V.

9 minutes de lecture

Sur l’île du Mont-du-Loch bondissait la mélodie carillonnante des amulettes de Thélie. Elle avait eu beau attacher ses cheveux châtains, encore humides et imprégnés de sel marin, le vent soufflait si fort sur l’immense rocher que ses médailles d’étain, d’or et d’argent s’abandonnaient à ses taquines caresses. Un peu de rafraîchissement ne déplaisait pourtant pas à la Garache : après avoir quitté le rivage austère de l’île, elle avait entrepris l’ascension éreintante du mont, à la recherche du lac qui creusait en son sein un cratère pour le moins…

Épatant.

Ce fut le premier mot qui lui vint à l’esprit lorsqu’elle se retrouva au sommet de la crête rocailleuse, le regard planté dans l’eau claire en contrebas. Les mouettes aux alentours jetaient sur les flots calmes des ombres blanches et fugaces, se mêlant à celles des arbres qui se penchaient vers le loch ; à leurs pieds s’étendaient les touches vertes d’une courte pelouse, dont la vivacité stimula les pupilles sensibles de Thélie.

Quel étrange endroit…

Assurément chargé de magie. Quelque chose d’à la fois lourd et guilleret flottait dans l’air, assez pour mettre la sentinelle sur ses gardes : ce fut avec beaucoup de précautions qu’elle descendit vers le loch, attentive au moindre cri de mouette, au moindre bruissement de feuilles ou de buissons qui proliféraient remarquablement aux abords des berges rocheuses. C’était un miracle qu’une telle flore parvienne à s’épanouir ici.

Voilà une belle voyageuse…

Thélie sortit son couteau dès qu’elle entendit ce murmure. Il était plus intense, plus intime encore que ceux des autres groagez. Un puissant frisson lui hérissa le poil.

Viens, continua la voix suave, penche-toi vers le loch… Je t’offrirai mille tendresses, et plus d’or que tu ne pourrais en rêver…

La sentinelle serra les crocs, bien déterminée à résister à l’envoutement de la groac’h reine. Prudemment – et l’esprit embaumé de lavande – elle s’approcha du loch en tenant fermement le manche de son canif. Elle n’avait plus le droit à l’erreur, pas une seconde fois. Les yeux plissés, Thélie s’agenouilla sur les berges et entrouvrit soudain les lèvres en un soupir ébahi : sous ses yeux brillait un tapis de perles, jonchant gracieusement le fond du lac comme les étoiles scintillent durant les nuits sans lune. Oh, ce n’était pas le seul bassin rempli de merveilles sur ce mont, mais celui-ci était assurément le plus raffiné, le riche, le plus majestueux de tous. Digne d’une reine groac’h.

— Ouste ! Étrangère ! Envahisseuse ! Éloignez-vous de ma femme !

Surprise, la Garache s’écarta vivement du lac ; elle fit volte-face pour découvrir un petit être noir et velu se précipiter vers elle. Sa minuscule main retenait maladroitement un couvre-chef en forme de gros champignon, à deux-doigts de s’envoler au vent. Un sourire amusé échappa à la femme louve.

— Déguerpissez ! s’époumona la créature.

Avec une impressionnante détente, elle bondit droit sur Thélie qui l’attrapa en plein vol. Cette dernière la tint à distance, plus pour l’examiner que pour échapper à ses gourmades on ne peut plus passionnées.

— Un korrigan, observa la sentinelle. Quelle surprise…

— Reposez-moi sur le champ ! exigea le petit être.

Loin de s’attendrir de sa paire d’yeux rouges et lumineux, la Garache se contenta de raffermir son étreinte. Elle laissa le lutin se débattre et s’essouffler tout seul avant de lui demander avec amusement :

— C’est donc vous, le mari de la reine groac’h ?

Le korrigan tapa mollement du poing sur le pouce de Thélie, mais dut se rendre à l’évidence : il ne pourrait s’extirper des griffes de l’étrangère aussi facilement.

— Bien sûr ! lâcha-t-il après un soupir résigné. Qui voulez-vous que je sois ? Si vous touchez à une seule de ses écailles, vous aurez affaire à moi. Vous m’entendez ?

— N’ayez crainte, je n’oserais attirer votre courroux… Votre douce doit être bien heureuse d’avoir pour chevalier servant un homme aussi charpenté.

Elle ponctua sa taquinerie d’une légère pression qui arracha un couinement au lutin. Son petit cœur battait la chamade, comme celui d’une souris entre les crocs d’un carnassier.

