Les collines de sel

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Le lendemain 15 juillet

Malgré les émotions de la soirée, Baptiste, écrasé de fatigue, avait dormi d’un sommeil sans rêve. Le ciel du matin avait retrouvé sa couverture de nuages et une pluie fine noyait l’horizon. Dans la rue, une charrette passait, portant des corps sommairement enveloppés. Tchang lui avait longuement parlé de ces convois de la misère qui ramassait les cadavres des indigents sur le seuil des maisons ou en pleine rue. Il la regarda s’éloigner vers la campagne où attendaient des fosses sommaires creusées un peu partout. Monsieur Lin passait dans le couloir au même instant. Baptiste mobilisa ses meilleures connaissances en mandarin.

— Je suis heureux de vous voir. Travaillez-vous ici depuis longtemps ?

Le chinois s’inclina en souriant et répondit en français.

— Nous aurons peut-être de la pluie aujourd’hui.

— Je compte aller me promener aujourd’hui, que me conseillez-vous ?

— Je préviens monsieur le consul.

Monsieur des Essarts était installé derrière son bureau, le visage barré par un large sourire. Il incarnait à la perfection la dignité de la diplomatie française. L’aspect solennel de ses rouflaquettes rappelait à Baptiste un rédacteur en chef dont il avait fêté le départ avec une joie sincère.

— Bonjour, monsieur Martineau. J’espère que vous avez récupéré de vos fatigues.

Monsieur Lin servit les cafés et se retira à reculons, multipliant les courbettes.

—Nous n’avons pas vraiment eu le temps de faire connaissance. Hier soir, j’étais pris par mes obligations et vous par vos admiratrices. Vous êtes un excellent danseur, mes compliments. Je me suis permis d’envoyer un télégramme à l’ambassade pour signaler votre arrivée. Votre chambre vous convient-elle ?

— Elle est parfaite et je vous en remercie.

— Parlez-moi un peu de Paris. La capitale a-t-elle changé ? Comment s’est passée l’Exposition Universelle ?

— Une réussite incontestable. Le pavillon de la Chine a remporté un immense succès.

— Je regrette de ne pas avoir pu y aller. Puis-je vous demander quels sont vos projets immédiats ?

— Il est convenu que monsieur Moustier va me faire visiter le consulat, ensuite nous irons au département de cartographie. Un plan de la ville me serait fort utile.

Le consul fronça les sourcils.

— Dois-je comprendre que vous envisagez de sortir … seul ? Je vous le déconseille, nous ne sommes pas sur les Champs-Elysées.

— Rassurez-vous, je sais me débrouiller, je parle mandarin et au besoin, je sais me servir d’une arme.

Le consul lui offrit une cigarette, son sourire revint.

— Est-ce la première fois que vous venez en Asie, monsieur Martineau ?

— En effet !

— Vous êtes jeune, je vous soupçonne même d’être quelque peu romantique. Vous avez du monde la vision que rapportent les voyageurs et les récits de monsieur Jules Vernes. La réalité que vous allez rencontrer est quelque peu différente. Ce pays est en proie à des convulsions dont vous n’avez pas idée. Nous naviguons sur l’écume d’un océan aux profondeurs inconnues. Sur cet océan, Tianjin est un ilot minuscule où s’efforcent de coexister les représentants de dix pays. Dix pays qui s’opposent et s’affrontent partout

ailleurs. Dans la ville même, les chinois partisans de la tradition affrontent les réformistes. Notre rôle est d’y maintenir un semblant d’équilibre et un ordre relatif. Autant dire que la tâche est ardue et que jamais le mot « diplomatie » n’a autant mérité son nom. Pour résumer la situation, je dirai que tout va mal alors qu’on attend de nous que tout aille bien.

— Soyons clair, qu’attendez-vous de moi ?

— J’aimerais que vous ne preniez aucune initiative susceptible de mettre en péril ce fragile équilibre. Je vous saurais donc gré de tenir monsieur Moustier au courant de vos initiatives et de vos déplacements. Avez-vous de l’argent ?

— Des francs et des livres sterlings. Le journal m’enverra des subsides payables via l’ambassade.

