Chapitre 1
Eté 1901
Ils étaient agenouillés, silencieux, l’un en face de l’autre. La lumière blême entrait par la fenêtre à petits carreaux et caressait la gueule ouverte du dragon de pierre qui les surveillait. Deux banderoles écarlates sur lesquelles étaient peints les idéogrammes de la Paix et de la Vertu encadraient sa gueule monstrueuse étouffaient les rumeurs de la ville. Le maître contempla la feuille de papier posée entre eux puis trempa dans l’eau les bâtons d’encre dont le noir vibrait de subtiles nuances. Il prit un pinceau dans le pot de pierre. Sa main ridée s’immobilisa un instant puis traça un idéogramme.
— Le reconnais-tu ?
— « Chûn Tiân », le printemps.
— A ton tour, dessine-moi l’été.
Le disciple laissa courir son pinceau , sous le regard impassible du maitre, dont la tunique noire se confondait avec les murs de la pièce étroite.
— C’est mieux, mais il n’est pas aisé de s’approcher de la perfection, qui est par nature inaccessible.
Il versa le thé avec des gestes millénaires. Ils burent en silence.
— Il m’a fallu beaucoup de patience et d’efforts pour maitriser les secrets de la calligraphie. IL m’a fallu aussi du courage, plus peut-être que lorsque je luttais pour survivre.
— Vous faites allusion à la guerre des Tai’ Ping ?
— Oui, ce mot signifie la « Grande Paix ». Elle fut définitive pour ma famille et des millions d’autres malheureux.
— J’ai lu beaucoup de choses sur eux, de nombreux reportages.
Le regard du maître se posa sur le dragon, puis sur le petit autel domestique où se consumaient des bâtons d’encens.
— Des reportages… Et beaucoup de récits romanesques sans doute…des mots emportés par le vent.
Il se leva avec une souplesse de chat, ouvrit un tiroir au bois délicatement laqué et sortit un rouleau qu’il tendit au jeune homme. Celui-ci fit glisser le lacet de cuir.
— C’est l’histoire de ma vie, celle que je ne t’ai jamais racontée. Celle au cours de laquelle j’ai survécu par miracle à des massacres dont vos guerres européennes ne peuvent vous donner qu’une faible idée.
Baptiste Martineau continua la conversation en français.
Je te connais depuis toujours, Tchang. Tu m’as parlé de ta fuite au fond d’un cargo et de ton arrivée au Havre. J’ai grandi dans la boutique où tu vendais à des bourgeois stupides des bols de paysans sans valeur et qu’ils achetaient au prix des raretés japonaises. Tu m’as appris le mandarin et je dois être le seul français à connaitre un peu le dialecte de Xiangjin. Tu m’as raconté toutes ces choses et bien d’autres mais tu ne m’as jamais dit pourquoi tu as fait de moi ton disciple. Est-ce parce que je suis le fils que tu n’as jamais eu ?
— Peut-être et aussi parce que j’ai une grande estime pour tes parents, des gens honorables dont l’absence me manque. Puissent-ils vivre encore longtemps ! La leçon est terminée.
Ils passèrent dans la boutique encombrée de tissus et d’objets orientaux. Derrière les rideaux décorés de paysages chinois, la rue de l’Echelle était figée dans sa grisaille matinale.
— Tu dois te sentir bien seul.
— Je ne le suis pas. D’autres grains de sable emportés par la tempête ont échoué comme moi dans cette grande cité qui, après toutes ces années nous parait toujours aussi étrange. Nous retrouvons pour boire le thé, échanger nos pensées et nos souvenirs.
Baptiste rangea le rouleau dans une sacoche de cuir.
— Pourquoi me le donnes-tu maintenant ?
— Parce que le moment est venu pour toi de savoir ce que tu trouveras là-bas…
— Comment sais-tu que j’irais? Ce sont les esprits de tes ancêtres qui te l’ont dit ?
— Je le sais, car c’est dans l’ordre des choses. Il te reste encore beaucoup de chemin avant de comprendre la pensée chinoise.
— Je reviendrai te voir quand je l’aurai lu.
— Tu reviendras avant.
