I
Cinq ans plus tard, bien plus bas, au pied des montagnes, une grande procession s’installait pour un pique-nique. C’était la famille royale du royaume des chevaucheurs de dragons accompagnée de toute sa cour. Cette année, la reine avait décidé qu’ils iraient tous observer la fonte des neiges. Cette reine prend ainsi un rôle important dans notre histoire bien malgré elle. Il faut bien dire qu’elle n’avait rien de très remarquable. Si elle n’était pas vraiment une mauvaise reine, elle ne brillait ni par son intelligence ni par son charisme. D’ailleurs, bien peu de gens se souviennent d’elle ou de son roi. Ils n’avaient rien des grands rois et des reines guerrières d’antan.
Qui ne se rappelle pas, les étoiles aux yeux, de ce temps où les rois et reines de ce royaume étaient les plus valeureux des chevaucheurs de dragons ? À cette époque, leur rôle était encore d’assurer qu’humains et dragons vivent en harmonie. Ils ne dirigeaient pas réellement le royaume où chaque famille pouvait se vanter d’être sous la protection d’un dragon leur partageant son savoir. Le rôle de la royauté était alors de protéger les dragons et leurs secrets, ainsi que ce peuple connaisseur de tant de mystères draconiques tellement convoités. Qui ne se souvient pas de la reine Athelleen qui, seule avec son compagnon dragon Aegnor, avait repoussé une armée d’envahisseurs avides des secrets du peuple des chevaucheurs ?
Mais le rôle des souverains d'antan ne s'arrêtait pas à la protection, ils étaient également des juges. Seul le couple royal était habilité à juger les crimes contre les dragons. Les rois et reines avaient en ce temps ces rôles très important qui faisait d’eux des êtres exceptionnels autant en habileté au combat qu’en intelligence.
Mais il est grand temps de revenir à notre couple royal dont la grandeur passée était un bien lointain souvenir. Il aurait été faux cependant de dire que c’étaient les pires rois qu’avait connu ce royaume. Ils vivaient juste bien au chaud, au fond de leur palais, ignorant tout des souffrances de leur peuple, sûrs de faire de leur mieux.
Le roi Bëor était mou et influençable, pas doué d’une grande intelligence, il se sentait toujours dépassé par sa position même au bout de dix ans de règne. Rien qu’en imaginant un conseil, il était fatigué.
La reine Daïna vivait dans une bulle depuis toujours, peut-être plus intelligente et moins malléable que son mari, elle restait capricieuse et peu consciente des réalités. Il n’était donc pas rare de la voir pleurer durant les audiences en entendant un paysan se plaindre de la famine. Le soir, elle refusait de manger, puisque son peuple souffrait, il fallait bien qu’elle fasse des sacrifices. Cependant, le lendemain, elle mangeait comme quatre, se demandant pourquoi elle avait si faim, ayant oublié le pauvre homme. Elle se croyait pour autant bonne et généreuse, et se plaisait à penser que son peuple l’aimait. Mais seul le roi était touché par ses crises de larmes. Tous les autres habitants du château savaient que ce n’était que comédie. Chez ce peuple les femmes avaient toujours été les égales des hommes, les conditions étant bien trop difficiles pour ce genre de considération, et par conséquent une femme avait le même pouvoir qu’un homme pour gouverner. Pourtant, la reine n’avait jamais souhaité participer au conseil.
Il était donc légitime de se demander comment le pays n’était toujours pas tombé dans le chaos. Sûrement, me direz-vous, parce que ce peuple avait toujours été très autonome. Mais là n’est pas la question en réalité, et revenons plutôt à notre pique-nique organisé par notre reine.
Ce jour-là, la reine Daïna, persuadée de faire plaisir à tout le monde, avait décidé de faire à pique-nique pour observer de loin les nombreuses avalanches provoquées par la fonte des neiges. Alors on avait entamé un voyage de plusieurs jours avec une grande procession et les serviteurs avaient fini par installer des tables et des tentes, malgré les morsures du froid encore bien présent, dans une prairie encore couverte de neige.
C’est alors que l’on entendit les rires d’un enfant. Chacun se mit à chercher la provenance du son bien étrange puisqu’aucune habitation n’était visible à des kilomètres à la ronde. Puis finalement, ce fut la reine Daïna qui trouva la fillette avec de grands cris.
