Chapitre 1 : Il faut partir (suite)

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Les deux compères se retournèrent en synchronie mais elles n’avaient pas eu besoin de le voir pour reconnaître Eyed, le père des deux sœurs. Le dragon aux écailles azurines possédait un timbre puissant identifiable de loin. Sa voix envoutante lui permettait d’être écouté par tous, lors de discours ou encore d’histoires : il en connaissait beaucoup qu’il contait régulièrement à la tribu. Même les plus anciens en découvraient parfois de nouvelles.

Sa fille hocha la tête pour confirmer la question d’Eyed, peu étonnée qu’il se soit arrêté vers elles en les entendant parler de ce Royaume. Il en avait toujours été passionné, d’aussi loin qu’elle se souvienne. Il avait d’ailleurs de nombreux contes qui s’y déroulaient mais personne ne savait s’il s’agissait de fables sorties de son imagination ou de faits réels. A sa connaissance, Azira ne se souvenait pas l’avoir beaucoup entendu parler de voyages dans le Nord même si elle savait qu’il s’y était rendu avec sa mère. Les dragons nouvellement indépendants s’en allaient généralement explorer le territoire de leur naissance, du moins ceux de l’Est mais tout comme leurs parents, les dragonnes bleues rêvaient de voler bien plus loin. Elles avaient transmis cet engouement à leur amie, Misava.

« Azira me racontait qu’elle avait hâte de découvrir ce royaume, reprit Méthéïs, il est vrai que ça doit être une belle expérience.

— Si l’on en croit mes fables oui. Le Nord n’est pas plus extraordinaire que les autres Royaumes, répondit Eyed.

— Pourtant tu en parles avec tant d’entrain, s’étonna sa fille.

— Le Nord est le sujet de beaucoup de contes merveilleux, mais ce ne sont que des contes. Je m’y suis rendu parce que je voulais voir le monde, mais si vous souhaitez voyagez, Tascah, Misava et toi, au-delà de nos frontières, je vous conseillerais de traverser la Mer du Fond. Quand vous serez prêtes évidemment. »

En effet traverser l’étendue d’eau qui les séparait de leurs voisins ouestriens n’était pas un exercice facile pour un jeune dragon. Elle était large et aucune île ne permettait de se reposer sur le trajet. Ceux qui ne se sentaient pas capable de la traverser restait généralement dans le territoire de l’Est, car pour la contourner il fallait soit passer par le Royaume du Nord qui suscitait de nombreux mystères, soit par celui du Sud mais cela était rendu impossible depuis la fuite de l’Empereur Noir dans ce Royaume, il y a plusieurs dizaines de lunéaires de cela. Eyed remarqua la mine déconfite de sa fille qu’il avait provoqué avec ses paroles. En cet instant on devinait aisément l’ascendance de cette dernière : les mêmes yeux et le même regard, ainsi que la même carrure malgré la plus petite taille d’Azira due à son âge. Seule leur couleur différait, Eyed arborant une teinte bleu pâle unique dans cette partie du continent. La jeune dragonne savait que des rumeurs étaient nées de cette couleur quant à la réelle origine de son père bien qu’il affirme être né dans l’Est et être le père des petites. Les dragons étant des êtres extrêmement respectueux les uns des autres, cela n’avait jamais pris plus d’ampleur que cela mais même les filles d’Eyed avaient fini par réaliser cette différence et à se poser quelques questions. Elles n’avaient cependant jamais cherché à obtenir plus d’information sur ce sujet qu’elles supposaient sensible, et plus elles grandissaient plus elles ressemblaient à Eyed.

« Cela signifierait reporter ce voyage d’une saison au moins, » finit par lâcher Azira en se retenant d’employer le ton un peu dépité qui trahirait son ressenti.

« Il n’y a rien de mal à cela, vous ne seriez pas les premières à attendre encore un peu. Je préfère vous voir partir en toute sécurité, et je pense que les parents de Misava partagent mon avis. Savent-ils que vous voulez aller au Nord ?

— Non, admit-elle, nous ne voulions pas parler de nos idées avant notre passage à l’âge adulte.

— Ce serait bien de le faire maintenant, dans ce cas. Ce n’est pas parce que votre anniversaire est passé que vous êtes devenues capables de voyager aussi longtemps livrées à vous-même, et de vous défendre. Vous avez encore beaucoup à apprendre. »

La dragonne n’ajouta rien mais adressa à son père un regard perplexe. Eyed s’était toujours montré moralisateur, mais toujours dans la légèreté. Elle ne comprenait pas son comportement à cet instant, comme s’il avait peur qu’elles partent. Peut-être était-ce normal, une inquiétude de père de voir ses enfants quitter le nid mais Azira avait l’impression étrange qu’il s’agissait d’autre chose. Elle ne voulait pas poser de questions devant Méthéïs, et n’en eu de toute façon pas l’occasion puisque sa sœur les rejoignit, fébrile. Elle venait visiblement de se régaler : on apercevait encore quelques poils et traces de sang autour de sa gueule. La bonne humeur de la dragonne brisa l’ambiance lourde qui s’était installée au plus grand bonheur d’Azira.

