Chapitre 2 : Fuite
Le danger venant de l’est, les dragonnes avaient instinctivement pris la direction opposée. Elles planaient depuis plusieurs heures, les bruits de combat avaient disparu au fur et à mesure qu’elles prenaient de la distance jusqu’à ne plus être audible. Tascah brisa le silence qui s’était installée, elle volait à l’arrière :
« On va où exactement ?
— Le plus loin possible, répondit sa sœur.
— Tu comptes pénétrer dans le Royaume de l’Ouest ? s’enquit Misava.
— Je compte aller là où nous serons en sécurité, alors s’il faut passer la frontière, nous le ferons, fit Azira d’un air déterminé.
—Mais c’est de la folie ! s’étrangla la dragonne. Il faudrait traverser la mer, on ne l’a jamais fait !
— On s’arrêtera avant mais si nous sommes suivies, nous n’aurons pas le choix ! Si on longe le rivage, ils nous rattraperont à coup sûr. »
Tascah acquiesça d’un grondement sourd. Les guerriers-ombres, s’ils les suivaient, abandonneraient peut-être en les voyant s’engager au-dessus de la gigantesque étendue d’eau. Parce qu’elles risquaient fortement de ne pas en voir l’autre rive et ils le sauraient. Les jeunes dragonnes ne savaient pas quel était le but de cette attaque, mais si les guerriers-ombres avaient reçu pour ordre de tous les tuer ou les capturer, il était possible que certains d’entre eux se soient lancés à leur poursuite, il ne fallait pas ignorer cette possibilité. Jusqu’ici elles n’avaient pas eu l’impression d’être suivis mais les dragons noirs étaient entraînés et pourraient les rattraper sans qu’elles ne s’en rendent compte. Aucune ne l’avait évoqué mais les trois amies y pensaient et c’était ce qui les motivaient à continuer. De plus, la nuit rendait plus difficile la surveillance de leurs arrières, faisant grimper en flèche leur anxiété. Les dragonnes volèrent encore un moment dans l’obscurité, mais la matinée de chasse et les festivités avaient dépensé beaucoup de leur énergie et elles durent s’arrêter pour se reposer.
Les dragonnes ne prononçaient pas un mot tandis qu’elles reprenaient leur souffle. Le silence était pesant, et angoissant. Sans prévenir, les images de son père surgirent dans l’esprit d’Azira. Le dragon s’était saisit du cou de son ennemi sans hésitation, et sa fille avait le sentiment que la pratique lui était familière. Ce combat avait eu lieu si près d’elles, qu’elle avait entendu ses crocs percer l’épaisse peau écailleuse, là où l’armure du guerrier-ombre ne le protégeait pas. Au sol, Eyed n’avait pas lâché prise, le sang de son ennemi s’écoulait et emplissait sa gueule sans qu’il ne paraisse perturbé par le goût. Était-ce l’instinct paternel ? Avait-il déjà mordu, saigné, tué ? Le dragon noir s’était débattu mais, tout comme Minghi à peine plus tôt, il lui avait été impossible de se relever à cause de son cou plaqué au sol. Eyed était plus grand, plus fort. Le corps du guerrier-ombre s’était agité de soubresauts avant de s’étendre mollement sur le sol. Là seulement, Eyed avait lâché sa prise. Tout s’était passé trop vite. Azira n’avait pu supporter la vision du meurtre de ce dragon, quel qu’il soit, peu importe d’où il vienne et quel était son but. Elle avait accordé à son père un dernier regard écarquillé par l’épouvante, avant que le trio ne décampe.
« Je reste de garde, dit Misava en brisant le silence.
— Je prendrais le deuxième tiers, ajouta Tascah.
— Tu me réveilleras pour le dernier, compléta Azira en commençant de se rouler en boule. »
Sa sœur la rejoignit et se coucha dos à elle, formant une grosse masse bleue indistincte pendant que Misava se perchait en haut d’un gros arbre pour monter la garde. Les dragonnes s’étaient posées à même le sol, elles n’en avaient pas l’habitude mais elles étaient si fatiguées qu’elles s’endormirent rapidement malgré tout. Misava, malgré ses yeux perçants, ne distinguait presque rien dans la nuit noire. Elle voyait tout juste la végétation autour d’elle, et mêmes les deux lunes avaient décidé de se cacher derrière les nuages ce soir. Quant à sa tribu, elle ne parvenait même pas à voir le grand feu qui avait été allumé plus tôt dans la soirée. Soit elles s’étaient beaucoup éloignées, soit il s’était éteint. Elle soupira en changeant de position, luttant pour garder les yeux ouverts. La nuit était calme mais la tension faisait se crisper la dragonne au moindre petit bruit, et les lunes toujours masquées, plonger le territoire dans le noir, n’étaient pas pour l’aider à se décontracter. Son tour s’écoula rapidement et elle vint secouer Tascah.
