II.

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Quand la Vouivre vous fixait, quelque chose criait en vous : un mélange d’effroi et d’admiration, une fascination morbide pour ces deux prunelles de serpent ambrées. Ce fut exactement ce que ressentit Emmeryn, assise autour de la table, et ce qui la poussa à glisser secrètement sa main dans celle de Thélie. La Garache non plus ne paraissait pas insensible au dangereux charisme de la patronne, sans parler de Petit-Gigot : le pauvre panthore était devenu plus blanc qu’un œuf depuis que son regard s’était attardé sur la pierre rouge incrustée au front de la Vouivre, reflétant avec majesté l’éclat brillant du feu de cheminée. Il était rare qu’elle exhibe ainsi son escarboucle, préférant d’ordinaire la dissimuler derrière un bandeau, mais l’occasion était trop importante pour bander l’œil du monstre légendaire.

— Pardonnez-moi d’avoir agi sans attendre votre accord, Votre Éminence, s’excusa Thélie en inclinant légèrement la tête. Mais les circonstances…

— Étaient exceptionnelles. Tu es pardonnée.

La patronne aux cheveux grisonnants avait un timbre à la fois tendre et rugueux, d’une gravité toute particulière.

Juste à la droite de la cathèdre présidant au Conseil, Belgarde – ou le Cobra, bras-droit de la Vouivre – froissa imperceptiblement son front. Emmeryn sentait beaucoup de retenue chez elle, tout comme chez cette femme rousse à gauche. Avant d’entrer dans la pièce, Thélie lui avait chuchoté son nom : Azelmire, la Vipère, mais aussi très chère amie d’enfance. Sans doute n’appréciait-elle pas voir une étrangère débarquer au sein de Carcanesse, comme beaucoup d’autres ici. Combien avait été celles qui lui avaient lancé ce regard torve, à son arrivée ? Emmeryn ne pouvait leur en vouloir : la forteresse était leur unique refuge, là où rien ni personne ne pourrait jamais leur nuire. Là où elles pouvaient enfin être tranquille.

La seule, peut-être, à l’observer sans frigidité était cette fillette brune, pas plus âgée que Petit-Gigot, et qui répondait au nom de Freyja.

— Inutile de laisser la nuit nous filer entre les doigts, déclara la patronne. Je suis impatiente que tu nous parles de cette découverte, Thélie, celle dont tu m’as fait part dans ta lettre.

La Garache déglutit difficilement, dans l’espoir vain d’éclaircir sa gorge pâteuse. Avoir devant soi la Vouivre, le Cobra, la Vipère et la Couleuvre réunies était quelque chose d’aussi rare qu’inconfortable.

Malgré tout, il fallait se lancer.

— Vous n’êtes pas sans savoir que les dragons ancestraux représentent, aujourd’hui, la plus grande menace que nous ayons eu à affronter, commença la femme-louve.

À ces paroles, Emmeryn ne put s’empêcher de se mordiller la lèvre : avant de poser le pied à Carcanesse, elle ignorait tout de ce danger. « Les dragons ancestraux » … Ces créatures ne constituaient rien d’autre qu’une légende dans l’Hexagone, destinée à effrayer les petits enfants. Mais Thélie lui avait expliqué qu’il n’y avait rien d’imaginaire dans ces jolis contes. Qu’ils deviendraient, bientôt, plus vrais que nature. Et depuis lors, ses mains n’avaient cessé de trembler.

— N’en voulez pas à Larissa, Votre Éminence, poursuivit la Thélie. Elle m’a en effet tout raconté. Votre périple jusqu’aux Hauts Plateaux, vos négociations avec les liéchis… et leur refus, catégorique, de redescendre sur le continent s’ils ne pouvaient y retrouver leurs anciens bois sacrés.

— Ces vieilles branches sont aussi têtues que des picolatons, ne put s’empêcher de pester Belgarde.

D’un signe calme de la main, Thalania pria sa seconde de ne pas intervenir. La quadragénaire noya sa frustration dans un claquement sec de la langue.

