III.
— Emmeryn, tu es certaine de vouloir m’accompagner ?
— Cesse donc de t’inquiéter. Tu dis toi-même qu’ils sont inoffensifs, ces… Comment est-ce, déjà ?
— Bécuts.
— Ah oui, voilà. Et puis, je ne me voyais pas attendre au hameau avec ces gens-là.
— Ces gens-là dont tu connais le patois… J’ignore ce que je dois en tirer.
— Que je ne suis définitivement pas une princesse comme les autres.
Thélie fit halte au sommet de la colline et se retourna : empêtrée dans sa saie, Emmeryn peinait à gravir la côte. Les rayons pâles du soleil d’hiver jouaient avec sa chevelure blonde, s’agitant au vent comme un voile auroral. Qu’aurait-elle donné pour renverser l’ovate là, dans l’herbe drue des pâturages, plonger sa figure dans ses linges imprégnés de lavande ?
— Thélie ? Qu’est-ce que tu fais ?
Soulevée dans les airs, Emmeryn s’accrocha du mieux qu’elle le put aux épaules de la femme louve.
— J’épargne à son Altesse un effort malvenu.
— Qu’elle idiote ! s’esclaffa-t-elle. Repose-moi tout de suite, sauvageonne ! Ah ! Bas les pattes ! Si je porte une tunique, ce n’est pas pour que tu me l’enlèves !
Leurs cris hilares effrayèrent quelques tourterelles qui s’envolèrent dans un grand froufrou d’ailes. Une fois au sommet, Thélie reposa délicatement sa belle par terre et s’amusa de sa mine renfrognée.
— Regarde, tu les as toutes fait fuir, grommela Emmeryn.
D’un seul mouvement, les oiseaux froussards se précipitaient en effet dans l’ombre calme d’une futaie. La sentinelle suivit leur vol puis, lorsqu’ils disparurent, retroussa ses narines : parmi les parfums d’écorce, de bois et d’humus portés par le vent, elle parvint à distinguer l’odeur forte d’un troupeau.
Celle d’une harde de moutons.
— Penses-tu que son antre soit par là-bas ? soupira Emmeryn, comprenant la route qu’il leur restait encore à parcourir. Dis-moi, pourquoi avoir laissé nos chevaux au hameau si c’était pour partir si loin ?
— Avec les bécuts, mieux vaut être prudent.
— Tu disais pourtant toi-même qu’ils n’étaient pas dangereux.
— Pas avec les hommes. Pour ce qui est du bétail, c’est une autre affaire.
La femme louve prit les devants et négocia la descente, douce mais étrangement fournie. L’ovate ne manqua pas de s’en étonner : les moutons ne devaient plus pâturer ici depuis un long moment pour que l’herbe ait autant poussé. Pourtant, l’incident semblait avoir eu lieu à peine quelques jours auparavant.
— Pourquoi ce pauvre bécut s’en est-il pris au villageois ? s’inquiéta Emmeryn. Qu’ont-ils fait pour le mettre dans une telle colère ?
Sans prendre la peine de se retourner, Thélie fit tinter l’une de ses tresses ; ses talismans dorés, auxquels s’accrochaient quelques écailles de dragon, projetèrent sur la druidesse une cascade d’éclats blonds.
— L’or, souffla la sentinelle.
Puis, comme son amante restait perplexe, elle continua :
— Tu ne connais vraiment pas les bécuts, n’est-ce pas ?
— Pas le moins du monde, avoua Emmeryn.
— C’est normal. Ils sont peu nombreux et vivent en Gascanie.
— Si loin ?
— C’est ce qui m’inquiète. D’ordinaire, ils restent dans le Sud. Quelque chose a sans doute poussé ce spécimen-ci à migrer.
— D’accord, mais quel rapport avec l’or ?
— J’y viens.
Thélie enjamba un petit ruisseau qui coulait tranquillement parmi les hautes herbes. Elle aida Emmeryn à le passer à son tour et découvrit alors parmi les fougères quelques bouts de laine et – plus curieusement – un soulier fatigué, sombrant au fond du cours d’eau.
