III.

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En avant, stupide garache. Ce n’est pas ce mirliflore qui va t’effrayer !

Thélie avait beau y mettre toutes ses forces, aucun de ses encouragements ne faisait cesser le tremblement idiot de ses jambes. De retour à l’opéra – cette fois-ci seule – il lui fallait retrouver le spectre d’Ezra pour accomplir sa mission, mais devoir réaffronter les flots désespérés du violoniste ne l’enchantait guère. Elle était pourtant partie nombre de fois au-devant d’un péril on ne peut plus grand : l’été dernier encore, elle pourfendait des dragons, et un mois auparavant…

Bon sang, ce graoully aurait pu t’arracher la vie et tu ne tremblais pas autant dans ce fichu amphithéâtre. Reprends-toi !

Thélie parvint enfin à faire le premier pas dans l’entrée. Elle s’approcha alors de l’escalier encore encombré par les sculptures féminines, tendit l’oreille : pas le moindre violon dans l’immense opéra ténébreux. À moitié rassurée, elle décida de contourner les marches pour rejoindre le parterre, bien contente de ne pas avoir à confronter une nouvelle fois les statues renversées. Nul doute que les dames de bronze auraient tenté de lui attraper les chevilles et de la faire chuter…

Ce genre de coup bas, elle y avait trop eu droit à Carcanesse pour ne pas les redouter. Les leçons sur les fantômes avaient le don de rendre fripouilles les fillettes apprenties, et chacune savait la peur bleue de Thélie pour les spectres. Très souvent, Nyx prenait la tête du bataillon des farces, en pleine nuit, pour surprendre dans le dortoir quelques mollets dénudés. Bien sûr, ceux de la petite Garache étaient assurément les plus prisés… jusqu’à ce que Mel coure à la rescousse de son amie et éloigne les chipies à coups de chocs-de-roc. Comme elles criaient, alors… et comme le dortoir se remplissait de rires.

La sentinelle s’efforça de laisser raisonner dans son esprit la voix de ses camarades alors qu’elle s’engouffrait dans le couloir menant à la salle de spectacle. Une étrange atmosphère régnait ici : il faisait particulièrement frais et Thélie se sentait flotter, comme si elle avait plongé au fond d’un lac. La moquette paraissait aspirer ses pas, et même les craquements du plancher d’en dessous étaient lointains, sourds, comme les bruits qui nous parviennent de la surface au fond de l’eau. Lorsque ses doigts glissèrent sur le mur à côté d’elle, elle crut même caresser la chevelure humide et gluante d’algues sous-marines. Le chagrin d’Ezra était-il puissant au point de provoquer des illusions si convaincantes ? Alors qu’elle entendait ses pieds clapoter dans quelques flaques, elle pesta :

Je déteste les fantômes presque autant que l’eau.

Thélie n’avait en effet jamais été très à l’aise dans ce genre de milieu : sa garache avait beaucoup de qualités, mais seulement lorsqu’elle restait sur la terre ferme – ce qui faisait d’elle, par conséquent, une bien piètre nageuse… Encore une fois, les souvenirs de Carcanasse l’assaillirent, et la sentinelle revit Nyx se mouvoir dans le bassin de la forteresse avec une aisance exceptionnelle. Elle et Mel restaient toujours loin du rebord, une moue ennuyée sur le visage. Dans ces seuls moments, elles enviaient la tarasque de la petite fille basanée, majestueuse, rapide, élégante comme une raie glissant dans les eaux claires.

Un ressac spectral engloutit parfaitement les bottes de Thélie lorsqu’elle poussa la porte de la salle. Elle siffla entre ses dents, agacée par le courant illusoire qui tourbillonnait entre les sièges devant la scène. Les lourds rideaux qui l’encadraient flottaient paresseusement dans l’eau noire, étendus comme la corolle d’une fleur nocturne.

— Ezra ? chuchota-t-elle.

Sur le parquet flottait une lueur blême qui s’agita légèrement au son de sa voix. La sentinelle s’extirpa de l’eau – qui lui arrivait désormais presque à la taille – pour se hisser sur un des sièges de velours. Ce fut à cet instant que le halo prit forme, dessinant dans la brume le visage pâle et brûlé d’Ezra.

— Grande sœur ? appela-t-il dans un souffle.

Le fantôme se rapprocha du bord de la scène, titubant, puis tomba à genoux.

— Non… chuchota-t-il. Jeanne est morte.

Sa voix déferla avec la langueur des vagues, frappant les sièges aux alentours, puis son écho vibra dans le crâne de Thélie comme une cloche d’église.

— Qui êtes-vous ?

— Une sentinelle.

Elle aurait pu répondre n’importe quoi d’autre ; le jeune homme était bien trop tourmenté pour l’écouter véritablement. Malgré tout, elle avait préféré être sincère.

— Jeanne… Jeanne…

La brume spectrale s’agita brusquement lorsqu’Ezra se releva d’un bond. Elle brouilla son visage, mélangea ses couleurs ternes, tourmenta l’eau noire du parterre. Thélie sentit l’angoisse monter doucement en elle à mesure que son abri se faisait à son tour submerger.

— Morte ! explosa le fantôme. J’ai sauté hors de la fosse quand le lustre est tombé, mais il était déjà trop tard ! Grande sœur…

— Ce n’est pas de votre faute, tenta la sentinelle.