— Ma belle Pissirilia m’aime comme je suis ! Vous êtes sentinelle : dois-je vous rappeler que la puissance d’un korrigan ne repose pas sur de ridicules muscles dont vous faites l’éloge ?

— Je le sais assez, en effet, consentit Thélie. Et je me suis d’ailleurs toujours demandée comment certains d’entre vous pouvaient gâcher un tel potentiel en le mettant au service d’une autre créature.

— Un… tel potentiel, vous dites ?

La Garache hocha la tête d’un air admiratif.

Toujours brosser un korrigan dans le sens du poil.

— N’est-ce pas vous qui donnez naissance aux groagez de l’île ?

— Si… Si, c’est moi, bafouilla-t-il.

— Quel génie vous faites ! Tant de créations, et toutes plus belles les unes que les autres…

— Oh, je vous en prie, je n’ai pas l’habitude qu’on loue mon travail de la sorte…

— Votre femme ne vous félicite-t-elle jamais ? C’est bien d’elle que vous tirez votre inspiration.

Un silence s’installa sur les berges, puis les petites épaules velues du korrigan s’affaissèrent pitoyablement.

— Ma douce Pissirilia… Cela fait longtemps qu’elle n’admire plus la beauté des filles que je lui donne, et qu’elle ne reconnaît plus mon art…

— Que lui arrive-t-il ?

Thélie desserra son étreinte pour laisser le korrigan s’installer sur sa paume tatouée. Il se roula en boule, sous son champi-chapeau, et plissa des yeux larmoyants.

— Oh, quelques folies, par-ci par-là. Depuis que ces rustres de la côte pillent son trésor, ma pauvre chérie perd la raison. Elle a toujours été folle de ses perles, au point de me rosser s’il m’arrivait de les regarder. Elle me demande chaque jour de façonner plus de groagez pour son trésor, son trésor, pour le protéger. Je lui obéis, bien sûr, mais… C’est tout de même dur, vous savez, de faire sortir toutes ces groagez de l’écume…

— Je vous crois… Ne pouvez-vous pas refuser ses demandes ?

— Refuser ? s’exclama le lutin noir en bondissant sur ses pattes. Mais enfin… Elle se changerait en furie, elle mettrait le loch sans dessus dessous ! Et moi, moi… Je ne veux pas imaginer.

— Vous la craignez à ce point ? Vous êtes pourtant puissants, vous les korrigans.

Troublé, le lutin porta la main à son menton. Les paroles de Thélie ne semblaient pas le convaincre.

— Vous levez les tempêtes, insista-t-elle alors, gonflez des vagues si grandes qu’on pourrait les confondre avec des monts…

— Peut-être le pouvais-je, autrefois, mais je n’ai plus de temps à consacrer à de tels passe-temps.

Malgré le ton ferme du korrigan, la Garache pouvait apercevoir une étincelle de nostalgie dans ses yeux pourpres. Depuis combien de temps ce petit bonhomme n’avait-il pas usé de sa magie pour son propre plaisir ?

— À vous voir, vous ne paraissez pas heureux de cette situation.

— Ma femme refuse que je gaspille mon énergie en frivolités. Elle dit… Elle dit que s’amuser à faire vrombir le vent n’est qu’une perte de temps.

— Et vous n’aimeriez pas, vous, lui désobéir un peu ?

— Pour qu’elle se mette dans une colère folle ? Pire : pour qu’elle me délaisse, m’abandonne, me répudie !

La créature se laissa retomber contre sa paume, enfouissant sous son couvre-chef un visage tordu par la terreur.

— Et alors, que deviendrais-je, sans elle ? Je ne suis bon qu’à donner naissance aux groagez…

— Allons, mon brave ami ! La magie, ça ne se perd pas. Ne doutez pas de vous ainsi ! Et si par malheur quelques formules vous manquaient, vos compères pourraient y remédier. Vous n’êtes sûrement pas né sur cette île : n’avez-vous pas de la famille, sur la côte ? Des parents, des frères, des sœurs, autant de camarades avec qui vous gambadiez les jours ensoleillés ?

Thélie observa avec surprise le korrigan disparaître entièrement sous le gros champignon.

— J’avais tout cela… avoua-t-il d’une voix étouffée. J’avais une grande famille, beaucoup d’amis. Mais ma douce… Pissirilia ne les a jamais aimés. Et c’était réciproque. Elle les trouvait trop naïfs, trop simplets, trop indigents. Elle n’avait sans doute pas tout à fait tort. J’avais honte d’eux, alors, j’ai coupé les ponts. Ça fait si longtemps, maintenant. Je me demande… Je me demande comment ils vont.

— Ils vous manquent, n’est-ce pas ?