Une chaussure d’enfant, à n’en point douter.
Quelle genre de marmot continuerait sa marche à moitié chaussé ? Pourquoi l’avoir abandonnée ici, si ce n’est…
Pour fuir.
Le bécut ?
Le paysan aux sourcils fournis n’avait pourtant pas fait mention d’un avorton à sauver. Thélie s’efforça de ne rien laisser paraître de son inquiétude.
— Les bécuts sont connus pour être de très bons bergers, poursuivit-elle, et leurs moutons sont loin d’être ordinaires : on ignore encore comment cela est possible, mais chaque bête dont ils revendiquent la propriété voit ses cornes se changer en or.
— Tu crois que les gens du hameau…
— Ont trouvé là une occasion de s’enrichir. Et à en juger le courroux du bécut, ils ont dû faire un sacré carnage dans son troupeau. Ces cyclopes-là sont très émotifs, tu sais. Ils mangent volontiers leurs bêtes, mais détestent qu’on les tue simplement pour leurs cornes. Le géant a sans doute voulu se faire justice en enlevant à son tour les moutons des pâturages.
— Que comptes-tu faire, Thélie ?
— L’apaiser, si cela est encore possible… Et négocier son départ. Il n’a rien à faire ici.
Les deux voyageuses poursuivirent sans encombre leur route vers la futaie. Le souvenir lugubre de ce soulier abandonné taraudait cependant la sentinelle, qui observait discrètement les alentours à l’affût du moindre indice.
— Par le Grand Arbre ! Qu’est-ce donc que cela, Thélie ?
L’intéressée se tourna vers Emmeryn, laquelle regardait le sol avec de grands yeux effrayés. Elle y découvrit l’emprunte massive d’un pied de deux mètres, imprimé dans le flot verdâtre de l’herbe drue.
— Voilà notre bécut, déclara la sentinelle en s’accroupissant près de la forme.
— Si grand ? s’étrangla sa compagne. Tu es certaine… enfin… qu’il n’est pas dangereux ?
Le silence qu’observa la Garache n’eut pas l’heur de la rassurer. En vérité, Thélie elle-même n’était plus certaine de ses convictions. Si le bécut avait réellement enlevé un enfant, qui sait de quoi d’autre il était capable ?
Les empruntes, très éloignées les unes des autres, menaient également vers la futaie. Alertes, les jeunes femmes s’y engouffrèrent alors et tendirent l’oreille. Thélie s’était gardée de relever les marques de sang sur l’écorce d’un tronc à la lisière.
— Et maintenant ? chuchota l’ovate.
En forêt, les sens de la Garache s’affûtaient naturellement. Était-ce l’obscurité, l’attrait des odeurs, ou bien ce lointain instinct primaire qui la ramenait joyeusement à l’état sauvage ? En parfaite osmose avec la bête, Thélie flaira le troupeau parmi les arbres. La piste s’enfonçait dans les bois.
— Quand nous arriverons à son antre, garde-toi de faire le moindre bruit, l’avertit la sentinelle. J’ai mes raisons de penser qu’il n’a pas enlevé que des moutons.
Emmeryn réprima un juron et marmonna quelques paroles druidiques incompréhensibles. Sans doute regrettait-elle finalement ne pas être restée avec les étranges bergers du hameau…
Elles firent irruption dans un puits de lumière à même la forêt. L’odeur du bois et de l’écorce était prégnante, et pour cause : dans ce petit périmètre, tous les arbres avaient été abattus sans distinction. Ne restaient que les souches dénudées, colonisées par des insectes avides de sève. L’on n’entendait que leur bourdonnement dans le silence des sylves.
Puis soudain, un rugissement guttural retentit dans la forêt. Thélie se jeta aussitôt sur Emmeryn, qu’elle dissimula derrière un bosquet ; les tourterelles, qui avaient trouvé refuge sur les branches de la clairière artificielle, repartirent de plus belle dans une fabuleuse panique.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda l’ovate avec autant d’affolement.
— Un rire, je crois.
Le mugissement résonna derechef, puis se confondit en hoquètements rauques et caverneux.