« Hum, quoi ? fit-elle, pas réveillée, avant de se souvenir. Oh, c’est bon, je me lève. Tu n’as pas veillé longtemps, ajouta-t-elle en levant les yeux vers le ciel.
— Non, je crains qu’ils ne prennent moins de repos que nous.
— C’est risqué, nous ne sommes pas entraînées comme eux…
— Je sais, mais nous devons compter sur notre rapidité pour espérer qu’ils abandonnent, argumenta Misava.
— Tu as peut-être raison. J’espère seulement que nous ne craquerons pas avant eux, termina Tascah avant de lui faire signe d’aller se coucher. »
Misava alla se coucher aux côté d’Azira, prenant la place de Tascah. La dragonne s’endormit rapidement elle-aussi, épuisée. Tascah alla se percher dans un arbre à proximité tout juste assez âgé pour supporter son poids. Elle préférait rester en hauteur, se sentant vulnérable au sol. Il faut dire que le paysage ne ressemblait déjà plus à celui de son enfance. Les montagnes du Pic étaient toujours visibles loin à l’est, hautes comme elles étaient, mais les dragonnes se trouvaient actuellement entourées par la plaine pauvrement arborée qui composait la majorité du territoire de l’Est. Le sentiment de Tascah était très étrange. Elle était toujours chez elle en un sens mais se sentait étrangère. Ce sentiment était couplé à celui de la peur, encore plus étranger pour la simple et bonne raison que les dragons se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire sur Drakhora et qu’elle n’avait jamais craint pour sa vie. Elle n’avait pas imaginé qu’un jour elle fuirait ses semblables.
« J’espère que les guerriers de l’Empereur Noir ne nous ont pas suivis, se dit Tascah, songeuse, sinon ils ne tarderont pas à nous rattraper. »
Tascah escalada un peu l’arbre qui lui servait de perchoir et riva ses yeux loin devant elle, se plongeant dans sa garde. Elle réveilla sa sœur après que les lunes eut parcouru la même distance dans le ciel que lors de la garde de Misava, et en profita pour lui expliquer qu’après mure réflexion, elle s’était dit qu’elles devraient prendre moins de temps au repos.
« C’est risqué, si on se fatigue de trop on va ralentir, et en cas de conflit…
— En cas de conflit, fatiguées ou pas je ne pense pas que l’on puisse s’en sortir. On se reposera une fois en sécurité, mais d’ici là notre priorité est de ne pas se faire rattraper et notre endurance est de toute façon inférieure à la leur également. On ne peut que donner le maximum pour espérer y arriver.
— Essayons dans ce cas, lui répondit Azira. Nous verrons demain ce que cela donne, si on peut le supporter ou pas. Allez, va dormir. »
Tascah alla se coucher en boule aux côtés de Misava. Auprès de la dragonne elle arriverait à dormir sans trop s’inquiéter de son exposition, et sa sœur veillait. Soucieuse de la tournure des évènements, elle eut du mal à trouver le sommeil. Allaient-t-elles rentrer un jour ? Azira leur disait que oui, mais elle n’en était pas sûr. Après tout, la guerre ne durait jamais qu’une nuit. La dragonne s’inquiéta soudain pour ses parents. Visiblement ils savaient se battre -or jamais elle n’avait entendu parler d’entraînement au combat- et il y aurait déjà eu un affrontement avec le Sud quinze ans plus tôt, vers la Mer du Fond… Azira, Misava et elle allaient bientôt naître alors. Trop fatiguée, Tascah trouva enfin le chemin des rêves mais elle s’endormit accompagnée de sombres pensées.
L’aube n’était pas encore tout à fait là quand Azira réveilla ses deux amies. Elle avait veillé moins longtemps comme demandée par sa sœur et se voulait optimiste : elle ne ressentait pour l’instant pas encore la fatigue. Misava ne pâtirait pas trop de cette décision puisqu’elle avait enchaîné deux tours de sommeil, c’est pourquoi elle prit la tête du groupe. En silence, elles reprirent la route et discutèrent de leurs réflexions de la nuit. La dragonne verte acquiesça doucement, elles ne devaient de toute façon plus être très loin de la mer du Fond, leur calvaire ne durerait pas.