L’enfant jouait joyeusement dans la neige, emmitouflée dans d’étranges et beaux vêtements, sans traces de pas expliquant sa présence en ces lieux. Elle ne semblait pas souffrir du froid et se roulait dans la neige sans prêter attention aux adultes qui la regardaient, intrigués. La reine fondit en larmes devant ce spectacle, qui, il faut l’admettre, était beau et touchant.
— Oh, quelle tristesse ! s’exclama la reine en prenant la fillette dans ses bras. Comment peut-on avoir assez peu de cœur pour abandonner une si minuscule fillette dans le froid et la neige ? Pauvre enfant ! Ne t’inquiète pas, je vais te faire nourrir et tu n’auras plus à craindre le froid, car à partir de maintenant tu seras sous ma protection.
L’enfant la regarda avec ses grands yeux gris dans lesquels on pouvait lire une intelligence étonnante. Elle ne semblait souffrir ni de froid ni de faim. Et au contraire, on avait rarement vu une enfant se porter aussi bien qu’elle. Elle fixait la reine avec tant d’intensité que cette dernière, décontenancée, la confia à la cuisinière qui se tenait non loin :
— Tenez, occupez-vous d’elle, qu’elle soit nourrie comme il faut.
— Bien, Majesté, répondit respectueusement la cuisinière qui pour une fois était prête à répondre au caprice de la reine sans rechigner.
Le roi s’approcha de sa femme. Habitué à ses caprices, il s’inquiéta :
— Que comptes-tu faire de cette enfant ? Peut-être la confier à la confrérie des dragons ?
La confrérie n’était pas un ordre religieux, mais un ordre de gardiens formés par le sage roi Nómin dans le but d’épauler les rois et reines dans leur lourde tâche de protéger les secrets des dragons. Formés dès leur plus jeune âge, les garçons et filles donnaient toute leur vie au mystère. Ils étaient de grands guerriers érudits. Et même au temps où se déroule notre histoire, ils avaient su garder de nombreux mystères et leur renommée était toujours aussi haute. On disait qu’ils étaient plus érudits que les mages.
— Je viens de dire qu’elle était sous ma protection, et toi tu veux lui donner une vie dure, dans la pauvreté ! Non, elle vivra au château !
Le roi se replia, n’aimant pas les conflits. Toutefois, le vieux magicien royal s’avança à son tour pour raisonner la reine :
— Majesté, qui s’occupera d’elle ? On ne peut la laisser à elle-même dans le château à son âge.
— Je ne sais pas moi. Il y a bien quelqu’un qui s’occupe de mes enfants. Il me semble qu’ils ont environ l’âge de cette enfant.
— Majesté, vos enfants sont des princes et princesses. Ils ont des précepteurs et une nourrice. Vous ne pouvez pas décider de donner la même éducation à une enfant trouvée ! Le château n’est pas un orphelinat.
La cuisinière n’hésitant pas à intervenir dans cette conversation, s’avança, l’enfant toujours dans ses bras :
— Je m’en occuperai, mage, et elle travaillera pour pouvoir manger.
— Je ne sais…
— Suffit ! La reine tapa du pied. Il sera ainsi, j’ai dit !
— Mais…
La reine le foudroya du regard, et le magicien rentra la tête dans ses épaules.
Il fut une époque où jamais un mage de la cour n’aurait accepté qu’on le fasse taire ainsi. Mais comme tout dans ce royaume, les magiciens avaient perdu toute leur superbe. On raconte encore qu’à l’âge d’or du royaume, ils possédaient la sagesse et la magie des dragons. Les exploits qu’ils accomplissaient relevaient du miracle. Le premier des mages, Envinyatar, avait su sauver les dragons d’une épidémie mortelle qui les décimait. En remerciement, les dragons lui auraient cédé une partie de leurs pouvoirs. Ils étaient tous considérés comme les mages les plus puissants de leur temps. Par la suite, de nombreux mages entrèrent dans la légende aux côtés des rois et des reines. D’ailleurs, leur rôle auprès des souverains était de les épauler et de les conseiller pour permettre les échanges avec les dragons.
Cependant, au temps où se déroule notre histoire, le magicien ne savait plus guère que soigner les fièvres et les rhumes et faire des tours de passe-passe. Il avait juste le même rôle de conseiller, mais les secrets draconiques n’étaient qu’un lointain souvenir…
De son côté, la cuisinière partit avec la fillette. Ses gars avaient besoin d’elle pour les diriger et la cuisine, ça ne faisait pas comme ça. Elle déposa la fillette près d’elle dans la cuisine extérieure improvisée pour l’occasion. Et lui demanda ce que personne jusqu’alors n’avait pensé demander à cette fille :
— Comment te nommes-tu ?
