Montagne pourpre

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Etendu sur son lit, Baptiste essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il s’était attendu à de longues explications à son retour mais, à part quelques regards surpris et goguenards de la part des soldats, personne ne lui avait fait de remarque. Il interrogea un bureaucrate affairé qui indiqua d’un air pincé que le consul était en réunion dans son bureau et Moustier très occupé. Monsieur Lin lui-même brillait par son absence. Il l’aperçut alors qu’il allait entrer dans sa chambre. Le petit chinois emporta sa cape et ses chaussures boueuses. Baptiste resta plusieurs heures allongé, ne se levant que lorsque monsieur Lin lui restitua sans un mot ses vêtements nettoyés et repassés. Les images se bousculaient dans sa tête. La jeune japonaise, la suivante énigmatique, la serveuse de la République, son vieux professeur finissaient par lui donner le vertige. Le soir, après un repas rapide et solitaire, il s’accouda à sa fenêtre, indifférent aux bourrasques qui balayaient la ville. Des ombres mouillées s’agitaient dans la lumière tremblante des lanternes secouées par le vent. Avant de s’endormir, il glissa entre les pages de son carnet une estampe représentant un chrysanthème.

Le lendemain matin, Moustier l’attendait.

— On ne vous a pas beaucoup vu hier. J’espère que vous avez passé un bon après-midi.

Baptiste chercha une trace d’ironie dans ses propos mais le vice-consul gardait son sérieux.

— Nous venons d’apprendre une nouvelle préoccupante, qui peut vous intéresser. Un des fils de Wong Li a été tué…

— La Rose Noire ?

— Je ne pense pas. D’après le commissaire Ling, il a été tué par balle or, jusqu’à présent, elle n’a jamais utilisé d’armes à feu. Il s’agirait plutôt d’une rencontre avec une bande de boxers qui a mal tourné, quelque part en dehors de la ville … près d’un temple abandonné.

Le consul les rejoignit, l’air préoccupé.

— Ah, vous voilà ! Moustier vous a mis au courant ? Quelle affaire ! Je vais encore devoir sacrifier aux rites funéraires chinois. Dieu merci, nous ne sommes pas concernés par ce meurtre, car il ne fait pas de doute que la famille va se venger. Sachez tout de même que ….

Baptiste écoutait en prenant son air le plus attentif. Que faisait Yukiko en ce moment ? Son oncle était-il sur le chemin du retour ?

— ….. Au fait, j’allais oublier… Votre ami Wang qui vous avez rencontré sur le bateau est à Tianjin pour quelques jours. Il réside à l’hôtel Astor, vous pouvez aller le voir.

— Je ne pensais pas qu’il reviendrait si tôt.

— On parle très sérieusement de lui pour présider le tribunal lorsque nous serons partis. J’ai eu l’occasion de le rencontrer, c’est un garçon sympathique et intelligent. Je suis certain qu’il fera une belle carrière.

Le grand salon de l’hôtel avait retrouvé les allures austères et glacées caractéristiques d’un palace victorien. Wang et Baptiste s’installèrent dans de profonds fauteuils de cuir parmi des hommes d’affaires discutant à voix basse. Ils allumèrent des cigares. Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil par la fenêtre mais tout était calme sur la place où déambulaient de dignes britanniques.

— Que se passe-t-il ? Tu as l’air inquiet.

— On a essayé de m’assassiner. Le commissaire Ling se demande pourquoi et moi aussi.

Wang hocha la tête, une ombre de sourire passa sur son visage.

— J’ai entendu parler de lui. Un homme redoutablement efficace à ce que l’on raconte.

— Tu auras certainement l’occasion de travailler avec lui si on te nomme au tribunal.

Le sourire de Wang s’élargit.

— C’est aussi pour le rencontrer que je suis là. Nous aurons beaucoup de choses intéressantes à nous dire

Baptiste sortit de sa poche une liasse de papiers.

— J’aurais un service à te demander...

Lorsqu’il se ressortit de l’hôtel, une colère irraisonnée l’envahit. Cette ville n’était qu’un immense théâtre d’ombres où il s’agitait comme une minuscule marionnette. Un court instant, il se revit dans l’appartement de sa tante, subissant ses remontrances à peine discrètes. Il se retint de taper du pied comme un gamin capricieux et revint à pas lents, en évitant de passer dans le quartier japonais. On allait voir, ce qu’on allait voir.

Brissac était occupé à lire un vieux traité de géographie chinoise lorsque Baptiste poussa la porte de son bureau.

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon petit journaliste ? Tu as la tête de quelqu’un qui a besoin de se changer les idées.

— Exactement ! C’est pour ça que j’ai pensé à toi. Je suppose que tu es libre pour une virée ce soir ?

— Je vois que tu prends gout aux nuits de Tianjin. Pigalle te paraitra bien morose à côté d’elles. C’est d’accord ! On va faire une fête que tu n’oseras jamais raconter à ton directeur et tant pis si ça déplait à monsieur le consul.

Ce soir-là, ils ne rencontrèrent pas de cosaques mais firent honneur à la cave de la « Grande Prospérité ». Baptiste se leva en s’appuyant sur la table. Brissac l’imita, apparemment insensible au nombre de verres avalés.

— Allons prendre un peu l’air avant d’aller présenter nos hommages à madame Xue. C’est le meilleur remède quand on a les nerfs en pelote.

Dans la chambre, les lampes en forme de dragon diffusaient une lumière assortie aux tentures de velours écarlate. Deux bougies brûlaient sur un petit autel. Allongé sur les draps froissés, Baptiste reprenait son souffle, les yeux fixés sur le corps de la jeune femme qui se rhabillait. Montagne Pourpre se tourna vers lui et il fut une fois de plus fasciné par l’étrange maquillage qui recouvrait son visage comme un masque vivant. Il avait su que c’était elle dès le premier instant où il l’avait vue dans le salon d’accueil, avant même que Brissac ne le pousse du coude avec une discrétion très relative. Madame Xue n’était pas là mais il l’avait à peine remarqué.

— Tu ne parles jamais, même … après ?

Elle se leva d’un mouvement fluide et il sentit revenir en lui le mélange de désir et de peur. Il se leva pour se rapprocher d’elle mais elle avait déjà disparu, emportant ses mystères.

Il redescendit au salon, le corps brusquement écrasé de fatigue. Quelques clients le suivirent des yeux en faisant des commentaires à voix basse.

Il attendit Brissac en buvant un verre, s’efforçant de prendre des allures de vieil habitué. Quelques instants plus tard, madame Xue fit son entrée et s’approcha de lui, étrangement belle dans sa robe noire brodée de fils d’or.

— Tout a-t-il été selon vos désirs ?

Intimidé par son regard profond, il ne sut débiter que des banalités et des compliments creux qu’elle accepta avec un sourire indéfinissable. Brissac redescendit à son tour et exprima sa satisfaction dans un chinois classique digne des plus savants mandarins.

Baptiste garda un souvenir brouillé du retour au consulat, d’une démarche mal assurée. Il monta dans sa chambre, perdu dans ses pensées, et c’est seulement le lendemain en enfilant sa veste qu’il découvrit le deuxième billet.

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