un autre monde
Après avoir longé la côte coréenne, l’Astrolabe tanguait lourdement en remontant les eaux boueuses du Hai He, crachant son épaisse fumée au-dessus des jonques. Depuis qu’il avait quitté la Mer Jaune, la chaleur se faisait plus lourde et des grappes de nuages écrasaient la plaine marécageuse découpée en damiers irréguliers. La distance estompait les ruines et les silhouettes minuscules écrasées par le labeur. Un sentiment de mort imprégnait le paysage.
Pour trouver un peu de fraicheur, la plupart des passagers s’étaient rassemblés sur le pont supérieur. Le major Marlowe, comme il en avait pris l’habitude depuis le départ de Shanghai, pérorait au milieu d’un groupe plus respectueux qu’attentif. La trogne illuminée, flanqué de son épouse maigre comme un saumon de Norvège, il avait pris la meilleure place sous la toile tendue pour se protéger du soleil. Deux sikhs gigantesques, l’encadraient, le regard féroce et la main posée sur la poignée de leurs sabres recourbés.
Peu soucieux d’entendre de nouvelles considérations sur la grandeur de l’empire britannique, Baptiste chercha des yeux la jeune anglaise qui, au cours du voyage, lui avait des avances sans équivoque.
Ne la trouvant pas, il rejoignit Wang, avec qui il s’était lié d’amitié au cours du voyage. Le jeune chinois, après cinq années passées à étudier le droit, revenait chez lui bardé de diplômes. Ils s’assirent en tailleur à l’arrière du bateau et attaquèrent de bon appétit les bols de riz agrémentés de poissons en saumure. Au bout de quelques repas, Baptiste maniait la baguette avec dextérité.
— Tu n’es pas avec les autres peaux blanches, en train de t’extasier sur ce monde exotique si pittoresque, de te plaindre de la chaleur et de l’odeur ? Ce n’est pas comme ça que tu séduiras la bonne société de Tianjin.
— Je préfère partager mon repas avec toi, face de citron. Les conversations de ces baudruches m’insupportent.
— Que penses-tu de mon pays ?
— J’ai la même impression que toi lorsque tu as débarqué au Havre. Tu as dû imaginer que la France était un pays froid et pluvieux, peuplée de prostituées et de marins saouls.
— Tu as raison. Ensuite j’ai découvert qu’il y en avait aussi à Paris.
— J’aime ton humour, Wang.
Le regard du jeune chinois s‘assombrit.
— J’ai quitté un pays ravagé par la guerre, je retrouve des ruines, des cendres, de la misère.
— Wang, je….
— Ne t’excuses pas, tu connais notre langue, nos maîtres à penser mais tu n’as encore aucune idée de ce qu’est la Chine. Un empire plus vaste et peuplé que l’Europe, des villes plus grandes que Paris où aucun étranger n’est jamais allé. Mon pays n’est pas mort, il est malade. Ma génération saura le guérir et lui rendre sa grandeur ancienne.
Une jonque portant la bannière de l’amirauté chinoise les croisa, fine et légère sur l’eau couleur de plomb. Les douaniers en uniformes violet regardaient le navire en silence.
— J’entendais parler des boxers, je croyais qu’ils avaient disparu après l’échec de leur révolte.
— C’est ce que racontent les journaux en Europe. C’est vrai, on en a tué des milliers et l’Impératrice en a fait décapiter encore plus. Ils ont été chassés des villes mais ils y reviennent et occupent les campagnes.
Chang lui tendit une cigarette.
— Crois-moi, tu n’es pas au bout de tes surprises.
Baptiste leva les yeux et suivit le vol d’oiseaux inconnus.
— Tu as raison, je ne sais rien.
Ils regardèrent défiler les étendues molles et grisâtres écrasées de nuages sombres. Un superbe trois-mâts battant pavillon du Kaiser descendait le fleuve. Les marins agitèrent leurs bonnets. Une forteresse délabrée apparut au sommet d’une colline. Baptiste se renseigna auprès d’un gros négociant entouré de ses serviteurs.