— Élentir, répondit fièrement la fillette. J’ai cinq ans.
— Où sont tes parents ?
— Je n’en ai pas, répondit avec aplomb l’enfant.
La cuisinière fut étonnée de savoir cette enfant si bien portante orpheline. La question qui lui vint fut alors bien naturelle :
— Mais où vis-tu, alors ?
Pour la première fois, l’enfant fronça les sourcils et fit mine de réfléchir intensément. Son regard fixa un instant le vide. Puis elle pencha la tête :
— Je ne sais plus, puis elle enchaîna aussitôt d'un air fâchée, mais vous d’abord, qui êtes-vous pour me poser toutes ces questions ?
— Je suis Hylde, la cuisinière royale, et à partir de maintenant, si tu le veux bien, ce sera moi qui m’occuperai de toi.
— C’est toujours mieux que l’autre qui raconte que des bêtises.
— Tu veux parler de la reine Daïna ?
— Une reine, elle ? Pas possible.
Hylde tenta de réprimer un sourire. Décidément, la gamine lui plaisait. Mais ce n’était pas une raison pour ne pas la disputer. Il ne fallait pas qu’elle prenne l’habitude de parler du couple royal ainsi si elle voulait garder un toit et de la nourriture.
— Elle est la reine et il faut que tu la respectes, car c’est par sa bonne grâce que tu vas pouvoir vivre au château à partir d’aujourd’hui.
— Tu ne penses même pas ce que tu dis.
— Car l’on ne doit pas toujours dire ce que l’on pense. Maintenant, laisse-moi travailler, va jouer et quand tu auras faim, reviens vers moi, je te donnerai de quoi manger.
Élentir lui fit un grand sourire. Elle avait décidé qu’elle aimait cette adulte. Elle envisagerait, peut-être, plus tard, de suivre ses conseils. Pour l’instant, elle repartit courir dans la neige.
La reine avait ainsi fini son rôle dans notre histoire et le pique-nique prit fin sans d'autre évènement. Les dames de la cour accompagnaient la reine avec de grands « oh » à chaque avalanche. Quelques applaudissements pour les plus belles. Et quand il n’y eut plus rien ni à manger ni à boire, on décréta qu’il était grand temps de partir.
Le trajet jusqu’au château qui leur servait d’étape durait une bonne heure durant laquelle la reine se plaignit que les routes étaient bien mauvaises. Élentir, de son côté, toujours pas fatiguée, courait partout, émerveillée par les chevaux comme si elle n’en avait jamais vu. Contemplant avec admiration les carrosses et les chariots. Hylde se demandait de plus en plus d’où pouvait venir une fille mieux portante que les enfants royaux, mieux vêtue, mais qui ne connaissait rien de tout ce dont les humains se servaient pour vivre. En effet, la fillette l’avait déjà questionnée sur les tables, les couverts, les chaises, et même le concept de bijou lui était étranger. Pourtant, elle s’exprimait plutôt bien pour son âge, même s’il lui arrivait de prononcer des paroles dans une langue étrange.
Une fois qu’ils furent arrivés au château, la cuisinière mena la fillette là où elle était logée. Ce fut au moment où Hylde enleva la chaude veste et l’étrange bonnet de la fillette qu’elle remarqua la mystérieuse marque sur le front d’Élentir. Au milieu de son front se trouvait une sorte d’écaille émeraude qui étincelait étrangement à la lumière et était entourée de deux petits traits rouges horizontaux. Quelque peu interloquée par la marque, la cuisinière resta quelques secondes à l’observer attentivement avant de prendre un morceau de tissu et d’en faire un bandeau pour cacher la marque.
— À partir de maintenant, tu porteras toujours ce bandeau sur la tête, pour que personne ne voie la marque sur ton front.
Élentir porta sa main au front.
— Pourquoi ?
— Parce que malheureusement, ici de nombreuses personnes sont superstitieuses. Et les rumeurs vont bon train. Je pense que tu vas déjà attirer l’attention, mais si les gens voient cette marque, ils risquent de te mettre à l’écart.
Ainsi, grâce à l’envie de Hylde de protéger au mieux Élentir, personne ne vit la marque de cette dernière, changeant sûrement ainsi le cours de l’histoire. La brave cuisinière avait su protéger la fillette mieux qu’elle ne le pensait.
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