IV.
La surprise cloua d’abord Thélie sur place. À sa connaissance, jamais personne n’avait encore découvert qu’un panthore pouvait réagir de la sorte à la présence d’un bécut. Ce qui, après réflexion, n’avait finalement rien de bien surprenant : au fond, Petit-Gigot était mi-homme, mi-mouton. Alors, si les cornes du garçon s’étaient transformées comme celles des troupeaux de légende, peut-être avait-il aussi acquis…
Par le Souffle Ardent ! s’émerveilla Thélie.
— Ah, carogne ! hurla le bécut. Intrus ! Intrus !
Tous les moutons se pressèrent derrière l’ombre du géant, cette fois-ci bien déterminé à protéger ses bêtes.
— Attends, Groz’œil, l’implora Petit-Gigot. On dirait… C’est une amie !
Thélie n’avait pas attendu le beuglement du cyclope pour se faufiler parmi les animaux. Rampant au milieu des laines et des sabots, elle contourna le bécut pour mieux examiner son œil. Les paysans ne l’avaient pas raté : la flèche l’avait rendu complètement aveugle.
— Ouste ! Ouste ! Pas toucher moutons !
— Je ne toucherai pas à tes moutons, souffla Thélie.
Le géant fit volte-face : il devina où l’intruse se dissimulait, mais ne put se permettre de l’attaquer sans mettre en danger ses propres bêtes.
— Qui ? s’énerva le cyclope.
— Écoute et tu le sauras.
La Garache fit tinter les carillons de sa frange ; aussitôt, le monstre relâcha ses muscles titanesques et souleva son immense sourcil brun. L’effroi transforma ses traits.
— Sentinelle ? bégaya-t-il. Moi… Moi pas avoir fait bêtise ! Promis !
Puis, comme s’il ne fut soudain qu’un pauvre rongeur à la merci d’un loup, il se recroquevilla sur lui-même, abandonnant ses bêtes, abandonnant sa colère et sa détermination. Là, dans le coin de la caverne, il se transforma en une boule de chair et d’os pitoyable, tant et si bien que Thélie regretta un instant son intimidation.
Tout tremblant qu’il était, le cyclope offrit à Petit-Gigot le luxe de s’extirper plus qu’aisément de son poing, puis de glisser jusqu’au sol. De là, le garçon s’abandonna à une course folle, bousculant les moutons, sautant par-dessus les plus petits, glissant sous les plus gros : une chevauchée fabuleuse qui le mena droit, tout droit dans les bras de la sentinelle.
— Thélie !
L’étreinte du panthore étouffa brièvement la femme louve qui, confuse, ignora tout de l’attitude à adopter.
— Je vous ai cherchée ! Cherchée, cherchée et cherchée ! Par monts et par vaux !
— Depuis la Tchédarie ? Jusqu’ici ?
— Oh, oui ! Quel amusant périple c’était ! J’ai remonté votre trace jusqu’en Magravie, à Bourg-Chapon, puis je suis parti vers le Sud, toujours à votre poursuite.
Étonnant récit, quand Thélie se souvenait avoir plutôt pris la route du Nord, direction Vercendres – Mel le lui avait recommandé. Un léger sourire arqua ses lèvres : ainsi, Petit-Gigot avait, sans le savoir, filé une gargouille au lieu d’un garou.
— C’était un long voyage, pour sûr ! J’ai souvent eu mal aux pieds, mais j’ai tenu bon ! Et vous savez comment ? En chantant ! À Bourg-Chapon, ils fredonnaient tous un drôle d’air. Vous voulez entendre ?
Question piège : la Garache n’eut guère son mot à dire. Le bécut, toujours recroquevillé, ne put pour sa part s’empêcher de relever la tête, très impatient de ce qui allait suivre.
Et le panthore entonna :
« Si vous connaissiez
L’histoire d’Albéric,
Messieurs les pochetronnés,
Vous f’riez moins les comiques !
Car Albéric a un hic, hic, hic,
Il s’est frotté à une gargouille
Si mécontente de sa pratique
Qu’il en a récolté
Un gros poing dans les… »
Nom d’un dragon !
— Ouille ! s’exclama le petit. Eh ! Vous avez gâché la dernière rime !
— Qui n’est assurément pas pour ton âge, rétorqua Thélie. Bon sang, Petit-Gigot, te rends-tu compte des dangers auxquels tu t’es exposé ? Un jeune panthore comme toi sur les routes, si…
Candide. Innocent. Tout comme moi à l’époque.
— Je sais, admit le garçon. Mais… Groz’œil m’a protégé. Il n’est pas méchant, vous savez.
— Non, non ! confirma fermement le bécut. Pas méchant, du tout du tout !
— Il est juste un peu nerveux, depuis… Enfin, il en voit de toutes les couleurs, en ce moment.
— Humain vilain, larmoya le géant. Partout partout ! Sentinelle pas faire travail. Car humain monstre, aussi.
Thélie plongea son regard dans l’œil voilé du cyclope. Quelque chose de douloureux lui étreignit le cœur.
À Carcanesse, on apprenait aux petites à ne jamais lever la main sur les races « intelligentes ». Les hommes en faisaient partie. Mais qu’était l’intelligente ? Et pourquoi valait-elle forcément mieux que la primitivité ? Tout cela n’était qu’une question d’éthique, et la Garache avait toujours trouvé absurdes ces enseignements. Car combien de fois aurait-elle préféré diriger ses crocs contre les paysans, les nobles, les rois, à la place d’un liéchi, d’un graoully… d’un bécut ?
— Tu as raison. Les humains sont parfois des monstres, et les monstres, bien plus humains. Comme toi. Parce qu’ils t’ont fait du mal, les bergers du village sont des monstres. Mais… moi, je ne peux pas leur rendre les coups. Alors, au fond, n’en suis-je pas un aussi ?
Une question anodine à laquelle toutes ses consœurs avaient dû faire face, au moins une fois dans leur vie. Peu d’entre elles étaient parvenues à y trouver une réponse.
Ainsi, même s’il était un peu simplet, celle du bécut lui mit du baume au cœur.
— Non. Sentinelle, humain.
Le cyclope chercha d’une main tremblante la laine de quelque mouton ; ce fut Petit-Gigot qui s’y blotti, plus réconfortant qu’aucune autre de ses bêtes.
— Bécut, mal. Bécut, dans le noir. Terrifiant, pas savoir.
— Je connais quelqu’un qui pourrait t’aider, lui dit gentiment Thélie. Un humain, comme toi et moi. Tu le laisserais rentrer ?
Puis comme le géant hochait lentement de la tête, la Garache fit signe à Emmeryn, qui les observaient depuis le début, de pénétrer dans la caverne.
— Par le Grand Arbre, hoqueta-t-elle, c’est une sacrée plaie que voilà. Baissez-vous, que je soulage votre peine…
Peut-être grâce à cette douceur, dont la druidesse seule avait le secret, le bécut ne rechigna pas une seule seconde, ni quand elle lui appliqua pommades, liquides et onguents, ni quand elle lui intima d’arrêter ses inépuisables gesticulations. Thélie la regardait faire, assise au milieu des moutons qui craignaient, malgré elle, cette odeur de louve ; Petit-Gigot ne quittait pas non plus Emmeryn des yeux, avec ses grandes prunelles ambrées.
— Elle a des cheveux aussi dorés que mes cornes, chuchotait-il.
Annotations
Versions