— Tout, tout est de ma faute ! Je lui ai crié que je m’excusais… Son visage était déjà éteint. Elle est partie contrariée, sans que je ne puisse m’expliquer. Elle m’en voudra pour l’éternité, à présent.

Mobruyère lui avait en effet parlé d’un différend qui avait opposé les deux jumeaux de l’opéra quelques jours avant la fameuse représentation. Ezra était venu le voir, inquiet, cherchant un moyen de se faire pardonner. Le dramaturge lui avait alors conseillé d’offrir à sa sœur l’un de ces merveilleux pendentifs musicaux de Parhame.

— Pourquoi nous sommes nous disputés ? s’essouffla Ezra. J’en ai oublié jusqu’à la raison. Rien de plus qu’une querelle idiote et insignifiante. J’aurais voulu que la dernière chose que nous nous échangions soient des rires plutôt que des cris. Comme j’aimerais revenir en arrière, la prendre dans mes bras, entendre sa voix…

Sur les joues d’Ezra ruisselèrent des larmes noires et l’eau monta encore. Thélie devait agir vite si elle ne voulait pas finir noyée dans l’illusion.

— Je suis certaine que Jeanne ne vous en veut pas, lança-t-elle dans la pénombre. Elle aussi était allée voir Mobruyère : il lui avait promis que tout s’arrangerait après la représentation.

— Je devais lui offrir le pendentif…

Et où est-il, maintenant ?

Thélie se retint de formuler cette question à voix haute : Ezra était instable, un mot de travers et tous ses efforts seraient réduits à néant, engloutis par l’affliction du musicien qui se voûtait, qui dégoulinait véritablement sur la scène.

— Jeanne n’aimerait pas vous voir si abattu, lui chuchota Thélie. Elle aimerait entendre le chant de votre violon résonner pour toujours dans les opéras. Vous n’avez pas besoin d’un pendentif pour vous faire pardonner. Laissez parler votre cœur.

Ezra releva lentement la tête vers le plafond, dont la dorure et les peintures se perdaient derrière un voile nébuleux.

— Mon cœur ? répéta-t-il.

Quelque chose illumina son regard vitreux. Voyait-il Jeanne là-haut, dans l’obscurité de la voûte ?

Le spectre appuya sa tête sur un violon qu’était apparu du néant. Grâce à son archet, il tira une première note, fragile et ténue, et elle lança dans la salle un ruban lumineux. L’eau contraignant Thélie à son îlot de velours s’évapora alors pour donner naissance à un brouillard d’or et d’argent.

Oui, pensa la sentinelle. Elle doit t’appeler depuis si longtemps ; une telle dispute ne peut avoir eu raison du lien qui vous unit. Rejoins-la.

La Garache entonna du mieux qu’elle le put ce qu’avait chanté Jeanne juste avant de mourir. Mobruyère n’avait pas eu le temps de lui enseigner l’art lyrique, mais un simple accompagnement devait faire l’affaire. Le regard plus brillant encore, Ezra s’accorda sur le timbre de la sentinelle et un sourire joyeux étira ses lèvres brûlées. Au gré des variations, la lumière réinvestit l’opéra, explosa sur la scène dans un bouquet de lumières qui fit miroiter les paillettes de la brume. Thélie s’efforça de rester concentrée, mais un tel spectacle l’émeut profondément. Si on lui avait dit, un jour, que les fantômes pouvaient aussi être capables de telles merveilles…

Lorsqu’ils eurent fini le duo qu’était resté inachevé, Ezra avait repris de sa splendeur : les boutons d’or sur son justaucorps pourpre brillaient avec majesté et son jabot de dentelle éclatait de blancheur.

— Sentinelle, avez-vous des frères et sœurs ?

Thélie prit un temps à répondre, autant surprise par la question que par la lucidité soudaine du jeune homme. Les rires chantants de Carcanesse retentissaient dans son esprit, tandis qu’elle sentait des larmes inattendues mouiller ses yeux. Armel, Nyx et les autres… Quand riraient-elles toutes ensemble, à nouveau ?

— Des sœurs, oui, souffla Thélie. J’en ai beaucoup.

— Chérissez-les. Vous ne saurez jamais quand la vie décidera de vous les prendre.

Épuisé d’avoir orchestré une telle illusion, Ezra se perdit dans la brume de la scène. Les nuages nébuleux se dissipèrent alors, aspirés entre les fentes du parquet, et la sentinelle se ressaisit pour se précipiter vers le tourbillon. Après avoir grimpé sur les planches, elle libéra la garache pour changer ses mains en griffes ; fendant le bois sous ses pieds, Thélie s’ouvrit un passage sous la scène pour tomber dans les machineries. Là, elle creusa parmi les débris restants de la catastrophe, guidée par la brume spectrale d’Ezra. Elle finit par buter contre une surface lisse et brillante, qu’elle extirpa délicatement du sol ; une chaînette tinta alors qu’elle portait à ses yeux le pendentif du jeune homme.

Thélie ouvrit le couvercle en activant un mécanisme. Une musique légère et métallique sautilla alors à ses oreilles, comme autant de gouttes d’eau. Au cœur du bijou, une jeune diva était dessinée, sous laquelle était inscrit : « Pour toi, je traverserais le feu éternel. »

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