Le silence qui s’ensuivit lui donna raison.

— Mon ami, m’est avis que votre femme n’a pas très bonne influence sur vous.

Jaillissant de son champi-chapeau, le korrigan porta brusquement son doigt tordu à ses lèvres, les yeux rouges grands ouverts.

— Ne dites pas de telles choses ! Elle pourrait nous entendre…

— Vous ne niez pourtant pas.

— Madame… Ma douce Pissirilia est tout ce que j’ai… Je lui ai donné ma vie, mon pouvoir…

— Et votre amour-propre.

Révélant une dentition pointue, le petit être se mordilla les lèvres d’un air pitoyable.

— Regardez-vous, je n’ai jamais vu de korrigan si lamentable ! Allons, vous valez mieux que ça ! Si vous voulez savoir, je pense que vous restez ici par pure habitude alors qu’en fait, rien ne vous empêche de partir. Au fond de vous, mon ami, au fond de vous, il reste encore quelque chose de ce puissant korrigan que vous étiez autrefois. D’ailleurs, votre départ ne dérangerait pas plus que ça madame. Pour ce qu’elle vous demande, n’importe quel follet ou farfadet ferait l’affaire. Elle se joue de vous, mon ami !

— Vous croyez ? balbutia la créature velue.

Ne l’écoute pas !

La voix furieuse de la groac’h perça la tranquillité du loch. Terrifié, le korrigan poussa un misérable gémissement et s’accrochant de toutes ses forces à l’index de Thélie.

— Ma douce… bégaya-t-il.

N’écoute pas cette barbare ! Je suis ton seul amour, tu as besoin de moi ! Tu n’es rien sans moi ! Tu ne sais pas réfléchir par toi-même !

Thélie fronça les sourcils.

Tu ne devrais pas t’attacher autant à ce petit korrigan, se mit-elle en garde.

Pourtant… Pourtant ! Ces yeux si inquiets, qu’il jetait vers les dangereux remous du lac, lui brisaient le cœur. Pour gagner face à Nyx, Thélie s’était attendue à détruire un simple nid, couvé par elle ne savait quelle créature – les groagez avaient la chance de pouvoir s’accoupler avec nombre de partenaires monstrueux. Elle s’était même préparée à tuer leur reine de sang-froid. Mais libérer un korrigan d’une relation toxique ?

Avec précaution, la Garache rapprocha sa main pour chuchoter au petit être :

— Mon brave, cessez ces tremblements. Vous êtes en sécurité avec moi. Vous avez vu juste : je suis une sentinelle. Un mot de votre part, et je vous arrache des griffes de votre épouse.

Le korrigan gratta nerveusement la peau de Thélie, les lèvres nouées d’appréhension. Évidemment, une telle demande ne lui serait pas facile à formuler. Persévérante, la Garache insista néanmoins :

— Vous n’aurez plus jamais à supporter ses colères.

— Mais madame, c’est ma femme… Et… je l’aime…

— Vous en êtes sûr ?

La graine du doute plissa le front du lutin. Il ruminait affreusement, les yeux parfaitement brillants.

Furieuse, la reine groac’h perça le voile du loch, révélant au soleil sa chevelure de corail et ses deux longues dents de morse. La toile de ses habits, fine et souple comme une vague, déferla sur la berge alors qu’elle s’extirpait de son royaume aquatique ; à la voir ramper de la sorte, dégoulinante, le visage ridé, déformé par la rage, on aurait pu la prendre pour une vieille sorcière des plus repoussantes. Une reine ? Pas le moins du monde.

Cette considération, le korrigan dût lui aussi l’avoir, car tout à coup affolé, comme sortit d’un interminable enchantement, il poussa un cri d’effroi.

— Voilà votre femme, rumina Thélie en levant son poignard. Êtes-vous encore certain de vouloir lui sacrifier votre vie ?

Les ongles pointus du lutin s’enfonçaient presque dans son doigt, tant la peur le tourmentait. Après une déglutition laborieuse, il expira d’une voix moribonde :

— Aidez-moi…

Voilà qui était dit.

La sentinelle leva un regard carnassier vers la groac’h. Loin d’en être effrayée, cette dernière entonna un chant mélodieux pour l’envoûter, mais se retrouva déconcertée en constatant son impuissance. La femme louve se rapprochait toujours, portant contre son cœur le ruban bleu autour de son poignet. Le korrigan avait disparu.

Reviens immédiatement ! explosa la groac’h.

— Madame, déclara Thélie, vous avez assez chanté à mon goût. Vos charmes n’auront plus jamais d’effet sur qui que ce soit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire M. S. Laurans (Milily) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0