— Drôle, drôle ! entendirent-elles. Drôle petit mouton !
Thélie remarqua un énorme rocher, à quelques mètres, et s’y faufila prudemment. La voix grave provenait d’une cavité à l’intérieur, maladroitement bouchée par les troncs des arbres arrachés.
— Encore, blague ! Encore ! Encore !
— Non, protesta la voix d’un enfant. J’en ai assez de te la répéter en boucle. Que dirais-tu d’une devinette, plutôt ?
La Garache se figea contre la pierre. Comment était-ce possible ? Ce timbre si doux… Les pièces du puzzle s’assemblaient, maintenant. Et elle n’appréciait guère l’image qui apparaissait sous ses yeux.
Petit-Gigot ?
— Pas facile, devinettes, pleurnicha le bécut.
— Ce n’est pas mon problème si tu ne fais pas l’effort de réfléchir ! Allez, concentre-toi Groz’œil. Elle est facile celle-là : qu’est-ce qui n’a ni chair ni os, est revêtu d’une chemise blanche sans coutures ni manches ?
Le cyclope poussa un grognement inconfortable. Au même moment, Emmeryn arrivait prudemment dans le dos de Thélie.
— C’est terrible ! chuchota-t-elle. Il détient un enfant ?
Un nouveau beuglement faillit avoir raison de sa discrétion.
— Menteur, petit mouton ! Pas facile ! Trop dur ! Trop dur !
Le panthore émit un rire malicieux puis reprit plus gentiment :
— Tu as raison ! Je t’ai menti. Mais en voilà une autre plus facile. Concentre-toi, car la réponse est la même ! Qu’est-ce qu’on jette blanc et qui retombe jaune ?
Nouveau grognement. Thélie se surprit à se creuser elle-aussi les méninges.
— Je sais ! hurla le bécut, tout à la surprise des deux espionnes.
— Ah oui ? s’ébahit Petit-Gigot. Alors, alors ?
— Boule de neige… euh… dans pipi des moutons ! s’esclaffa le cyclope.
Le sens de l’humour des bécuts ne m’avait pas manqué, songea la Garache, perplexe.
— Perdu !
— Quoi ? gronda le molosse.
La bête frappa le sol de la caverne de ses grands pieds, simulant par la même occasion un impressionnant tremblement de terre. Au tapage sans nom fit écho mille bêlements de moutons, terrorisés. La sentinelle n’en revenait pas : le troupeau entier était donc parqué dans cette grotte ? Voilà qui expliquait l’odeur…
— Eh ! Eh ! Calme-toi ! implora le panthore. Tu fais peur aux bestios !
— Pas gentil ! Pas gentil petit mouton ! vociféra de plus belle le bécut. Se moque de moi ! Et moi pas aimer moutons pas gentils !
— D’accord, excuse-moi. Ah ! Ne t’approche pas comme ça, je vais écraser Bêêrnardo…
— Toi redevenir gentil tout de suite !
— Attends ! Aïe !
Le cri de douleur envoya une décharge électrique dans les veines de Thélie. Cette sensation, elle la ressentait à chaque fois qu’un proche se trouvait en danger.
À chaque fois qu’on s’en prenait à quelqu’un de sa meute.
— Te mets pas en colère comme ça !
— Gentil tout de suite ! Tu entends ? Sinon, petit mouton va finir comme Bêêrénice, Bêêranger et Bêênédicte : dans ventre du bécut !
S’en fut trop pour la sentinelle : forçant la porte de fortune, elle se jeta sauvagement dans la caverne. Aussitôt, une quarantaine de moutons tournèrent vers elle leurs yeux globuleux. Le cyclope les imita avec un temps de retard ; Thélie découvrit alors son œil percé et voilé, suintant d’humeur aqueuse. Il tenait fermement Petit-Gigot dans son immense main de géant.
Le garçon avait ces mêmes prunelles orange, ce même teint pâle, ces mêmes cheveux bouclés qu’autrefois.
Mais ses cornes, elles, s’étaient magnifiquement parées d’or.
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