comme un rocher sous l'eau

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Baptiste suivait des yeux la course des nuages en évitant de se demander s’il avait eu raison ou non d’accepter l’invitation. Le trot soutenu de la calèche accompagnait dans sa rêverie. La route menant à la vieille ville avait été repavée. A l’aube, on avait repêché dans le fleuve plusieurs cadavres poignardés et retrouvé deux corps décapités près du temple où on l’avait agressé. Une riche demeure attira son attention. Des serviteurs vêtus de blanc accrochaient de longues banderoles qu’il ne parvint pas à déchiffrer. Il interrogea le cocher, un auvergnat renfrogné que même la livrée d’honneur du consulat ne parvenait pas à rendre distingué. Baptiste se promit se savoir quelles aventures avaient amené au cœur de la chine ce paysan mal dégrossi.

— Savez-vous ce qui est écrit ?

L’homme haussa les épaules sans se retourner.

— Ce sont des inscriptions mortuaires, elles portent le nom du défunt.

Ce furent les seules paroles qu’ils échangèrent. Baptiste se laissa aller contre les coussins. Il ferma les yeux pour profiter du soleil et ne plus voir les ruines noircies qui jalonnaient le chemin. Lorsqu’ils entrèrent dans la vieille ville, il s’aperçut qu’ils étaient les seuls européens.

La voiture s’arrêta devant un grand portail de bois noir encadré par deux dragons protecteur aux mufles grimaçants. Une enfilade de pièces d’eau et de rochers aux silhouettes difformes apparut. Un majordome en costume traditionnel s’inclina devant lui.

— Si vous voulez bien me suivre, le seigneur Wong Li vous attend.

Il regarda les hauts murs et pensa à un proverbe que lui avait appris son ami Tchang.

« Si tu veux un bébé tigre, il faut aller dans la tanière du tigre »

Les pavillons étaient recouverts de tuiles dorées, à l’exception de ceux des domestiques accroupis sous leurs toits grisâtres. Ils franchirent un pont de bois peint en rouge vif et passèrent sous les branches argentées d’un saule pleureur qui se reflétait dans la minuscule rivière. Assises sous un kiosque aux parois délicatement ajourées, deux jeunes filles manipulaient les pièces d’ivoire d’un xiangki (*)

On lui fit traverser une luxueuse salle de réception, surveillé par des gardes lourdement armés. Deux cercueils richement décorés étaient posés sur des tréteaux de bois précieux. Au plafond, entre deux poutres laquées d’or volaient des grues et des oies sauvages.

Wong Li attendait, debout près d’un table basse où Baptiste reconnut le matériel complet de calligraphie. Les pinceaux étaient aussi simples que ceux de son vieil ami.

— Approchez, monsieur Martineau ! On m’a dit que vous pratiquiez notre art ancestral.

Il remplit lentement l’encrier, prit un pinceau de bambou et traça quelques idéogrammes sur la feuille de papier de riz.

— Pouvez-vous lire ceci ?

Baptiste prit le temps de déchiffrer.

— Il me semble reconnaitre un précepte de Lao Tseu : « Qui s’enorgueillit attire sur lui le malheur ».

Wong Li ouvrit un livre à couverture de bois finement gravée.

— Votre connaissance des textes classiques me surprend. Les occidentaux sont d’ordinaires si prévisibles, surtout lorsqu’ils se complaisent dans la force brutale. Vous, vous avez exploré des chemins que certains de mes compatriotes ignorent.

Des serviteurs posèrent le thé sur une table basse et se retirèrent en silence.

— Que dit-on de moi chez les diables blancs ?

— On vous considère comme un personnage puissant et redoutable, mystérieux aussi.

Le mandarin but, les yeux mi-clos.

— Mystérieux ? Vraiment ? Je suis redoutable pour mes ennemis, j’en conviens. Si j’allais dans votre pays, bien des choses pour vous familières me paraitraient redoutables et incompréhensibles.

Baptiste dégustait le thé en respectant la tradition. Le vieux chinois le regardait en silence, détournant parfois son regard comme pour solliciter l’avis de la statue de jade.

Il finit par reposer sa tasse et regarda son jardin immobile.