— Il s’agit du fort de l’Est, une des citadelles qui protégeaient Tianjin.
Wang regarda à son tour avec les jumelles qu’il avait gagné aux cartes à un capitaine Hollandais.
— J’ai entendu parler de cette bataille. Beaucoup d’hommes sont morts ici et même avec votre puissance de feu, vous n’avez pas eu la partie facile.
Une lueur dans le regard de son ami incita Baptiste à changer de conversation.
— Tu ne restes pas ?
— On m’attend à Pékin. N‘oublie pas que tu as devant toi un futur doyen d’université. Ne t’inquiète pas, tu auras bientôt de mes nouvelles.
Des voitures attendaient les voyageurs pour les conduire à la gare. Les Marlowe et autres sujets de sa Gracieuse Majesté eurent droit à une escorte en grand uniforme. La jeune anglaise passa près de lui sans lui accorder un regard.
La toute première sensation de Baptiste en posant le pied sur le sol chinois fut un vertige. Vertige de bruit, d’agitation et d’odeurs. Tous les ports du monde se ressemblaient mais ici, dans cette fourmilière, tout paraissait plus dense, plus puissant, plus grouillant.
Tianjin se dressait devant lui, masse grise et imposante, constellée de ruines et de banderoles multicolores.
Wang disparut, happé par la foule, après de rapides adieux. La plupart des autres voyageurs montèrent avec lui dans le train qui les emmenait à Pékin. En levant les yeux, Baptiste avait presque l’impression d’être à la Gare de Lyon, là où son aventure avait commencé.
Pour la première fois de sa vie, il se sentit profondément étranger dans cette foule jacassante qu’il comprenait mal, au milieu des nattes, des bonnets de soie aux formes étranges des larges chapeaux de paille et des crânes à moitié rasés. Les femmes en robes multicolores portaient avec elles un mystère que ne dissipaient pas leurs yeux noirs.
Le côté déroutant était accentué par la présence de coiffures européennes, hauts de formes, casquettes militaires et chapkas au milieu desquels les chapeaux fleuris des femmes dérivaient en archipels mouvants.
La fraicheur du fleuve n’atténuait plus la chaleur et il sentait la sueur coller sa chemise. Un porteur maigre le suivait, à peine ralenti par le poids de sa malle.
— Monsieur Martineau !
Un homme en costume blanc agitait un canotier qui lui rappelait sa dernière sortie sur les bords de Marne avec la petite serveuse.
— C’est moi que vous attendez ?
— Paul Henri Moustier, vice-consul. Enchanté de faire votre connaissance. Monsieur des Essarts vous prie de l’excuser, il est en réunion. Vous le verrez ce soir lors du bal et du banquet pour la fête nationale. C’est un plaisir d’accueillir un journaliste du «Temps». Nous avons été informés de votre arrivée avec un peu de retard, la ligne télégraphique a encore été sabotée.
Il fit signe au porteur et lui montra une calèche.
— Posez-là ici, le cocher va vous payer.
— Vous parlez bien chinois.
— Je suis né à Shanghai où mon père était diplomate et j’y ai vécu toute ma jeunesse.
Les deux hommes s’installèrent sur les banquettes de cuir. Baptiste cligna des yeux, aveuglé par un ciel plus bleu que tout ce qu’il avait connu.
— Prenez cette ombrelle. Ici les hommes en portent, car le soleil tape dur quand il daigne se montrer. Avez-vous fait bon voyage ?
— Excellent, à part un début de dysenterie en Mer Rouge. L’escale en Indochine m’a requinqué.
Ils se mirent en route sur une des rares voies bitumées qui menait au quartier européen. Moustier lui proposa un cigarillo.
— C’est le moyen le plus efficace pour combattre ce que nous appelons « l’odeur chinoise », un mélange indéfinissable de terre, d’épices et de pourritures. Vous vous y habituerez vite.
