III.

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La lande était plongée dans une nuit particulièrement noire. Un regard au ciel avait appris à Thélie que la lune n’en était qu’à son premier croissant : une chance pour elle. La garache serait dangereuse mais vulnérable. Et surtout, la sentinelle pourrait peut-être lui parler. Mel avait eu raison sur un point : un mois entier passé dans la peau de la bête risquait d’avoir sévèrement endommagé celle qui se réfugiait derrière ses fourrures.

Il faisait assez frais. Emmitouflée dans sa cape, Mel avançait difficilement dans la lande contrairement à sa camarade. Elle n’avait jamais été aussi agile, aussi en phase qu’elle avec son environnement. Sa potion avait beau lui avoir accordé la nyctalopie, elle ne pouvait acquérir les autres facultés qui permettaient à Thélie d’avancer sans même regarder où elle mettait les pieds.

— Tu penses que la garache est encore loin ? lui lança Mel.

— Son odeur est discrète, mais je ne perds pas sa piste. Nous serons bientôt à sa tanière.

— Un vrai chien de chasse, commenta-t-elle tout bas.

— Je t’ai entendue, tu sais ?

Mel esquissa un sourire.

— Thélie, tu te rappelles ces parties de cache-cache à Carcanesse avec les filles ? dit-elle d’une voix enjouée. Tu nous trouvais tout de suite quand c’était toi, le loup. Un rôle qui te seyait à merveille, d’ailleurs…

— Je m’en souviens, soupira sa camarade. Nyx était toujours furieuse, mais ce n’était pas de ma faute si je sentais ses toxines à des kilomètres à la ronde.

— Sa tarasque ne l’a jamais gâtée… Elle peinait tant à la contrôler, à l’époque ! Je me rappelle avoir fini plus d’une fois à l’infirmerie en jouant aux Trois Petits Chats avec elle. Si seulement j’avais laissé plus de place à la gargouille quand j’étais jeune…

Elle et Thélie laissèrent les souvenirs de la forteresse, emplie de chants et de rires, flotter dans les ténèbres. Comme la vie était simple, alors ! Les entraînements étaient rudes, mais l’esprit de camaraderie réchauffait les cœurs. En voyant toutes ces petites gamines pousser la chansonnette dans la cour de Carcanesse, personne n’aurait pu penser qu’elles deviendraient un jour de formidables sentinelles pour les uns, de terribles démones pour les autres.

— À ton avis, qu’est-ce qui fait de nous des monstres ? l’interrogea Mel.

— La Gargouille s’improvise philosophe ? s’amusa son amie.

— La Gargouille essaie de faire passer le temps.

Thélie réfléchit un instant, puis tenta :

— Ta question est piégeuse, car elle possède deux réponses. Je vais donc te répondre par une autre question : devient-on un monstre à cause de nos actes ou de l’appréciation que les autres en font ? Dans le second cas, les critères varient selon chacun. Peut-on alors vraiment être un monstre aux yeux de tous ?

— Là, ça fait deux questions. Prends garde, tu deviens sénile.

Deux rires complices résonnèrent dans la lande.

— Pourquoi te demandes-tu cela ? s’enquit Thélie une fois le silence retombé. À cause des abrutis de tout à l’heure ? J’espère que tu sais que leurs paroles ne valent rien. Les idiots produisent des idioties comme les pommiers produisent des pommes : c’est dans l’ordre naturel des choses.

— Tu as raison, répondit Mel d’une voix qui trahissait tout de même la tristesse. Je ne devrais pas le prendre personnellement. Surtout après avoir laissé un joli souvenir à l’autre qui ne songeait qu’à son plaisir.

— Un choc-de-roc ?

La Gargouille hocha fièrement la tête. Thélie serra alors les dents.

— Je le plains…

C’était ainsi que les sentinelles aimaient appeler les frappes de leur consœur. Le monstre en Mel rendait ses poings si durs que rares étaient celles qui lui cherchaient des problèmes à l’époque. Les plaisantins d’aujourd’hui n’avaient pas conscience de sa force insoupçonnée… En combat singulier, même Thélie doutait pouvoir triompher de Mel en parfaite fusion.

Attendrie devant la mine ennuyée de sa camarade, la sentinelle passa un bras autour de ses épaules et la brusqua un peu. Elle aurait voulu que Mel puisse être aussi solide mentalement que physiquement.

— Tu n’es pas toute seule, lui rappela-t-elle.

