La Mort rôde à Tian-Jin

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Yong Jin contemplait l’incomparable harmonie de son jardin, fruit du travail de nombreuses générations. Les feuilles des arbres brillaient après la récente averse. Son regard se posa sur le kiosque écarlate bâti sur un ilot moussu au milieu de la pièce d’eau. Des ruisseaux se perdaient entre les rochers aux formes tourmentées. Mers, fleuves et montagnes miniatures apaisaient son esprit.

Il fronça ses épais sourcils en voyant une grue se poser près des roseaux.

« L’homme vertueux qui surpasse les autres est comme l’eau qui excelle à faire du bien aux êtres et ne lutte point »

Avait-il été toujours vertueux ? Certes non, lui aurait sans doute répondu le vieux maitre Lao-Tseu. Il repensa à sa jeunesse dans le Palais d’Été, aux frasques commises avec sa bande de joyeux compagnons. Ils se sentaient alors puissant et libres de toutes contraintes, protégés par leur nom et leur lignage. Toutes choses dont il mesurait aujourd’hui la vanité. Le temps glorieux du Céleste Empire était révolu, tout comme les splendeurs de la Cité Interdite dévastée autrefois par les Diables Blancs. Aujourd’hui Tianjin, sa ville, était livrée aux pioches des démolisseurs et à la morgue des armées venues du monde entier. La grue tourna la tête vers lui.

Il revint vers son cabinet de travail. Comme s’il obéissait à un invisible signal un serviteur en habit bleu posa devant les feuilles de papier de riz fabriquées selon la méthode traditionnelle et coupées à la perfection. Yong Jin ouvrit son écritoire de palissandre et choisit avec soin un bâtonnet d’encre.

Une rose en céramique était posée devant lui. Le vieux guerrier avait combattu les Tai’ Ping, les japonais et les européens sans jamais éprouver la moindre peur. Les hivers avaient blanchi ses cheveux et les années pesaient davantage sur ses larges épaules. Même s’il restait un guerrier redouté, il n’y avait rien de déshonorant à rejoindre ses ancêtres après une mort glorieuse.

Il choisit un pinceau à manche de bambou. Sa main s’immobilisa un instant tandis qu’il regardait les gardes dispersés autour de sa demeure. Il en avait choisi lui-même quarante parmi les vétérans ayant servi sous ses ordres. Ils lui seraient fidèles jusque dans la mort et maniaient à la perfection les armes modernes.

Les occidentaux croyaient la Chine figée dans ses traditions millénaires. Ils se trompaient. Wong Jin avait compris que le plomb frappait plus vite et plus fort que l’acier.

Le soleil se couchait sur la ville. Ses épouses et ses fils étaient partis à la recherche de fraicheur dans la résidence d’été. Le claquement sec des sandales de bois l’arracha à ses pensées. Son regard se radoucit en voyant entrer la vieille servante qui avait élevé ses enfants. Elle posa devant lui le service à thé et s’éloigna sans un mot. Il se rendit ensuite sur sa terrasse pour admirer le spectacle du crépuscule envahi de nuages.

Les deux gardes les plus expérimentés veillaient à sa porte. Le pas régulier des autres résonnait au rez-de-chaussée. Un mauser chargé attendait, dissimulé sous une pièce de tissu, près de la natte rustique où il dormait, Il posa son sabre près de lui et s’allongea, prêt à s’éveiller au moindre bruit, comme autrefois. Les précédentes victimes de la Rose Noire étaient des vieillards sans force ni entrainement. Avec lui, elle saurait ce que c’était que d’affronter un vrai guerrier.

Antoine des Essarts posa le message sur son bureau et essuya ses bésicles pour masquer le tremblement de ses mains. Il regarda d’un air dégouté les dossiers qui attendaient sa signature et se frotta les yeux. Le vice-consul et monsieur Lin attendaient, debout devant lui. Le petit chinois, d’ordinaire souriant, affichait ce matin là, une inquiétude de circonstance.

— Je suppose qu’elle s’y est prise de la même façon ?

Le vice-consul acquiesça.

— C’est un garde qui l’a découvert à l’aube. Il était assis contre le mur de sa chambre, son sabre et son revolver près de lui. Il avait une étoile d’acier plantée au milieu du front. Il n’a pas eu le temps de servir de ses armes.