Ils longeaient au grand trot une muraille délabrée.
— Ces remparts nous ont donné du mal. Nous avons subi de lourdes pertes pendant le siège de la ville. Les choses n’ont pas été aussi faciles qu’on veut bien le raconter…Ces pierres et ces briques servent pour la reconstruction. Des quartiers entiers ont été détruits. Tenez, regardez, voici une scène que vous aurez l’occasion de revoir.
Des policiers chinois en veste bleue trainaient sans ménagement cinq hommes aux regards farouches entravés par de lourds carcans de bois. Baptiste essaya de déchiffrer les pancartes accrochées sur leur poitrine.
— Ces sont des boxers ou plus exactement des « boxeurs de la justice et de la concorde », comme ils s’appellent eux-mêmes. Cette ville était leur place forte. D’après ce qui est écrit ils appartiennent à la Triade du Lotus Blanc. Il faut reconnaitre une qualité aux chinois, ils savent donner des noms poétiques aux gangs d’assassins
— Que va-t-on faire d’eux ?
— Les décapiter, je suppose ! Ling, le chef de la police ne s’embarrasse pas de procédures. C’est un personnage aussi étonnant que dangereux, vous aurez l’occasion de vous en apercevoir.
Ils traversaient des rues étroites et boueuses peuplées de silhouettes affairées. Des marchands étaient accroupis autours de feu sur lesquels bouillaient des marmites de sorcières. Il s’efforça de déchiffre quelques enseignes mais beaucoup d’idéogrammes lui étaient inconnus.
Son vieil ami avait raison, malgré toutes ses années d’étude , n’importe lequel des misérables qu’il croisait était plus savant que lui
— Bienvenue à Tianjin, une des villes les plus cosmopolites du monde. Sur quelques centaines d’hectares Vous trouverez un condensé d’Europe, d’Amérique et d’Asie, des anglais, des russes, des hindous, des serbes, des japonais des coréens, des italiens, des portugais, des prussiens et même un norvégien. Tout ce petit monde cohabite tant bien que mal avec quelques millions de chinois. Ici, tout est possible et si vous cherchez l’inattendu, vous serez servi.
Une musique joyeuse montait de la concession italienne. En remontant la rue de l’Amirauté pavoisée de tricolore avec des enseignes en français, Baptiste eut pour la première fois depuis son départ, l’impression d’être chez lui. drapeau tricolore flottait à l’entrée d’un vaste bâtiment de brique rouge.
— Nous arrivons !
Lorsqu’ils franchirent le portail de pierre, les sentinelles présentèrent les armes. Des soldats installaient une estrade dans la cour intérieure. Un fonctionnaire en gilet et jaquette discutait d’un air grave avec un chinois à longue natte, vêtu d’un costume traditionnel.
— Allons d’abord prendre un rafraichissement Vous vous installerez ensuite et ferez connaissance avec le personnel.
La citronnade fit oublier à Baptiste la chaleur lourde et envahissante.
Le bureau de Moustier ressemblait à celui de n’importe quel ministère. Seules les statuettes et les bandeaux de papier couverts de maximes confucéennes empêchaient de se croire en France.
— On nous a demandé de vous faciliter la tâche, notamment pour les personnes que vous souhaiteriez rencontrer. Avez-vous déjà des projets ?
— Pardonnez-moi d’employer un langage aussi direct, mais j’aimerais bien savoir où je mets les pieds. Beaucoup de Français ignorent l’existence de ce Gouvernement Provisoire.
— C’est bien compréhensible. Sur la carte de la Chine, l’ensemble des possessions européennes représente à peine une chiure de mouche mais il s’y passe tant de choses que vous aurez l’embarras du choix. Nous aurons l’occasion d’en reparler mais je vous conseille de prendre un peu de repos, la soirée va être longue. En outre, quand on n’y est pas habitué, le climat est très fatigant.