Thélie ponctua sa phrase d’un baiser fraternel sur sa tempe.

— Je sais.

Les deux sentinelles continuèrent leur marche en silence, jusqu’à ce qu’elles parviennent à une petite cavité rocheuse dissimulée dans la bruyère. Mel fut la première à y passer la tête.

— Quelle puanteur… Toi aussi tu vivais dans un trou comme celui-ci ?

— Aucune idée, répondit Thélie. Les filles transformées en garaches sont comme plongées dans un cauchemar sans fin. Au réveil, rien de ce qu’elles ont vécu sous les traits de la bête ne leur revient à l’esprit. Ou alors, c’est extrêmement diffus…

— Une bonne chose, j’imagine.

— Estime-toi heureuse, je sens cette odeur depuis tout à l’heure.

Elles inspectèrent les alentours, découvrirent quelques morceaux de chair éparse, des traces de sang. Des boules de poils. Chaque nouvelle découverte replongeait Thélie dans son propre passé. Enfant, elle aussi avait été victime de cette malédiction avant d’en avoir été libérée par La Vouivre, la patronne des sentinelles.

— Elle n’est pas ici ? s’inquiéta Mel.

— Je sens pourtant son odeur. Elle est forte…

Un mouvement dans les fougères précéda l’attaque surprise de la garache. Le monstre sauta sur Mel, qui eut à peine le temps de se retourner : ses crocs se refermèrent violemment sur son bras, puis la jeune femme fut renversée au sol. Thélie accourut pour dégainer un long bâton de bois ; d’un large mouvement circulaire, elle frappa le museau de la bête qui lâcha sa proie et roula sur le côté.

— Tu n’as rien ? cria-t-elle à sa camarade.

Mel se releva difficilement. À travers la manche déchirée de sa partenaire, Thélie reconnut la surface granulée de la pierre : heureusement, Mel avait réussi à rigidifier son bras juste avant la morsure.

— La salope ! maugréa-t-elle. Je venais d’acheter ce gilet !

À quatre pattes dans l’herbe basse, la garache grognait tant qu’on aurait cru la lande menacée par l’orage. Thélie, hypnotisée par ses longs membres velus, sa tête de louve et sa queue touffue, se surprit à adopter la même position qu’elle. Elle était comme son propre reflet.

— Karmélie, chuchota la sentinelle. Tu m’entends ?

Un nouveau grognement lui répondit.

— Nous savons que c’est toi.

La Gargouille fit crisser son couteau en le sortant de son fourreau. Ce simple bruit eut pour effet d’affoler le monstre : il bondit vers Thélie qui ouvrit aussitôt les portes à son pouvoir. Ce fut donc également avec des griffes, des crocs et des poils qu’elle l’accueillit. Les deux garaches s’échangèrent quelques horions avant de s’éloigner. Comme Mel esquissait de brefs moulinets avec sa lame, sa camarade lui hurla :

— Reste en dehors de ça !

— Thélie…

— Reste derrière, répéta-t-elle en appuyant chaque mot.

Thélie n’était pas dupe : Mel voudrait à tout prix en finir rapidement, sans laisser une seule chance à la bête de reprendre forme humaine. Après tout, le contrat de chasse réclamait sa tête, rien de plus.

Perturbée par l’indécision des deux sentinelles, la bête recula sensiblement. Thélie en profita alors pour plonger ses yeux dans les siens.

— Je sais qui tu es, lui souffla-t-elle. Je te comprends.

Thélie s’approcha doucement, accentuant sa transformation bestiale.

— Je suis comme toi.

La garache respirait bruyamment en l’écoutant. Mel, en retrait, observait craintivement l’interaction. Elle avait beau avoir confiance en son amie, elle s’inquiétait toujours pour elle lorsqu’elle se portait au-devant du danger.

— Karmélie… insista la femme mi-humaine mi-louve. Je sais que tu es encore là, quelque part. Parle-moi. Montre-moi que tu es plus forte que le monstre.

Un hurlement déchira la nuit, qui s’affina lentement pour former le mot :

— Non !

Thélie esquissa un sourire, à la fois soulagée et fière de la jeune fille. Elle n’avait pas tout à fait été engloutie par la garache.

— On ne te fera pas de mal, la rassura-t-elle.

— Non, articula la bête. Je ne fais plus confiance… à personne ! Phila… trahie… Elle m’a trahie !

— Que s’est-il passé ? Je veux t’aider.