Baptiste enfonça sa casquette sur sa tignasse rousse et prit le trolleybus pour aller déjeuner dans un mastroquet de la République où il avait ses habitudes. La serveuse était fascinée par son métier de journaliste. En lui racontant ses reportages et en laissant entendre qu’il était haut placé dans la rédaction, il arrivait à se persuader lui-même qu’il était un aventurier globe-trotter alors qu’il n’avait jamais encore quitté la France. Assis à la table qu’elle lui réservait près de la fenêtre, il déroula le manuscrit de son vieil ami. Indifférent au regard torve des buveurs d’absinthe, il commença à lire en attendant sa blanquette de veau.
Paris, en cette fin de mois de juin, avait gardé des airs de printemps et la grisaille de la matinée avait cédé la place à un clair soleil. Il hésita puis se décida pour une grande balade à pied qui le conduisit à l’épreuve la plus redoutable de la journée.
— Tiens, quelle surprise ! Tu te souviens que j’existe! Il y a au moins trois semaines que tu n’es pas venu.
La tante Edith paraissait figée pour l’éternité dans sa robe noire surmontée d’un visage long et sévère. Autrefois, son père et Henri, un oncle militaire dont il se souvenait à peine, plaisantaient en disant que leur défunt beau-frère devait aimer les gâteaux secs. L’appartement, où les plantes vertes aux feuilles soigneusement lustrées montaient une garde vigilante. Lui non plus ne changeait pas. A chaque visite, il se rappelait les interminables après-midi d’ennui quand il venait en visite avec ses parents. La fenêtre du salon ouvrait sur une cour intérieure abritée du tumulte de la rue Ordener et de celui, infiniment plus suspect, de la Butte Montmartre toute proche. Le mobilier, hérité de parents minotiers à Montargis, lui paraissait moins gigantesque et moins inquiétant qu’autrefois. A sa connaissance, seules entraient dans cette pièce les dames de la paroisse et, deux fois par mois, un curé bedonnant amateur de petits gâteaux.
Il s’assit à sa place habituelle, dans le fauteuil de l’oncle.
— Qu’est-ce que tu as dans ton sac, on dirait que tu portes le Saint Sacrement ?
— Un manuscrit que m’a prêté Tchang.
— Encore ton vieux chinois ? Décidément ! Tu as toujours aimé les gens bizarres ! Ça doit venir de tes parents n’ont rien fait pour t’empêcher de le fréquenter. Je me suis toujours demandé ce qu’ils pouvaient bien lui trouver.
Elle sortit du buffet une bouteille d’alcool de prune, le seul de ses penchants qu’on pouvait, de très loin, assimiler à un vice.
― Ça marche toujours pour toi dans ton journal ?
― Toujours, j’espère bien devenir grand reporter.
― Alors, tu vas courir le monde?
― Je l’espère.
Elle le servit avec précaution, jamais elle n’en perdait une goutte. Ils trinquèrent avec un léger bruit cristallin qui ne risquait pas de dépareiller le service du grand père.
― Ça veut dire que tu n’as pas l’intention de te marier et de prendre un métier sérieux. Quand donc auras-tu un peu de plomb dans la tête ? Tu es bien comme ton oncle Henri, lui aussi voulait voir du pays, c’est pour ça qu’il s’est engagé. Résultat ? Il est allé se faire tuer on ne sait où. L’Afrique, passe encore, on y apporte la civilisation et la vraie foi mais la Chine et tous ces pays aux noms imprononçables ? Je te demande un peu !....
Elle prit sur la cheminée de faux marbre la photo d’un jeune militaire à la moustache conquérante qui les observait entre deux mariages anciens.
— Il était beau n’est-ce pas ? Cette année-là il venait d’être nommé sous-lieutenant.
— On ne sait pas ce qu’il est devenu ?
— La dernière fois qu’on a eu de ses nouvelles, il y a plus de dix ans, son régiment partait se battre je ne sais où en Asie. Enfin, le monde est comme il est ! Je ne t’ai pas raconté pour madame Berjoux ?
Il se laissa envahir par le plaisir masochiste d’une conversation où les œuvres patronales, les vieilles histoires de famille et les ragots de quartier tenaient une place privilégiée. Son regard errait, incapable de se fixer dans un décor où les nouveautés n’avaient pas leur place. Il avait un jour apporté à sa tante une petite porcelaine Ming dont Tchang lui avait garanti l’authenticité. Elle l’avait posée sur l’étagère la plus reculée du salon.
Il retrouva sa belle humeur en remontant d’un pas alerte le boulevard des Italiens où les passants repéraient de loin la façade orgueilleuse du « Temps ». L’agitation annonçant l’édition du soir commençait à envahir les locaux.