— Il m’en coûte de l’admettre mais la livre anglaise est ici la monnaie de référence. En cas de besoin, n’hésitez pas à faire appel au trésorier du consulat. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je suis attendu au Gouvernement Provisoire.

Ils traversèrent des couloirs aux murs décorés de délicats paysages à l’encre de Chine.

— Vous venez d’entendre le discours officiel mais il correspond à une réalité. Ici, nous sommes dans un minuscule théâtre d’ombre, figurants dans une pièce qui dure depuis trois mille ans.

Le service de cartographie occupait un une longue salle sous les toits, éclairée par de vastes baies vitrées qui la faisaient ressembler à un atelier d’artiste. On avait allumé les lampes à gaz. Moustier baissa la vois comme dans une église.

— Nous travaillons pour le Gouvernement. Il y a presque tout à reconstruire. Brissac vous expliquera ça mieux que moi. Vous avez fait sa connaissance hier soir. C’est un excellent professionnel et un joyeux drille ce qui ne gâche rien. Nos cartographes militaires ont une renommée mondiale, la plupart de ceux qui travaillent ici en sont issus.

— Je vois aussi beaucoup de chinois.

— Ce ne sont pas les moins doués. Ce peuple a le génie de l’imitation. Allons d’abord saluer le chef de service, ce n’est qu’un haut fonctionnaire qui est venu monter en grade dans un poste peu réclamé. Un pisse-froid de première donc, mais vous n’aurez pas souvent affaire à lui.

L’homme les accueillit froidement, debout à la porte de son bureau. Il consulta sa montre d’un air soucieux.

— Soyez le bienvenu, monsieur Martineau. On m’a prévenu de votre passage. Faites comme chez vous mais si vous voulez bien m’excuser, j’ai beaucoup de travail.

Moustier approuva d’un air aimable.

— J’ai pensé que monsieur Brissac serait plus disponible.

— Brissac…. Bien sûr ! Vous le trouverez dans son bureau.

Il s’éloigna d’un pas raide. Moustier le suivit des yeux avec un petit sourire.

— Il devrait vous plaire. Ses compétences géographiques s’étendent à tous les mauvais lieux de la ville. Tenez, nous y sommes !

Le ventre généreux, le teint fleuri souligné par une barbe grise, il ne paraissait nullement affecté par les séquelels d’une nuit bien arrosée et les accueillit avec un large sourire.

— Bien remis de votre soirée, monsieur Martineau ?

— Je vous le confie, mon cher ! Il vous expliquera ce qu’il attend de vous ! Nous nous reverrons pour déjeuner.

Brissac lui tapa dans le dos.

— Bienvenue dans cette ville de fous ! Un journaliste français qui parle la langue des « célestes », ça s’arrose.

Il sortit une bouteille d’un buffet orné de dragons multicolores.

— Vous allez gouter cet alcool de riz. C’est un ami qui le fabrique, ça va vous changer des apéros parisiens. Vous avez appris avec un vieux chinois adepte des méthodes de lettrés, avec les pinceaux et la lecture des grands maitres. Moi, c’est une autre école, je me suis d’abord frotté au tonkinois et à l’annamite. Ensuite, en Chine, mes professeurs furent les marchands ambulants, les prostituées et les habitués des tavernes. Tous les ivrognes du monde se comprennent dés qu’on leur paie à boire. .

— Comment êtes-vous arrivé ici ?

— J’ai quitté la France juste avant soixante dix, ce qui m’a évité de me faire étriper par les prussiens. J’ai essayé l’Algérie mais je n’aimais pas le climat. J’ai ensuite passé dix ans en Indochine, avec un crochet par le Japon, le temps d’apprendre quelques rudiments de ce que les jésuites appellent la « langue du diable ». après avoir séjourné à Shanghai puis à Pékin, j’ai été nommé ici l’an dernier. C’est bien payé et les volontaires ne se bousculent pas. On me supporte parce que je suis le seul à savoir faire travailler les chinois. Ils ont une sacré tradition, savez-vous ? Leurs plus anciennes cartes ont deux mille cinq cent ans et ils ont représenté bien avant nous les côtes d’Afrique.