— Tu dis vrai, Belgarde, acquiesça Thélie. Ils font bien montre de déraison pour des êtres aussi sages qu’ils le prétendent. Mais grand bien leur fasse, il me semble avoir trouvé un moyen de faire renaître les forêts primordiales.

À son annonce, ce fut Azelmire qui ouvrit de grands yeux ébahis.

— Que dis-tu ?

— Eh bien, je pense qu’aucune d’entre vous n’a pu passer à côté des cornes de ce jeune panthore.

— Tout cet or est une première, voilà qui est sûr, consentit Belgarde.

À côté d’Emmeryn, Petit-Gigot baissa craintivement la tête, gêné d’être ainsi au centre de l’attention.

— Sachez, reprit Thélie, qu’elles sont le résultat d’une alchimie tout à fait inédite, encore jamais observée à ce jour. Elles se sont transformées sous l’influence d’un bécut.

— Et que cela veut-t-il donc dire ? trépigna la rousse Vipère.

— Que ce panthore est capable, comme les troupeaux des géants, d’accélérer la vie, voire même de la créer. Qu’il peut se connecter à la nature authentique, celle qui a fait pousser les premières forêts à l’aube du monde.

— Es-tu certaine de ce que tu avances ? douta Belgarde, tout à coup redressée sur sa chaise.

Emmeryn, jusque-là silencieuse, ne put garder son mutisme en voyant comme la situation rendait Petit-Gigot inconfortable.

— Nous l’avons vu de nos propres yeux, déclara-t-elle avec toute l’assurance dont elle était capable. Une jonquille a poussé de sa main.

Puis, comme toutes les sentinelles avaient tourné leur figure vers elle, elle insista, non sans appréhension :

— Je l’ai vue comme je vous vois.

Petit-Gigot se blottit nerveusement contre son flanc, quitte à mettre une fesse hors de sa chaise. Ici, c’était auprès d’Emmeryn qu’il se sentait le plus proche. D’ailleurs, ces deux-là n’en étaient plus aux vouvoiements : durant le voyage qui les avait menés à Carcanesse, la druidesse l’avait protégé, comme s’il fût son enfant ; le panthore, lui, s’était endormi dans ses bras, comme si elle fût sa mère. Thélie n’avait pas manqué d’en être attendrie.

Alors que chacun s’examinait avec perplexité, Thalania se leva de la table et saisit, à la surprise générale, un pot rempli de terre sur l’encadrement de la cheminée. La Vouivre rapprocha ensuite son pas lourd de Petit-Gigot, tout à coup effrayé. Après tout, n’importe qui aurait pu perdre son sang-froid à l’écoute de cette cascade de talismans dorés, qui carillonnaient dans ses cheveux cendrés ; de ces battements de cœurs, en canon, le sien et celui de la bête, rappelant à tous qu’un monstre titanesque observait la scène, tapi quelque part dans son hôte.

Le garçon cornu s’agrippa nerveusement à la saie de l’ovate quand Thalania déposa, juste devant lui, le curieux récipient.

— Il n’y a qu’une seule manière d’en être sûres, déclara-t-elle avant de retourner à sa place.

Un certain silence tomba autour de la table, qui ne fit qu’accentuer l’angoisse de l’enfant. Thélie jugea bon de reprendre la parole.

— Votre Éminence, sauf votre respect, cela n’est arrivé qu’une fois et…

— Quel intérêt de poursuivre, si le garçon ne peut reproduire le miracle ?

Le sang d’Emmeryn ne fit qu’un tour.

— Petit-Gigot a fait un long voyage et est fatigué. Si seulement nous pouvions dormir et reprendre cette discussion demain, au grand air, loin de cette table solennelle, sans doute se sentirait-il plus à l’aise pour nous montrer de quoi il est capable…

— Vous êtes à Carcanesse lui rappela Azelmire, et ici, c’est la Vouivre qui décide. Ne soyez pas insolente, druidesse.

Surprise par la soudaine tension dans l’air, Thélie dévisagea les adversaires sans parvenir à prononcer le moindre mot. Quelle étrange sensation de voir ces deux femmes, chères à son cœur, fulminer de la sorte…. Et tandis qu’Emmeryn, offensée, entrouvrait à nouveau les lèvres, Petit-Gigot déclara d’une faible voix :

— Je vais le faire.