— Te voilà enfin ! Le patron demande après toi, il t’attend dans son bureau.
— Il a dit pourquoi ?
— Non, mais à mon avis, c’est en rapport avec les évènements de Chine.
Comme tout bon journaliste, Baptiste Martineau se faisait une règle de ne jamais faire attendre le directeur. Il se repeigna et mit sa casquette dans sa poche. Par chance, chaque fois qu’il allait chez sa tante, il mettait son plus beau costume.
— Entrez, mon cher Baptiste, prenez un siège !
Il s’assit, les mains croisées sur ses genoux. Lorsque le directeur appelait ses collaborateurs par leur prénom, il n’y avait pas de juste milieu, c’était très bon ou très mauvais signe. Il fit le tour de son bureau où trônait le nouveau roi-téléphone dont il usait sans retenue. Il prit le temps d’allumer un cigare en regardant Baptiste comme un riche acheteur intéressé par un bibelot précieux.
— Vous êtes un de nos meilleurs spécialistes de la Chine. Savez-vous où est située Tianjin ?
— C’est une ville à cent vingt kilomètres de Pékin, près de la Mer Jaune. Elle commande l’accès à la capitale impériale et a été l’objet de violents combats l’an dernier lors de la rébellion des Boxers. On y a installé un Gouvernement Provisoire sous mandat international.
— Je vois que je n’ai rien à vous apprendre. Français, britanniques, Allemands, russes, italiens, austro-hongrois et japonais y travaillent ensemble. Surprenant mélange, n’est-ce pas ? Le quai d’Orsay nous en donne une vision assez idyllique mais j’ai eu certains échos de tensions, voire de crimes et trafics en tous genres que le consulat local se garde bien de répercuter.
— Puis-je savoir d’où vous tenez ces informations ?
— Nos correspondants en Indochine m’ont alerté et il y a toujours un fond de vrai dans les rumeurs, fussent-elles celles des tavernes de marins. Bref, j’aimerais en avoir le cœur net et mon instinct me dit qu’il y a là matière à d’intéressants reportages. Il se trouve que vous êtes ici le seul à parler couramment mandarin. D’ailleurs, comment se fait-il ?
— Lorsque j’étais enfant, mes parents avaient pour voisin un vieux chinois qui avait fui la guerre et la misère. Il m’a appris la langue et la calligraphie. Au début, dessiner ces idéogrammes était pour moi un jeu, puis j’ai découvert la richesse et la profondeur du monde qu’ils reflètent. C’est un océan dans lequel il faut accepter de se noyer.
Le directeur cracha un épais nuage de fumée bleue.
— Nous allons vérifier si vous êtes bon nageur. Pouvez-vous déchiffrer ceci ?
Baptiste jeta un bref coup d’œil sur le papier.
—Il me semble reconnaitre une sentence de Confucius : « La conscience est la lumière de l’intelligence pour distinguer le bien du mal. »
— Vous me pardonnerez cette vérification mais je ne veux pas payer un voyage au bout du monde à un fanfaron. C’est décidé, vous embarquerez la semaine prochaine à Marseille sur le « Ville de Saigon ». En tenant compte des escales à Suez et aux Indes, vous devriez arriver en Indochine à la mi-juillet. Vous y prendrez un autre bateau qui vous mènera Tianjin via la Corée. Vous arriverez en plein été tropical, ce qui signifie chaleur et pluies, équipez-vous en conséquence. Je m’occupe des billets et des frais de mission. Vous m’enverrez un papier par semaine et plus si vous le souhaitez. Le consulat sera prévenu. Vous pourrez utiliser son service télégraphique.
Baptiste se leva et s’apprêta à sortir. Le directeur secoua la cendre de son cigare.
— Une dernière chose ! Le consul, monsieur des Essarts, est un excellent diplomate, avec tout ce que cela implique. Je le soupçonne d’avoir accepté ce poste peu enviable pour accélérer sa carrière. Sa devise sera très certainement « Pas de vagues ! », ce qui est savoureux dans un pays en pleine tourmente. Son appui vous sera indispensable dans une ville où on a une fâcheuse propension à assassiner les «diables blancs ».
Baptiste promit à la serveuse de la République de l’emmener au bal avant son départ. Rentré chez lui, il fit le tri dans sa maigre garde-robe et emplit sa malle de voyage.
Cette nuit là, il rêva de palais fabuleux, de dragons, de mandarins et de paysages inconnus.
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