« On devrait s’arrêter pour manger, dit alors Misava quand le jour fut installé. Nous ne tiendrons jamais à ce rythme si on ne reprend pas de force. »
Et ce n’était pas en réduisant leurs temps de repos qu’elles allaient se remettre en forme. D’un commun accord, les dragonnes se mirent alors à rechercher une quelconque proie à se mettre sous la dent.
« Là, à droite » dit Tascah.
Ses compagnes de voyage aperçurent à leur tour le troupeau de daimes repéré par Tascah. C’était une occasion parfaite, car les animaux étaient suffisants pour les rassasier jusqu’au lendemain grâce à leur chair très nourrissante, et des proies faciles, lentes à fuir devant un dragon. Le trio avait moins l’habitude de chasser en plaine qu’en montagne, à l’exception de Misava, mais elles eurent tôt fait de tuer assez de gibiers pour elles trois grâce à leur coopération. Elles mangèrent cependant sans grand appétit malgré leur faim, puis, soucieuses de ne pas se faire rattraper (si toutefois elles étaient bien suivies), elles reprirent la route. Ce repas risquait d’être traître pour les jeunes amies, car une fois repu un dragon prend toujours le temps de se reposer avant de reprendre une activité. Avalant une grande quantité de nourriture à la fois, cela lui prend beaucoup d’énergie pour digérer. C’est pourquoi elles avaient pris soin de ne pas s’alourdir inutilement l’estomac, mais elles ne savaient pas si cette précaution serait suffisante.
Elles volèrent plusieurs heures jusqu’à devoir se poser, trop fatiguées pour continuer. Les dragonnes se mirent à l’abri dans un bosquet traversé par un petit ruisseau. Elles étaient camouflées, pour l’instant, mais le vent n’était pas en leur faveur et leur odeur ne mettraient pas longtemps à arriver aux narines de leurs ennemis. Elles durent boire longtemps pour ne plus ressentir une impression de soif. Tascah fut la première à briser le silence.
« J’espère vraiment ne pas avoir à traverser la mer du Fond.
— Pour cela il faudrait déjà être sûr de ne pas être suivies. Et je n’ai pas vraiment envie d’attendre de les voir arriver sur nous avant de prendre une décision, répliqua Misava.
— C’est un cercle vicieux, pendant combien de temps encore allons-nous devoir fuir, avant d’estimer que nous sommes en sécurité ? Pourquoi perdraient-ils autant de temps à nous retrouver, de toute façon ?
— Je ne sais pas pourquoi ils nous pourchasseraient. Mais je suis presque sûre que la mer du Fond nous permettrait de les semer. Elle est vaste, le vent et l’eau dissiperont notre odeur. Une fois de l’autre côté, on sera en sécurité, affirma Misava.
— Vous pensez vraiment y arriver ? intervint Azira. Voler aussi longtemps sans manger et sans repos ?
— On y arrivera, lui assura Misava. Nous nous reposerons au bord de l’eau pour être le plus en forme au moment de traverser et… »
Elles furent interrompues par un bruit ô que trop bien familier. Des dragons approchaient et n’essayaient pas de s’en cacher. Ils rugirent à nouveau comme pour annoncer leur présence, et l’effet fut escompté : Misava, Tascah et Azira se figèrent de peur. Ils étaient deux ou trois, pas plus au vu du bruit qu’ils faisaient mais les dragonnes n’avaient pas envie de parier sur l’issue d’un combat équitable en nombre. Il leur suffit d’un regard pour qu’elles prennent leurs décisions et s’envolent à l’unisson. Une fois dans les airs, elles aperçurent effectivement trois dragons en armures noires voler vers elles. Il n’y avait donc plus de question à se poser, il fallait fuir. Les guerriers-ombres étaient encore loin mais ce n’était pas une raison pour traîner, ils auraient tôt fait de les rattraper.
« Les lâches… gronda Misava. Qui a bien pu leur ordonner de tuer tout le monde, de ne laisser personne s’échapper y compris ceux incapables de se battre ?
— L’Empereur Noir, qui veux-tu que ce soit ? répondit sèchement Tascah. Allez, il faut se dépêcher ! »
Elles accélérèrent l’allure jusqu’à leur limite et purent ainsi maintenir à une distance respectable leurs poursuivants dans un premier temps. Cependant si elles parvenaient à rester à bonne vitesse pour l’instant, elles n’avaient pas l’endurance des guerriers entraînés. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’elles ne rompent brutalement leur vol. C’est avec soulagement qu’elles aperçurent une ligne bleue et brillante devant elles.
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