— Monstre !

La garache emprisonna son crâne dans ses griffes. Une violente migraine lui embrouillait l’esprit.

— Phila… gémit-elle, je t’aime, depuis toujours… Monstre ! Phila… Monstre ! Tu me dégoûtes ! Désolée… Monstre ! Disparaît ! Phila ! Monstre ! Monstre ! Monstre !

Ainsi, c’était cela. Deux pauvres adolescentes qui n’avaient pas su gérer ce qui les différenciaient. Tout comme Mel, Thélie n’en était pourtant pas vraiment étonnée : de l’amour déçu naissait souvent les plus redoutables garaches.

— Tu n’es pas un monstre, chuchota la sentinelle. Tu as juste peur, tu es triste… Tu es perdue.

Les grognements du garou se transformèrent en couinements. Le dos voûté, il laissa Thélie approcher jusqu’à ce qu’elle fût assez près pour lui sauter dessus : plantant ses crocs dans sa chair, cette dernière laissa couler le sang tandis que la bête se débattait de toutes ses forces en hurlant. Petit à petit, à mesure que le liquide coulait, les poils tombèrent, les crocs rétrécirent. La garache s’évapora dans les ténèbres pour laisser place à une fille tout à fait normale, avec un beau regard noisette et des cheveux bruns. Mel rengaina son couteau.

Karmélie se blottit dans les bras de Thélie qui ôta aussitôt sa cape de coton pour couvrir son corps nu.

— J’ai commis une faute irréparable, pleura la fille. Je l’ai embrassée. Je croyais qu’elle comprendrait…

Karmélie griffa ses joues alors que les souvenirs du rejet l’assaillaient à nouveau.

— Je suis une abomination !

— C’est ce qu’elle t’a dit et tu t’en es toi-même convaincue.

Thélie chercha le regard embrumé de la fille. Elle tremblait – de peur ou de froid ? La sentinelle écrasa une larme qui perlait au coin de ses yeux.

— Ce n’est pas parce qu’on te considère comme un monstre que tu dois en être un. La garache se repait de la peur, de l’appréhension, du doute. Elle éclot en nous lorsque les autres nous poussent dans nos derniers retranchements.

— Je suis maudite à vie ? balbutia-t-elle.

— La garache peut revenir à tout moment : une fois installée, elle est difficile à repousser. Mais ce n’est pas impossible.

— Comment faire ?

— Tu dois fuir ceux qui t’oppriment, t’entourer de frères et de sœurs qui te comprendront.

— Mais où irais-je ? s’affola Karmélie. Je ne peux plus… Je ne pourrai jamais retourner à Bourg-Chapon…

— Le monde est vaste : tu trouveras un autre toit.

Thélie l’aida à se remettre sur pied.

— Maintenant pars, ou nous serons obligées de te tuer.

La fille hésita un instant, les jambes tremblantes. Thélie savait que ce qu’elle lui ordonnait était difficile. Néanmoins, elle voulait plus que tout lui offrir une nouvelle opportunité… Comme La Vouivre lui en avait donné une.

Un coup d’œil à Mel acheva de décider Karmélie : faisant volte-face, elle s’enfuit dans l’obscurité de la lande et Thélie l’entendit courir encore longtemps.

— On aurait pu la ramener à Carcanesse. Faire d’elle une sentinelle.

Mel s’était rapprochée. Fuyant son regard, Thélie rejeta l’idée :

— La garache était trop puissante. Le scellement aurait échoué.

— Et tu l’as laissée filer ? s’exclama sa camarade.

— Ce n’est pas d’un scellement dont elle a besoin. Il lui faut rencontrer quelqu’un qui la voit comme elle est, et qui l’accepte. La garache partira d’elle-même.

Puis, comme Mel lui adressait un regard grave, elle ajouta :

— Je n’ai pas agi par fraternité. J’ai considéré qu’elle avait le droit de retenter sa chance.

— En espérant que tu ne te sois pas trompée. Si la garache revient, il y aura encore plus de morts. Alors, je ne pourrais pas te promettre de rengainer aussi facilement.

Thélie hocha la tête d’un air entendu, puis scruta les fourrées enveloppées par les ténèbres.

Cours, pensa-t-elle, et oublie les autres. Puisses-tu repousser ce monstre créé de toute pièce par leur peur. C’est notre lot à toutes, créatures du crépuscule, ce combat qui nous déchire l’âme entre chien et loup.

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