— Vous n’avez jamais eu le mal du pays ?

— Quand on a connu les nuits de Saigon, on ne rêve pas de finir ses jours à Montfort l’Amaury. Comptez-vous faire un reportage sur notre service ?

— Pour l’instant je me contenterai d’une carte de la ville.

— Vous voulez vous promener seul ? Á votre guise ! Je suppose qu’on vous a prévenu... Je vais vous faire visiter. Notre travail est simple en théorie, il s’agit de ressusciter, ou plutôt de créer, le cadastre.

— Je croyais que les villes chinoises étaient bâties sur un plan géométrique.

— Exact ! Elles sont conçues selon des axes perpendiculaires répondant à des orientations sacrées. Le problème c’est que depuis des millénaires, entre ces axes majestueux, les rues apparaissent, disparaissent et changent de forme, des maisons sont bâties, détruites, brulées, reconstruites un peu plus loin

Lors de nos relevés topographiques, nous trouvons des murs qui ne devraient pas exister, des portes qui ne donnent sur rien, des tunnels creusés pendant le siège, des passages secrets. Les rares documents fonciers sont faux pour la plupart. Ajoutez à cela que la grande courge qui me sert de supérieur hiérarchique exige des plans millimétrés pour plaire au Gouvernement provisoire et vous aurez une idée de notre quotidien.

Les employés se levèrent et s‘inclinèrent. Baptiste les salua en chinois, provoquant de petits rires.

— Vous parlez comme un lettré de la Cour Impériale mais on vous comprend quand même. Vous vous débrouillerez pour demander ses tarifs à un marchand de soupe ou une tenancière de bordel.

Il fit taire les rieurs d’un geste bonhomme.

— Au boulot, bande de feignants ! Pour votre carte, je vais demander à Heng, un de mes meilleurs dessinateurs. Il parle français comme un ivrogne attardé mental mais ça devrait suffire.

Le sourire du petit chinois parut à Baptiste infiniment plus sincère que celui de monsieur Lin. Ils échangèrent quelques mots sous le regard approbateur de Brissac.

— J’espère que la carte vous conviendra.

— Je compte m’en servir dés cet après-midi.

— Bonne chance ! Que diriez-vous d’aller prendre un verre un soir dans une taverne où j’ai mes habitudes,

— Ce sera avec plaisir.

Après un déjeuner passablement ennuyeux au cours duquel le consul s’étendit longuement sur l’importance de son rôle, Baptiste se prépara pour sa première sortie. Il s’arrêta quelques instants à la porte du consulat et regarda le monde nouveau qu’il allait explorer. Il choisit d’aller voir le port. Quel que soit le pays, ils restaient des lieux chargés de fantasmes, où tout pouvait arriver, et qui passionnaient toujours le bourgeois au coin du feu.

En approchant du fleuve, il retrouva l’odeur de poisson et d’eau saumâtre, mêlée à d’autres moins familières. Debout sur les quais de bois mal équarris, il suivit des yeux le ballet des jonques et des embarcations qui grouillaient autour des grands navires. Sur un chantier , on calfatait un trois-mâts. L’odeur prégnante du goudron lui emplissait les narines. Il mâchouilla son crayon et sortit son carnet. Tianjin malgré son exotisme lui rappelait Marseille. Il y avait sûrement des trafics comme il y en avait dans tous les ports du monde. Il n’avait plus qu’à les découvrir.

Des collines de sel recouvertes de nattes goudronnées attirèrent son regard. Une nuée de coolies s’affairait, houspillés par des contremaitres aux crânes rasés dont les habits noirs évoquaient des oiseaux de proie. Un officier français approcha de lui.

— Vous êtes le journaliste de Paris, n’est-ce pas ? Je vous ai aperçu hier soir au bal. Ces tas de sel vous intéressent ?

— C’est la première fois que j’en vois autant. Il y en a des tonnes.

— Des dizaines de tonnes ! Il vient du nord de la province. Ici, on ne connait pas encore le frigorifique et les conserves, alors il se vend presque au prix de l’or. La plus grosses partie est destinée à Pékin.

— A qui appartient-il ?

