IV.
Les lèvres humectées de sel, Thélie redressa la tête lorsqu’elle entendit le bruit claquant d’un ressac. Devant elle se tenait enfin le récif d’Emmeryn, qui déchirait le voile océanique en écueils tranchants. Prudente, la sentinelle ralentit sa nage – ce n’était pas le moment de se blesser. Le rocher auquel elle s’accrocha était couvert d’algues gluantes mais, sortant ses griffes, elle s’arrima avec la fureur d’une diablesse. Enfin, tout son corps se détendit. Elle se laissa flotter dans l’eau, complètement groggy par l’effort, et toussa bruyamment. L’air frais lui perçait la gorge comme d’impitoyables aiguilles.
Plus jamais, se promit-elle.
Alors qu’elle reposait ses yeux rouges, la jeune femme entendit un gazouillis léger tout près de son abri. Elle se retourna avec inquiétude, scruta la surface houleuse. L’espace d’un battement de cœur, elle aperçut l’aileron sensuel d’une créature glisser au creux d’une vague, puis retourner aux abysses.
Son sang ne fit qu’un tour. D’une puissante traction, Thélie se hissa sur le récif et s’éloigna de l’eau autant qu’elle le put.
Pense à elle. Pense à elle. Pense à Emmeryn.
La sensation de malaise qui s’était emparée de son corps s’estompa peu à peu alors qu’un parfum de lavande flottait dans son esprit. Les groagez ne l’auraient pas. Pas si facilement.
Rassemblant son courage, la Garache partit à la recherche de la barque des contrebandiers. Elle la trouva cahotée par la houle, dissimulée derrière une pierre parsemée de coquillages. Dans un soupir, elle remercia Emmeryn comme on remercie un dieu, puis s’empressa d’embarquer ; lancée dans la mer, la capitaine mit le cap vers le Mont-du-Loch.
Voilà qui sera plus confortable.
Tout en ramant, la femme louve permit à sa bête de la recouvrir d’une épaisse fourrure sombre, douillette et réconfortante, pour tromper le froid qui lui crucifiait les os. Il lui restait encore du chemin à parcourir jusqu’à l’île rocailleuse, et son esprit ne devait s’occuper que de surveiller les alentours. C’était maintenant qu’elle devait faire preuve de la plus grande attention.
Qu’elle ne devait pas se laisser divaguer.
Ou attirer par les eaux profondes.
Thélie planta ses griffes dans le rebord de la barque. Elle se jeta en arrière, bringuebalée par le tangage, et porta la main à son cœur tambourinant. À quel moment s’était-elle penchée vers l’océan ? La sentinelle tenta de chasser cette brume qui embrouillait son esprit, mais bientôt une voix féminine susurra à son oreille :
— Comme tu es belle… Comme tu as de beaux yeux…
La Garache se rua sur la pagaie et tâcha de poursuivre sa traversée. Fronçant les sourcils, elle laissa chanter dans sa tête la voix d’Emmeryn. Ses dernières paroles lui revinrent : « s’attaquer directement aux groagez n’est peut-être pas la meilleure solution. » La druidesse était véritablement divine. Nyx avait beau revenir sur la plage des nageoires plein les sacoches, ce que Thélie comptait faire lui assurerait la victoire, haut la main.
Mais pour cela, elle devait d’abord atteindre saine et sauve l’île du Mont-du-Loch. Et les murmures persistaient.
— Quel teint exquis…
— Laisse-moi goûter tes lèvres…
— Je n’attends que toi !
La sentinelle lutta contre la terrible envie qui la poussait à scruter l’océan. Du coin de l’œil, elle remarquait néanmoins la valse langoureuse d’un balais d’ailerons autour d’elle. Combien de groagez avait-elle rameuté ?
Thélie sentit la caresse légère d’une main sur son bras. Un courant électrique remonta jusqu’à sa clavicule.
— Ne me touche pas !
D’un coup de pagaie, elle renvoya à l’océan la succube aquatique. Un gémissement outré accompagna la chute de la groac’h, qui n’était cependant pas prête de lâcher l’affaire. Thélie distingua l’éclat immaculé de ses deux longues dents de morse avant que l’écume ne recouvre jusqu’à ses cheveux entremêlés de corail. Déjà d’autres sirènes tentaient de monter à bord, et la sentinelle dégaina son couteau pour trancher avec fureur les doigts envahissants. Ceci lui laissa le temps de repartir, dans un concert d’hurlements, vers le Mont-du-Loch qui siégeait sur son trône d’azur à l’horizon.
Garde le rythme…
Son arme fendit de nombreuses fois la chair avant qu’elle n’arrive aux abords du grand rocher insulaire. Une bouffée de soulagement l’entraîna malheureusement à baisser sa garde : profitant de l’occasion, une groac’h se hissa sur la barque et renversa parfaitement sa passagère. Un large sourire étira ses lèvres qui ressemblaient, pour l’éclat, à l’intérieur d’une conque échouée sur la plage.
La Garache sentit ses muscles s’engourdir alors que la succube la gardait plaquée sur le ventre. Elle embaumait mille senteurs inconnues, mille parfums de plantes dont elle seule avait le secret ; sa voix, enivrante, chantait contre son oreille la plus belle mélodie qu’elle ait entendue. Un gémissement échappa à Thélie lorsqu’une main baladeuse se glissa sous ses hanches, puis vers son bas-ventre, et tout contre son pubis ; la caresse était douce… presque aussi douce que celle d’Emmeryn.
Presque.
Thélie reprit ses esprits au moment où l’émail des longues quenottes monstrueuses effleuraient sa nuque. D’un coup de reins, elle s’extirpa de l’étreinte trompeuse et égorgea la groac’h : ses grands yeux bleus scintillèrent d’effroi, avant de sombrer dans la nuit comme la mer après un coucher de soleil.
Le souffle court, la jeune femme se rendit compte trop tard que la barque s’était engagée dans un rouleau. Elle s’accrocha tant bien que mal à ses rebords, mais les sirènes réclamaient vengeance : quatre mains l’agrippèrent pour l’entraîner dans la mer avec une fièvre sensuelle.
Incapable de crier sans avaler l’eau saline, Thélie raffermit sa poigne sur son couteau et entailla ces doigts qui se glissaient sous son gilet, ceux-là même qui cherchaient désespérément la rondeur de sa poitrine dans un tourbillon d’écume. Elle opposa aux crocs acérés des groagez ses propres griffes, empoignant les chevelures sombres pour trancher plus sûrement les gorges déployées. Sa lutte acharnée paya : remontant à la surface, la Garache poussa ses muscles dans une dernière nage vers l’île. Dès qu’elle sentit la mollesse du sable sous ses pieds, elle s’abandonna à une course folle pour fuir les bras dangereux de l’océan, et ce n’est qu’une fois éloignée d’une bonne dizaine de mètres du rivage qu’elle s’écroula sur la plage, le regard planté dans l’écume mugissante. Les groagez y hurlaient à plein poumons un mélange de colère et de tristesse.
Plus jamais, se promit-elle à nouveau.
Les sirènes aux dents de morse avaient beau être réputées dangereuses, elles n’étaient pas si insistantes, d’ordinaire.
Elle se sentent en danger. À moi d’en trouver la raison.
La Garache se releva et se tourna vers le mont rocailleux. La réponse à ses questions était quelque part là-haut, dans le loch qui avait donné son nom à l’île.
À moi de trouver leur reine.
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