mon don pour l’aider à traquer des enfants ? Ou est-ce qu’il m’aurait trouvé trop monstrueux et vendu ?

— Liang, ce n’est pas toi le monstre. Tes particularités font ta beauté. De plus, tu es droit et bienveillant. Ton père, lui par contre, est responsable de ses mauvais choix. C’est lui qui est monstrueux.

C’est peut-être mieux qu’il soit mort.

Je chasse aussitôt cette horrible pensée et je suis soulagé de ne pas l’avoir prononcée à haute voix.

Et ma mère dans tout ça, elle a payé le prix fort. J’essaye d’imaginer à quoi pouvaient ressembler leurs disputes, mais je n’y arrive pas. Je ne les connais pas. Mes souvenirs d’eux sont flous. Leurs visages sont ceux des photos dans l’album. Nainai doit bien encore avoir des objets leur ayant appartenu, je pourrais utiliser mon don pour essayer d’en savoir plus, pour comprendre…

Axel me sort de mes sombres pensées.

— À propos d’Anastase, c’est toi qui avais raison. C’est juste un gars différent qui protège sa famille bizarre comme il peut…

J’acquiesce. La manière dont il résume la situation me fait sourire. Habituellement, la famille bizarre, c’est la mienne.

— … par contre, il n’a pas été très clair sur ce qu’il faisait à ses amants.

— Non, effectivement, il n’était pas assez en confiance pour ça. Mais il nous a garanti qu’ils n’étaient pas en danger, pour le moment, c’est le plus important.

Il hoche la tête.

— Il cache des choses.

— Oui, forcément, tout comme nous.

— Tu me caches des choses ? demande-t-il, taquin.

— À toi, plus grand chose, tu as tout vu ! Mais concernant Anastase, moi aussi j’ai esquivé la question, quand il a demandé comment on était au courant de sa nature et comment on les avait trouvés. Je ne voulais pas lui parler de mon don ni de Valentin.

— C’est vrai, admet Axel. Dans la maison, il y avait une petite fille, tu l’as vue ?

— Non, j’ai vu la grand-mère, la jeune fille et le garçon.

— Une blondinette toute mignonne avec un doudou lapin. Elle était cachée sur l’escalier et ne voulait pas aller se coucher. Elle avait l’air encore plus jeune que Xin. Elle m’a demandé si j’étais le méchant qui la faisait déménager. Ça m’a mis mal…

Je lui caresse le bras.

— J’espère qu’ils vont rester. Anastase et la femme plus âgée n’avaient pas l’air convaincus.

— Je ne sais pas, difficile de savoir ce qu’ils pensaient. Mais toi, tu as été parfait ! Tu as dit ce que tu avais à dire, calmement et clairement. Maintenant, la balle est dans leur camp. Tu as vraiment assuré, pas comme moi. Si je n’avais pas pété un câble sur Anastase, tout ça ne serait pas arrivé… Je suis désolé d’avoir autant merdé.

— Tu as eu peur, et on ne pouvait pas savoir que ça prendrait de telles proportions. Au moins, on sait que le charme d’Anastase ne marche pas sur toi.

Il fait mine de vomir.

— J’ai jamais aimé les chauves-souris ! C’est vicieux, ça t’attaque quand tu t’y attends pas…

— Tu t’es déjà fait attaquer par une chauve-souris ? lui demandè-je, surpris.

— Non, parce que je fais attention ! Et puis, mon truc c’est plutôt les lapins !

Je ris et viens frotter le bout de mon nez contre le sien, puis je me laisse retomber sur le lit.

— On se remet sous les draps ? me propose-t-il.

Je me laisse aller dans ses bras, paresseusement. Le visage enfoui dans son cou

À mon réveil, il est toujours là, à me câliner.

— Tu as pu te reposer un peu ? demande-t-il. Tu t’es endormi d’un coup.

— Je crois que oui. Il est quelle heure ?

— Hum… la dernière fois que j’ai regardé l’heure, il était treize heures.

— Mince, je suis désolé ! On se lève !

— Non, mais Lapinou, tout va bien, t’inquiète pas, dit-il en me gardant contre lui.

J’entends son ventre qui gargouille

— Ma grand-mère va me tuer si je te laisse mourir de faim ! Surtout qu’elle a probablement préparé des tonnes de nourritures !

Mei est allongée dans le canapé, la tête posée sur les genoux de Valentin. Le chat est installé sur ses jambes. Ils sont mignons comme ça. Concentrée sur sa série, elle ne nous a pas entendus arriver. Lorsqu’elle nous voit, elle s’écarte aussitôt de Valentin, le chat saute au sol et pousse un miaulement contrarié.

— Salut belle-sœur, lui lance Axel, vous dérangez pas pour nous !

— Ne m’appelle pas comme ça ! répond-elle aussitôt.

— Tu préfères sœurette ?

Valentin se marre et se fait engueuler.

J’attrape la main d’Axel.

— Tu te plains qu’elle te fait peur, mais tu la cherches

— Merde t’as raison, je suis con ! dit-il. Je crois que mon instinct de survie ne fonctionne pas correctement. Doit y avoir une couille quelque part…

— Toujours des histoires de couilles avec toi ! bougonne Mei.

— Mei… tu as dit « couille ? demande Valentin d’un air faussement choqué.

— Non, enfin… j’ai pas fait exprès, c’est sa faute aussi ! Pignouf…

— Pignouf ? répète Axel, mort de rire.

Mais lorsque Mei s’avance vers nous, il se cache derrière moi. Elle l’ignore et se plante devant.

— Ça va ? me demande-t-elle.

— Oui, je me suis rendormi, j’avais du sommeil à récupérer. Et toi ?

— Ça va, j’ai dormi un peu aussi. Nainai est partie à la gym. Elle vous a préparé du riz sauté.

— Encore cette vieille blague ? demandè-je en riant.

— On y a eu droit aussi, râle gentiment Mei.

— C’est quoi la blague ? demande Axel.

— Moi aussi, je veux bien l’explication, intervient Valentin, parce qu’à chaque fois, votre grand-mère m’en propose et ça l’amuse beaucoup.

— C’est une allusion sexuelle, expliquè-je.

— Sans déconner ? demande Valentin, la bouche ouverte.

— Je suis désolé, en vieillissant, Nainai est de plus en plus à l’aise pour parler de sexe et parfois un peu trop.

— Je la trouve super cool, votre grand-mère  ! répond-il. Mais ça veut dire quoi du coup ?

— En argot chinois, riz sauté, ça veut dire « faire l’amour ». Quand on fait sauter le riz, ça donne chaud, l’huile gicle et on s’en met souvent partout sur les habits. Tu vois l’idée…

— J’adore ! s’exclame Axel enthousiaste. C’est trop marrant ! Vive le riz sauté ! Je veux du riz sauté !

— Tu pourras t’en faire un T-shirt.

On part tous les deux dans une crise de rire, sous le regard sidéré de Mei.

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Chères lectrices et lecteurs,

L'aventure se termine bientôt pour Axel et Liang, plus que quatre chapitres avant la fin !

J'espère que vous prenez toujours plaisir à lire cette histoire.

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