— C’est une bonne question. Après la prise de la ville, les occidentaux se sont presque battus entre eux pour se le partager. Le Gouvernement Provisoire en a gardé une partie pour ses frais de fonctionnement sous prétexte que le port est considéré comme une zone internationale. En réalité, c’est un petit groupe de négociants chinois qui monopolise le commerce. Tout le monde y trouve son compte car ces faces de citron ne sont pas encore trop gangrénées par les idées socialistes.

Une longue file courbée sous la charge passa près d’eux.

— Il doit bien y avoir des trafics.

L’officier sourit.

— Pas plus qu’ailleurs mais ils sont organisés par les négociants eux-mêmes et leur police est plus efficace que la nôtre. Tous les jours, on repêche dans le fleuve des petits malins qui ont voulu jouer les affranchis. Bien entendu, aucune affaire ne remonte au tribunal.

Baptiste reprit sa promenade d’un pas de flâneur, à la recherche d’un autre sujet intéressant. Il approcha d’une rue moins fréquentée bordée de maisons en ruine. Des soldats russes s’affairaient au milieu des débris que des coolies chargeaient sur des carrioles tirées par des ânes placides. Un groupe de chinois richement vêtus se mêlaient à eux. Quelque chose dans leur comportement l’intrigua. Les discussions se concluaient par de mystérieux échanges dont il ne comprit pas le sens. Il les observa jusqu’à ce que les regards se tournent vers lui. Les chinois portaient sur leur tunique un idéogramme qu’il ne reconnut pas. Il le nota avant de s’éloigner.

Revenu au consulat il s’empressa de monter au service géographie où Hen lui remit sa carte. il lui montra le dessin.

— C’est la marque du seigneur Wong Li, un des plus puissants membres de la guilde du sel.

Il alla trouver Moustier dans son bureau, lequel l’invita à partager son thé.

— J’aimerais savoir en quoi consistent exactement les activités de monsieur Wong Li, qu’on m’a présenté comme un gros négociant de sel et dont les hommes semblent très intéressés par les démolitions des murailles. Ils ont l’air d’être dans les meilleurs termes avec des soldats russes.

Moustier reposa sa tasse et prit le temps d’allumer une cigarette.

— Vous ne perdez pas de temps ! C’est en effet un des plus riches négociants de Tianjin, et il est probable qu’après l’assassinat de Wang Jin, il va devenir le maitre de la Guilde. Vous venez de mettre le doigt sur un des aspects les plus particuliers de la société chinoise. On fait du commerce avec tout. Dans le cas que vous évoquez, ses hommes achètent les objets récupérés dans les décombre et le revendent avec bénéfice. Les russes, bien sûr, touchent leur pourcentage. Tianjin est la ville de toutes les combines, on peut y faire des fortunes et les perdre aussi vite. Á ce petit jeu les chinois sont de véritables génies. Ils en remontreraient à nos chiffonniers de la zone. Vous serez étonné des babioles sans valeurs qu’ils revendent. Certains même paient pour avoir le droit de tirer une bouffée de pipe ou de cigarette. Wong Li malgré ses richesses, ne fait pas exception à la règle. Tout se fait au grand jour et personne n’est oublié pour les pots de vin. Vous songez à écrire un article là-dessus ?

— Pourquoi pas ?

— Je vous le déconseille. Il n’en serait pas affecté mais les européens en cheville avec lui n’apprécieraient pas du tout. Vous jouissez d’un capital de sympathie dans notre petite communauté, ne le gâchez pas !

Il remplit les tasses avec des gestes d’orientaux.

— Vous ignorez encore tout de la façon dont fonctionne cette ville. Même après des années en Chine, je ne suis pas sûr moi-même d’en comprendre toutes les arcanes. Pour répondre complètement à votre interrogation, je vous dirai que Wong Li est une crapule à la tête d’un gang de tueurs qu’il vaut mieux ne pas avoir sur le dos. Mais en tant que partisan de l’impératrice, il est dans les meilleurs termes avec le Gouvernement Provisoire. Vous aurez peut-être l’occasion de le rencontrer, il lui arrive d'assister à des réceptions.

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