« De quoi est-ce que vous parliez ? » demanda-t-elle, ne semblant pas remarquer le silence du groupe.

« De notre voyage, finit par lâcher Azira.

— Oh, j’ai tellement hâte ! »

Tascah se relança dans sur le sujet avec Méthéïs, tandis qu’Azira observait leur père s’éclipser et rejoindre Enireves. Elle ne participait plus à la conversation, encore trop troublée.

*

La nuit était tombée sur le pic, chacun avait mangé à sa faim et il ne restait plus grand-chose à l’emplacement que les dragonnes avaient choisi pour déposer leurs prises de la matinée. Les discussions allaient bon train, quand la voix d’Eyed s’éleva. Peu après qu’il eut commencé à parler, tout le monde s’était tut.

« Il y a très longtemps de cela, Drakhora vit atterrir sur son rivage les premiers dragons. L’on ne sait pas d’où ils venaient, et pourquoi ils avaient quitté leur territoire. Très vite, ces dragons conquirent l’ensemble du continent dont ils étaient les habitants les plus puissants. Mais il n’y avait pas que leur taille immense qui les différenciaient des autres créatures : ils étaient dotés de magie. Une magie ancestrale qui faisait partis d’eux depuis toujours et se transmettait de génération en génération. »

Les dragons échangèrent des regards étonnés. Eyed repartageait souvent des histoires qu’ils connaissaient tous, modifiant des détails par-ci par-là comme pour entretenir le suspense à chaque répétition ; mais aucun n’avait déjà entendu celle-ci. Le dragon pâle ne parlait jamais de magie, ni ne remontait si loin dans le temps. Personne ne se manifesta cependant, tous étaient curieux d’entendre ce qu’il allait leur raconter.

« Tous n’étaient pas doués de la même magie. Les pouvoirs des dragons s’articulaient autour de quatre des éléments du monde : la terre, l’air, l’eau et le feu. Pourquoi ceux-là uniquement, personne ne le sait. Au fil du temps, les dragons se regroupèrent selon la magie qui les habitaient et formèrent les quatre Royaumes tels qu’on les connait aujourd’hui bien qu’ils n’aient pas toujours portés ces noms. A l’ouest, l’eau. Au nord, l’air. A l’est, la terre. Au sud, le feu.

« Ils vivaient en paix, car c’était la cohésion entre toutes les formes de magie qui maintenait l’équilibre sur Drakhora. Un jour cependant, un dragon plus ambitieux que les autres entreprit d’utiliser sa magie de feu pour s’imposer parmi ses semblables. Aussitôt, l’équilibre s’écroula. Les tempêtes se déchainèrent, la sécheresse fit ravage, et les dragons commencèrent à se battre pour les ressources. Quelques années suffirent à transformer le continent en un désert de sable maltraité par les éléments. La population de dragons déclina rapidement, et quatre d’entre eux se réunirent pour tenter de ramener l’équilibre. Quaa, dragon de feu ; Soscah, dragonne de terre ; Sauran, dragon d’eau et Asanéïs, dragonne du vent. A l’aide de formules anciennes, ils réunirent la magie des dragons en eux quatre, mais elle était trop puissante pour qu’ils y survivent. Les dragons moururent consumés de l’intérieur et la magie qui les habitait se répandit sur Drakhora. »

Eyed balaya du regard la foule de dragons devant lui, l’œil pétillant. Cette histoire lui tenait visiblement à cœur et on aurait dit qu’il avait attendu longtemps avant de la transmettre. Les habitants du Pic connaissaient suffisamment bien leur conteur pour savoir qu’il n’avait pas terminé, et ils attendaient, pendus à ses lèvres. Il reprit, plus vigoureusement.

« Cependant, l’esprit des quatre ne disparut pas : il alla se réfugier dans quatre autres dragons, encore dans leurs œufs. Quaa, Soscah, Sauran et Asanéïs changeaient d’hôtes à chaque fois que l’actuel mourait. Ils restaient la plupart du temps en dormance mais il leur arrivait de partager la conscience du corps qui les hébergeait afin de s’assurer de la paix retrouvée à Drakhora. Ces dragons se retrouvaient dotés de la magie de l’esprit éveillé en eux et les deux consciences communiquaient l’une avec l’autre. Quelques couples ne s’entendirent jamais et les esprits furent obligé de les forcer à se suicider pour les empêcher d’abuser de leur magie.

