Les lumières pourpres

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Brissac arpentait la rue mal pavée avec l’aisance d’un flâneur sur les Grands Boulevards. Il échangea quelques mots avec un marchand de paniers et jeta une pièce à un flutiste aveugle qui l’attrapa au vol.

— Ne cherches pas à comprendre, c’est la Chine. Tu pourras faire toutes les études que tu voudras, Il te faudra du temps pour s’y habituer.

Le soir tombait sur Tianjin et les lanternes s’allumaient de toute part, éclairant les façades lépreuses et les banderoles multicolores.

— Nous arrivons dans le quartier Nord, celui où se trouvent les meilleures maisons closes. Pour une poignée de taels d’argent, tu auras droit à des professionnelles que Pékin nous envie. Ne t’inquiètes pas, on accepte toutes les monnaies y compris les francs. J’ajouterai que les tenanciers sont très rigoureux sur l’hygiène et tiennent à leur réputation, surtout auprès des européens. Tu n’as rien à craindre des maladies.

Assis au coin d’une ruelle, un homme en guenille s’exclama à leur passage.

— Da Maozi !

Brissac haussa les épaules.

— Ça veut dire « Grand poilu ». C’est une amabilité que nous ne sommes pas supposés comprendre. N’oublie jamais que nous sommes des occupants et qu’on craint la puissance de nos armes. Voilà, nous sommes arrivés. Ici aussi, on apprécie notre argent.

L’enseigne d’un jaune agressif pendait entre deux lanternes protégées par un solide auvent de bois.

— Je t’accorde que, comparé à l’hôtel Astor, l’endroit ne paie pas de mine mais la nourriture est bonne. Le patron est le cousin d’un de mes cartographes.

— « Xing Lang ». La grande prospérité ?

— Exact ! Les chinois ont eux aussi le sens de l’humour. On y trouvera peut-être quelques européens mais surtout des indigènes. La clientèle est variée, tu verras des bonnets de soie, des sandales de cuir et même des pieds nus. J’espère que tu aimes les plats relevés.

La taverne était étroite toute en longueur, mal éclairée par des lampes fumeuses. Entre les murs nus et craquelés l’air sentait l’alcool frelaté, l’opium et la sueur rance. Le patron s’avança en le voyant. Sa tunique ouverte laissait voir un torse balafré. Il leur offrit son plus beau sourire édenté.

— Je te présente Han. C’est un ancien marin qui se débrouille dans une douzaine de langues, surtout si tu lui parles de filles et d’alcool. Par contre, ne lui demande jamais où il a reçu ses blessures.

Ils s’installèrent dans la partie la mieux éclairée.

— Pour boire, tu as le choix. Tu trouveras ici la plus belle collection d’alcools de la ville. Cognac, schnaps, whiskies, vodka, fais ton choix ! Personnellement, je te conseille le shushoo, un petit alcool de patate douce que lui fournit l’attaché militaire japonais.

Le patron les servit en personne et les invita à trinquer avec des « Hao » approbateurs. Baptiste le remercia, provoquant à la fois des rires et des hochements de tête approbateurs.

— Excellent ! Maintenant, tu fais partie des habitués. Alors, cul-sec et ne me fais pas honte. J’ai une réputation à défendre.

Baptiste s’exécuta et s’accrocha discrètement à la table. le temps de laisser descendre ce qui s’apparentait à une coulée de lave. Brissac, impassible, reposa son verre.

— Ça secoue, pas vrai ? N’hésite pas à te resservir, c’est la cuvée spéciale, il ne la sort pas pour tout le monde.

— C’est sans doute pour ça qu’il a encore des clients.

Au fil de la soirée, Baptiste se familiarisa avec la langue bizarre utilisée pour les conversations, mélange de mandarin et de dialecte local, mâtiné d’un peu d’anglais. Un chinois râblé aux bras couverts de tatouages vint le saluer avec respect. Son ventre rebondi et sa veste de soie témoignaient d’une certaine aisance.

— Toi qui cherches des sujets de reportage originaux, tu ne trouveras beaucoup de gars comme lui à Paris. Il a fait fortune en collectant des tessons de verre et de poteries. Il les répand sur les tombes pour éviter que les chiens sauvages ne déterrent les cadavres. Il m’a promis que quand on m’enterrerait, j’aurais droit à deux couches. Un bon gars, tu ne trouves pas ?

A une table voisine, un groupe de cosaques aux moustaches tombantes mangeait et buvait avec un bel appétit. L’un d’eux entonna « Otchie Tchornie » d’une magnifique voix de basse et les autres reprirent en chœur.

« Des yeux noirs, des yeux pleins de passion »

« des yeux voyageurs et sublimes »

L’un d’eux fondit en larmes. Brissac leur porta un toast auquel ils répondirent chaleureusement.

— Quand ils commencent à chanter, c’est qu’ils vont partir en chasse.

Un colosse en veste fourrée se leva et rajusta tant bien que mal sa chapka. Il lança un ordre d’une voix de stentor, les autres se levèrent et se dirigèrent vers la porte d’un pas mal assuré.

— Où vont-ils ?

— Comme toujours quand ils sont bourrés, ils vont chercher un sujet de sa gracieuse majesté pour lui casser la gueule. Ils en ont tué un et blessé plusieurs depuis le début de l’année. Voilà un aspect de la coopération internationale que tu n’as pas intérêt à trop raconter. Ici tout le monde se tape dessus. Que les russes tabassent les anglais, pourquoi pas ? Le problème c’est que nos vaillants troupiers font de même en compagnie des allemands. Bel exemple au moment où tout le monde attend la revanche.