La Vouivre esquissa alors un sourire étonnamment doux.

— Tu es brave, jeune panthore, souffla-t-elle. Je ne te demande guère plus qu’une germination. Hier matin, j’ai planté un hellébore dans ce pot en apprenant ta venue.

Après une profonde inspiration, l’enfant leva la main au-dessus du récipient, sous le regard inquiet de Thélie et de l’ovate. Il ferma les yeux, puis se concentra sur la sensation qu’il avait ressentie ce jour-là. Comme un afflux, une énergie chaude, douillette et profonde. Un petit cœur qui palpite. Il trouva dans la terre un point, minuscule, prêt à accueillir le fluide. Il s’y attacha, du mieux qu’il le put, tenta de le faire grossir…

Grossir…

Grossir…

Encore et encore…

La discrète main d’Emmeryn sur son genou lui donna comme un électrochoc : ouvrant brusquement les yeux, il lâcha un cri quand le pot explosa sur la table.

Un magnifique hellébore gisait parmi les débris, racines à l’air.

— Incroyable ! s’ébahit Freyja.

Sa voix enfantine avait été la seule à briser la fascination ambiante. Même la druidesse restait interdite, interloquée par la violence énergétique qu’elle avait ressentie.

Quelles étaient donc les limites à son pouvoir ?

À cet instant, l’image du Grand Arbre l’écrasait entièrement.

— Un miracle, murmura la Vouivre.

— Thalania, ce garçon doit rester à Carcanesse, affirma Azelmire.

— Il n’en est pas question.

Surprise, Thélie tourna la tête vers sa voisine.

— Emmeryn ?

— Ne me regarde pas ainsi, se défendit l’ovate. J’entends la situation dans laquelle votre sororité se retrouve accablée, mais…

— Il ne s’agit pas que des sentinelles, protesta Belgarde. L’ensemble du continent est menacé par le feu des grands dragons !

— Bien sûr, nous sommes tous concernés par un tel fléau. Seulement… Qu’aurez-vous à apprendre à Petit-Gigot ? Comment manier un bâton ? Comment tuer un loup-garou ? Je doute qu’il ait besoin de ce genre d’apprentissage. Ce qu’il lui faut, c’est quelqu’un qui puisse lui parler des arbres, des plantes, des énergies. Quelqu’un qui lui apprenne comment fonctionne le monde et la nature. Ce sont les druides qui devraient s’occuper de lui et explorer son potentiel.

Un sourcil arqué, Thélie considéra sa proposition ; Emmeryn soutint son regard, inflexible.

Ma belle louve, tu ne peux pas comprendre. C’est…

— C’est sa destinée.

Quelques secondes silencieuses suivirent ses paroles. Autour de la table, chacune devait reconnaître le vrai de ses propos. Le panthore savait faire pousser une fleur, certes. Mais pourrait-il pour autant redonner naissance à des centaines de forêts primordiales ? Sa formation ne revenait pas aux sentinelles.

C’est, tout du moins, ce qu’énonça la Vouivre.

— Thélie, je te charge de surveiller l’enfant, ordonna Thalania. Tu l’accompagneras chez les druides, puis prendra régulièrement de ses nouvelles pour me les faire parvenir.

La Garache acquiesça d’un air entendu. Une petite joie pointait dans son cœur : ainsi, ce ne serait plus par hasard ni sans prétexte qu’elle irait retrouver Emmeryn durant ses pérégrinations.

— Quant à vous, ovate, finit la patronne, je suis vieille mais pas encore sénile. Je connais vos positions au sein de l’ordre druidique.

L’intéressée fit mine de ne pas comprendre.

— Le Grand Druide est un ami de longue date. Je n’ignore pas son désir de vous céder son titre en temps voulu, malgré votre jeune âge. Alors, Emmeryn – dont il me faudrait mieux taire le nom – je vous confie notre plus grand espoir à ce jour. Vous avez bien raison sur un point : vos talents particuliers sauront révéler le potentiel qui sommeille en ce petit panthore, bien plus qu’aucune d’entre nous.

Ainsi s’acheva le Conseil de la Vouivre.

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