Un petit chinois entra, vêtu d’un impeccable costume noir.
— Je vous présente monsieur Lin, notre intendant. Il vient nous proposer un peu de thé.
Baptiste le remercia en mandarin. Lin ne manifesta aucune surprise et disparut dans la pièce voisine.
— Je ne lui confierai pas ma vie, d’ailleurs je ne la confierai à aucun chinois mais il est très efficace et toujours disponible. J’ai réussi à convaincre le consul, inconditionnel du café, que certaines traditions ont du bon.
Monsieur Lin posa le plateau sur la table de réunion. Il prit la théière en terre cuite, versa l’eau bouillante et surveilla les différentes phases de préparation. Baptiste but en respectant le rituel ancien, huma la tasse vide avant de la reposer. Monsieur Lin approuva d’un imperceptible mouvement de tête qui n’échappa pas à Moustier.
— Vous avez réussi à le surprendre ce qui n’est pas un mince exploit. Comment avez-vous fait ?
— Lorsque la tasse est vide, on respire encore son parfum pour honorer son hôte. C’est une tradition millénaire.
— Votre ami chinois est décidément un bon professeur. Je suis sûr que vous saurez vous débrouiller seul. Monsieur Lin va vous montrer votre chambre. Elle est réservée aux hôtes de marque, mais nous en recevons peu.
Baptiste ouvrit la fenêtre et regarda les toits courbés sous une brutale averse, le fleuve encombré de navires et au-delà, le moutonnement infini de la plaine qui se perdait derrière le rideau de pluie noire. Il respira la puissante odeur de terre humide et de nourriture grillée. Sous les auvents gorgés d’eau, des ombres se pressaient autour des marchands de poisson. Un palanquin couleur émeraude fendait la foule des parapluies qui tanguait entre les flaques. Une main fine écarta un rideau cramoisi. Il se laissa tomber sur le lit, indifférent à la raideur du sommier de fer et resta un long moment les bras en croix. Il allait se plaire dans cette ville.
Le ciel s’était miraculeusement dégagé. Les derniers accords de l’orchestre de danse résonnaient encore dans sa tête alourdie par les toasts et les coupes de champagne. Les visages de ses cavalières se brouillaient dans sa mémoire. Le grouillement des lumières dans la rue et sur le fleuve répondait à celui des étoiles. La plaine, en revanche était un monde sombre et inquiétant piqueté de lueurs lointaines. Il eut pour la première fois la sensation physique de l’immense pays qui l’enserrait de toute part. Il enleva ses chaussures pour soulager ses pieds endoloris et se laissa envahir par la magie de sa première nuit en Chine.
Des clameurs l’arrachèrent à sa rêverie. De l’autre côté du fleuve, un long serpent de feu éclairait d’une rougeur sinistre les cahutes misérables. Des pas résonnaient dans le couloir, il sortit de sa chambre et se heurtant à monsieur Lin, aussi frais et impeccable qu’en début de soirée.
— Que se passe-t-il ?
Moustiers apparut, toujours aussi élégant.
— N’ayez crainte, elles ne franchiront pas le fleuve. De votre fenêtre, vous êtes aux premières loges pour voir à l’œuvre les « Lanternes Rouges », des jeunes filles boxers.
— Je les entends crier « Brûle ! » « Brûle! » Vous les laissez faire ?
— L’autre rive échappe à notre juridiction. En théorie, ce sont les autorités chinoises qui sont compétentes et le commissaire Ling n’a pas l’habitude de faire dans le détail. Quelques feux de salves suffiront à les disperser.
— Des femmes boxers !
— Intéressant sujet de reportage n’est-ce pas ? Ne vous y trompez pas, à la différence de nos suffragettes, celles-ci sont de redoutables tueuses.
Le tumulte s’éteignit peu à peu.
— Le spectacle est terminé. Vous avez eu une journée épuisante. Demain, après la fête et une bonne nuit de sommeil, les choses sérieuses commenceront.
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