Après que plusieurs milliers de lunéaires se soient écoulés, les quatre se réveillèrent en même temps et se réunirent là où tout avait recommencé. Un jour, il serait temps de rendre leur magie aux dragons, de leur donner une seconde chance.

« Mais comment savoir quand ce jour arriverait ? Une nouvelle fois, ils se tournèrent vers une magie ancienne pour mettre au point un sort puissant. Ce sort les affaibli considérablement et ils perdirent de leur puissance. Ils ne réussirent plus à se mettre en dormance et n’avaient plus la force de contrôler les esprits de leurs hôtes. Cette situation était fragile, mais ils surent jouer de leur savoir pour coopérer avec leurs hôtes. A chaque fois que l’un d’entre eux disparaissait, les trois autres s’assuraient de le retrouver pour le ranger à leur côté. Les quatre restèrent toujours discrets et personne ne sait s’ils sont toujours parmi nous aujourd’hui. »

Quelques murmurent se firent entendre alors que les dragons crurent qu’Eyed avait terminé son récit. Cependant le dragon azur ne bougeait plus, ses yeux fixèrent l’horizon et il s’exprima une dernière fois, d’une voix plus grave, comme en transe.

« Quatre œufs marqués par la terre, l’air, l’eau et le feu, se réuniront le jour des Lunes de Cristal et rendront leur dû au peuple dragon. »

Il revint alors à lui, ne semblant pas se rendre compte de ce qu’il venait de dire. Les dragons ne disaient absolument plus rien. Azira et Tascah échangèrent un regard perplexe et un peu effrayé. Leur père venait-il de prononcer une prophétie ? C’est ce que semblait penser les autres également au vu de leurs réactions. Les dragonnes remarquèrent Enireves s’approcher de son compagnon, l’air inquiète. Elle lui murmura quelques mots et il tressaillit.

L’ambiance pesante fut brisée par l’arrivée d’un dragon brun clair, Clouz. Le mâle vivait non loin de la famille de Misava avec sa compagne, le couple n’était pas arrivé il y a très longtemps au Pic mais s’était très bien intégré. Son absence n’avait même pas été remarquée, ce qui étonna les autres. Clouz se posa dans un fracas, se laissant tomber sur le sol. Il avait la respiration rauque et le regard inquiet. L’attention de l’ensemble des dragons présents se reporta sur lui tandis qu’il parlait.

« Le Sud… les guerriers-ombres… mènent une attaque. »

Tout le monde se figea. Le Pic se trouvait bien trop éloigné de la frontière sud pour en subir les attaques que l’Empereur Noir lançait régulièrement sur la partie basse de ses deux royaumes voisins. Quelques-uns des plus jeunes dragons commencèrent à paniquer, ils n’avaient jamais combattu, ce n’était pas quelque chose qu’ils avaient imaginé devoir faire un jour. Enireves s’empressa de réagir face au tumulte, s’approcha du dragon brun qui essayait de reprendre son souffle :

« Clouz ! Où sont-ils ?

— Ils sont passés par la Forêt des Emes, je les ai aperçus sortant de l’orée des bois, depuis le haut des Rochers. Ils seront là rapidement, il faut se dépêcher !

— D’accord, dit Enireves en se retournant pour s’adresser à tous les dragons. Des guerriers de l’Empereur Noir arrivent, et nous n’allons pas les laisser passer !

— L’Empereur Noir ? » s’exclama Minghi, une femelle verte qui avait son nid plus haut dans la montagne. « C’est une vengeance, pour la Bataille sur l’Eau ! Certains nous avaient prévenus qu’ils reviendraient, nous aurions dû partir d’ici il y a longtemps !

— Il est possible que ça en soit une, mais l’Empereur a d’autres idées en tête, il ne risquerait pas de perdre encore des guerriers-ombres pour se venger, fit Enireves. Nous les avons repoussés il y a quinze lunéaires, nous allons les repousser aujourd’hui encore ! Nous nous battrons ! Le Roi ne mettra pas longtemps à envoyer des renforts, il sait toujours ce qu’il se passe dans son royaume.

— Il faut protéger les plus jeunes, » intervint Calris, la jeune mère de Myrkos, en enveloppant son petit avec ses ailes, « nous ne pouvons pas les laisser seuls, ils ne savent pas se battre.