— Il y a un endroit où on peut aller sans risquer sa peau ?

— Oui, la concession japonaise! Les patrouilles ont ordre de tirer sans sommation. Le consul est un vieux soldat qui ne rigole pas avec la discipline. Tu pourras en juger quand tu iras.

Il vida son bol de riz et en commanda un autre. Une partie notable de la clientèle dormait déjà, affalée sur les tables ou allongée sur le sol. Un vieillard les regardait fixement, immobile derrière son verre d’alcool de riz.

— C’est un vétéran de la Guerre de l’Opium. S’il pouvait encore tenir un sabre, il nous décapiterait.

— A propos de décapiter, on m’a beaucoup parlé du commissaire Ling. Que penses-tu de lui ?

— Evite de croiser sa route et fais en sorte qu’il ne s’intéresse pas à toi. Il est dangereux même pour un occidental. Il faut être chinois pour faire la police dans une ville chinoise. On l’a bombardé commissaire pour lui donner un titre qui fasse un peu européen, mais il travaille à la chinoise et rend des comptes quand il y pense. C’est un fait que depuis six mois, les boxers ont cessé de se croire chez eux et les rues sont un peu moins dangereuses. Tu as fini ton verre ? Alors je propose que nous allions nous changer les idées. Il y aurait de quoi faire un bel article, mais je doute que ton directeur l’accepte.

Baptiste retrouva avec plaisir la fraicheur un peu humide de l’extérieur. La rue Asahi grouillait de monde malgré l’heure tardive. Les costumes européens, civils et militaires, se mêlaient aux palanquins. Brissac, avec le naturel et l’aisance d’un propriétaire faisant admirer son domaine, détaillait les enseignes de soie.

— Bienvenue dans la partie la plus intéressante de la concession japonaise. Nous sommes ici dans la rue des « Lumières rouges », le quartier des maisons closes. Avoue que les rues chaudes de Pigalle font pâle figure à côté !

Baptiste se remplissait les yeux de couleurs et d’images tourbillonnantes. Il se sentait profondément étranger, perdu dans un monde de rêves qui paraissait affranchi de toute logique. Brissac salua un groupe de fêtards chinois puis échangea quelques mots en Allemand avec des austro-hongrois habillés comme pour un bal à Schönbrunn. Ils prirent un verre à une buvette dont la banderole alourdie par la pluie annonçait la « carpe couronnée » puis se dirigèrent vers une grande maison aux portes rouges surveillée par une bande de costauds.

— Nous allons chez Yan Xue. C’est chez elle qu’on trouve les meilleures karakumi-san de la ville et elle fait des remises aux étrangers. Tu verras, c’est une femme fascinante. et énigmatique qui doit jouir de hautes protections. On dit qu’elle serait de noble origine, que les clients gênants disparaissent définitivement. A mon avis, elle en rajoute un peu pour entretenir le mystère. Si on connait quelques mots du dialecte de Yunnan, on devient un client privilégié. Ils furent reçus dans un somptueux salon aux tentures de soie verte. De délicates estampes évoquant des paysages noyés de brume entretenaient l’atmosphère de rêve. Des groupes de jeunes femmes prenaient le thé en les regardant d’un air intéressé, le visage dissimulé derrière des éventails multicolores.

— Beaucoup parlent français mais évite les confidences sur l’oreiller. Dans tous les bordels du monde, la police a des oreilles.

Yan Xue les accueillit en kimono bleu ciel assorti de bijoux aux reflets discrets. Baptiste fut immédiatement fasciné par le charme étrange qui émanait d’elle. Il réprima un frisson lorsque son regard se posa sur lui. Son délicat visage de porcelaine resta impassible tandis qu’elle le dévisageait.

— Soyez-le bienvenu dans mon humble établissement, Ce n’est pas tous les jours que j’ai le plaisir de recevoir un nouvel européen. J’espère que vous trouverez ici tout à votre convenance.

Brissac, qui pour une fois paraissait intimidé, le ramena à la réalité. Il murmura quelque chose et madame Xue secoua la tête.

— Pas de chance ! Montagne Pourpre n’est pas là. Tu la verras un autre soir, elle fait partie de ces femmes qu’on n’oublie pas. Les plus riches mandarins se disputent ses faveurs.

— J’ai l’impression qu’il y a d’autres pensionnaires exceptionnelles, à commencer par la maitresse des lieux.

— Tu l’oublies tout de suite. Ici comme à Pigalle les patronnes ne montent jamais. Je te conseille Branche de Cerisier ou Jade aux Cinq Couleurs. Fais-ton choix.

Tianjin au cœur de la nuit retrouvait un calme relatif tandis que les deux compères rentraient à petits pas, croisant des patrouilles méfiantes. Brissac, que les performances physiques et les multiples verres avalés ne semblaient pas affecter, marchait d’un pas sûr et l’œil vigilant.

— Ne te fie jamais à la tranquillité des rues. Elles sont emplies de fantômes. Ici, il y a un an, ont eu lieu des scènes d’apocalypse. Elles étaient jonchées de cadavres et les morts étaient si nombreux qu’il a fallu réquisitionner des forçats pour creuser des fosses communes. Je te passe les détails, ils ne plairaient pas à tes lecteurs.

Un chinois attardé les croise, portant sa lanterne. Il ne leur accorda pas un regard.

— Les survivants n’ont rien oublié.

Ils franchirent le poste de garde sous le regard goguenard des sentinelles.

— N’essaie pas de passer inaperçu, monsieur Lin ne dort jamais. Je te parie que demain le consul saura où tu as passé la soirée.

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