— C’était pourtant un redoutable guerrier et la maison grouillait de gardes. Comme les autres fois, on a trouvé près du corps une petite rose noire en porcelaine.

Le consul se leva et arpenta la pièce. Derrière les fenêtres soigneusement fermées, une violente averse écrasait Tianjin.

— C’est une catastrophe! Yong Jin était un des principaux dirigeants de la Guilde du sel. Une crapule, certes, mais qui avait ses entrées auprès de l’Impératrice et des intérêts communs avec nous. C’est le sixième notable assassiné en quelque mois

Monsieur Lin s’inclina, avec toute la tristesse du monde sur le visage. Il prit la parole sans y être invité, ce qui arrivait rarement.

— Comme l’arbre qu’on arrache, le seigneur Yong Jin va manquer dans le paysage.

— La nature a horreur du vide, monsieur Lin. Qui va le remplacer ? Lui au moins, nous le connaissions et il savait de quel côté étaient ses intérêts. A votre avis, Moustier, qui sera sa prochaine victime ?

Le vice-consul posa la main sur la vitre froide.

— Wong Li, un des derniers chefs historiques de la Guilde. Je suis sûr que Ling pense comme moi.

Le consul se rassit comme un homme épuisé.

— Comment pouvez-vous savoir ce que pense Ling ? Je me méfie de cet homme mais malheureusement le Gouvernement Provisoire ne jure que par lui. En tout cas, il n’est pas plus avancé que nous. On ne sait même pas si la Rose Noire est un homme ou une femme.

— Une femme. Le seul témoin survivant est formel sur ce point. C’est même la seule chose dont on soit sûr mais on ne sait même pas si elle est chinoise. Personne n’a entendu le son de sa voix. Des Essarts frappa le bureau du coin.

— C’est insensé ! Quelle est la motivation de cette diablesse ?

Moustier alluma une cigarette.

— Apparemment, elle s’en prend aux partisans de l’impératrice mais cette explication est probablement trop simple. Elle ferait aussi le jeu des forces réformistes qui travaillent ce pays en profondeur.

— Rien n’est simple dans ce pays. Elle ne s’en prend pas aux européens mais si ce jour arrive, elle peut allumer un vrai brasier. Pour l’instant, nous devons assumer notre rôle. Je représenterai personnellement la France à la cérémonie funéraire.

Profitant d’une accalmie, le consul ouvrit une fenêtre. Un souffle de vent tiède apporta l’odeur de la terre humide et la puanteur du port.

— Décidément, je ne m’y ferai jamais. Il faut prendre son mal en patience. Ce gouvernement contre-nature ne durera pas longtemps et nous quitterons ce chaudron de sorcières pour des cieux plus cléments. L’ambassade de Buenos Aires me plairait assez. Connaissez-vous l’Argentine?

— Hélas, non!

— J’y ai passé deux ans comme attaché culturel. C’est un pays fascinant. Bien entendu, je ne vous oublierai pas. Nous avons fait de l’excellent travail ensemble.

Il se rassit, sous le regard bienveillant du président Loubet, très à l’aise au milieu des estampes et des statuettes.

— Revenons aux affaires courantes. Où en est-on pour la fête nationale ?

— Tout sera prêt. Comme d’habitude, monsieur Lin veille à tout. Nous avons reçu un télégramme de Saigon. Le reporter du « Temps » a embarqué sur l’Astrolabe qui est attendu à Tianjin d’un jour à l’autre. L’ambassade nous recommande de le traiter comme une personnalité.

— Je l’avais oublié celui-là. Comment s’appelle-t-il déjà ?

— Baptiste Martineau.

— Je me méfie des journalistes mais le « Temps » est très lu au quai d’Orsay. Vous irez l’accueillir et vous ne le quitterez pas de l’œil. Il pourrait avoir envie de jouer les affranchis et je ne tiens pas à ce qu’il fourre son nez partout. La situation est déjà assez compliquée.

— Je lui ferai quelques suggestions de reportage, ce ne sont pas les sujets qui manquent pour faire frissonner une bourgeoisie parisienne en mal d’exotisme.

— Acceptons-en l’augure! Je dois partir, j’ai rendez-vous avec le consul de Russie, les cosaques ont encore fait des dégâts cette nuit.

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