— Nous les protègeront, la rassura Enireves. Si tu veux bien te charger de rester avec eux. »

Calris hocha la tête pour montrer qu’elle acceptait. Elle avait déjà son petit près d’elle et les parents de Méthéïs et Ryzem les encouragèrent à la rejoindre pour l’aider. Ils n’étaient plus des bébés, mais ne savaient pas se battre non plus. Misava, Tascah et Azira se regardèrent sans comprendre. Elles n’avaient jamais appris le combat, mais aucune n’avait envie d’aller se cacher avec Calris et sans leurs parents dans leur dos pour les y pousser, elles restèrent immobiles. Les guerriers de l’Empereur déboulèrent soudainement, sans bruit, leur intrusion facilitée par la noirceur de la nuit. Il était étonnamment tous sombres, ce qui rendit presque impossible de les distinguer les uns des autres jusqu’à ce qu’ils se séparent. Comment se faisait-il ? Les dragons n’étaient pas noirs, aucune des jeunes dragonnes du trio n’en avait entendu parler mais elles comprirent alors pourquoi on les appelait les guerriers-ombres. Seuls leurs yeux étaient colorés et laissait supposer la teinte originelle des écailles de ces soldats. Aussitôt qu’ils furent là, les dragons du Pic se lancèrent dans le combat et Azira, Tascah et Misava se retrouvèrent prises entre les deux camps.

Figées, elles étaient contraintes d’être témoin de la violence qui faisait rage. Les guerriers-ombres étaient venus pour tuer, et la riposte n’était pas moins sanglante. Le sang, son odeur emplissait les narines de Tascah, Azira et Misava. Cette odeur n’était pourtant pas inconnue aux prédateurs qu’elles étaient, mais différente malgré tout. Les jeunes dragonnes n’avaient pas imaginé voir un jour leurs camarades faire du mal à d’autres dragons, et pourtant. Clouz était engagé dans un combat contre un guerrier-ombre plus gros que lui, mais il était agile. Misava le vit se glisser sous son ennemi et planter ses crocs dans son ventre, déchirant la peau, plus fragile à cet endroit. Le sang coula, le dragon noir hurla de douleur et de rage, mais ses cris étaient mêlés à d’autres. Cette action n’était pas due au hasard, Clouz savait visiblement ce qu’il faisait, lui mais aussi tous les autres et c’est ce qui troublait davantage les trois amies. Leur tribu était entraînée, et elles n’en avaient jamais eu la moindre idée.

Elles sursautèrent ensemble en entendant un râle juste derrière elles. Se tournant, le spectacle qui s’offrit à elles leur glaça le sang. Minghi venait d’être saisie à la gorge, et sa tête plaquée au sol. Malgré ses débats, la dragonne ne parvenait pas à se relever, et le guerrier-ombre ne desserrait pas sa mâchoire. Pétrifiées, le trio ne pouvait détacher ses yeux de Minghi qui se vidait de son sang, trop vite. Tascah détourna le regard la première, les deux autres virent surgirent Igrarh, son compagnon, qui se jeta sur le guerrier-ombre. Ce dernier lâcha prise et les deux roulèrent ensemble dans la terre. Minghi, quant à elle, respirait toujours mais ne bougeait plus. La dragonne, très maternelle, s’était toujours bien entendue avec Misava, Tascah et Azira depuis qu’elles étaient petites ; un peu comme une tante, elle faisait partie de ceux qui avait le plus participé à leur éducation, à l’exception de leurs parents bien sûr. Azira ébaucha un pas en avant pour aller la rejoindre, lorsqu’Enireves fit irruption devant elles. Elle présentait une balafre le long de son cou qui inquiéta aussitôt les deux sœurs, mais ne semblait pas porter préjudice à la dragonne qui avait toujours l’air pleine d’énergie.

« Partez ! Tout de suite !

— Mais maman…dit Tascah.

— Ne discutez pas ! Fuyez, avant qu’il ne soit trop tard. Nous nous en sortirons sans vous ! »

Avant que sa fille ne puisse répliquer, un guerrier-ombre lui rentra dedans. Furieuse, Enireves se lança dans un corps-à-corps avec l’intrus.

« Venez, dépêchez-vous ! les pressa Azira.

— Quoi ? Mais on ne peut pas partir comme ça ! répliqua Misava.

— Il le faut ! On ne sait pas se battre, et encore moins contre des guerriers-ombres ! Misava, nous reviendrons quand les combats auront cessé, en restant nous mettons en danger la tribu ! »

Ce fut lorsque la dragonne brune vit un guerrier-ombre foncer sur le trio qu’elle se décida enfin et prit son envol, suivie de près par ses deux amies. Le dragon noir voulu les suivre mais Eyed surgit et accrocha ses crocs autour de son cou épais, le forçant à redescendre au sol. Il semblait avoir finalement reprit ses esprits après l’énonciation de ce qu’il avait semblé être une prophétie. Le dragon ne lâcha sa prise que lorsque le corps de son ennemi devint flasque. Eyed observa les trois dragonnes s’éloigner un bref instant avant de retourner au combat.

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