— J’apprécie ces instants trop rares où deux mondes se rencontrent et s’observent. Votre civilisation domine le monde, la nôtre a eu son heure de gloire.

— Regrettez-vous ce temps ?

— Non, car il reviendra. Vous, les « hommes de l’extérieur », vous nous imposez vos soldats, vos armes et vos lois. Certains parmi nous se sont laissé tenter par les discours de vos prêtres. J’ai eu l’occasion de parler avec ceux que vous nommez jésuites. Des hommes intelligents et d’autant plus redoutables. Chaque « chrétien du riz » (*) est un danger pour nos traditions, un chemin détourné pour répandre vos idées jusque dans l’entourage de l’impératrice. Comment peut-on adorer un dieu qui se laisse torturer et assassiner par ses créatures ?

— Vous êtes un esprit éclairé, seigneur Wong Li. Nos civilisations ont beaucoup à apprendre l’une de l’autre.

— J’ai voyagé en Annam, au Tonkin, sur ces terres que vous avez appelé « Indochine ». J’ai vu ce que votre civilisation a apporté.

— Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ?

— J’étais curieux de savoir pour quelles raisons un journaliste venu de France s’intéresse à moi.

— Je m’intéresse à tous ceux qui ont de l’importance dans cette ville.

— Je ne suis qu’un commerçant et un lettré soucieux de vivre en paix et dans le respect des ancêtres. Vos compatriotes l’ont bien compris et nous vivons en bonne intelligence.

— Je suis aussi quelqu’un de paisible qui veut faire connaitre la grandeur de votre civilisation et pourtant on a essayé de me tuer.

Le regard de Wong Li brilla puis il se leva et se dirigea vers la terrasse.

— Nous avons notre logique et vous êtes sans doute un de ceux qui peuvent le mieux la comprendre mais vous restez malgré tout un occidental, qui ne sait pas aller au-delà de la surface des choses.

Il montra le jardin immobile.

— Que voyez-vous ?

— De l’eau, des nénuphars, un bouquet de roseaux.

— Sous cette eau limpide et rassurante, un rocher affleure. Si une embarcation s’en approchait, elle sombrerait immédiatement. Vous êtes comme ce rocher monsieur Martineau. Par votre simple présence, vous risquez d’apporter le malheur et le danger, aux autres comme à vous-même.

La voix du chinois restait égale et posée, mais porteuse de menace.

Ils parlèrent longuement de la France, des maitres classiques et Wong Li lui ouvrit des perspectives inattendues sur Confucius et les Quatre Livres Extraordinaires (*). Lorsqu’ils se séparèrent, le maitre de maison lui fit l’honneur de le raccompagner avec tous les égards dus à un hôte de marque.

— Je suis honoré de vous avoir rencontré, monsieur Martineau. Votre pays est à peine plus grand qu’une de nos provinces mais on m’a dit qu’il recelait d’innombrables merveilles. Je suis sûr que vous avez hâte de le revoir.

Lorsque le portail se referma, il eut une dernière vision du majordome, les bras croisés devant un pin centenaire.

Un vent léger faisait frissonner l’étang et les feuilles du saule. Wong Li méditait, assis à sa table de travail. Il relut la sentence de Lao Tseu et frappa dans ses mains. Un serviteur entra, la main posée sur la poigné de son sabre.

— Comment va mon fils ?

— Le médecin est à son chevet.

— A-t-on renforcé la garde ?

— Oui, je les ai choisi moi-même et répond d’eux sur ma vie.

— Le chef des gardes de Wang Jin disait cela aussi. Que penses-tu de ce jeune occidental ?

— Selon vos ordres j’ai écouté votre conversation, et je partage votre avis. Même sans le savoir, il est dangereux. Voulez-vous que je me charge de lui ?

— Pas encore. J’ai besoin de réfléchir. Laisse-moi maintenant.

Il contempla l’harmonie paisible de son jardin. La Rose Noire avait posé son regard sur lui. Elle n’avait nullement besoin de lui envoyer une statuette ridicule. Il le sentait dans le frémissement des roseaux et la course des nuages.

Il trempa son pinceau dans l’encre ténébreuse.

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