le second rendez-vous

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La nuit avait été courte etil se En montant dans la calèche, il évita le regard de Moustier qui eut le tact de ne pas l’interroger sur sa soirée. Comme le consul lui avait promis, ils partirent ensemble pour le Gouvernement Provisoire où on lui avait permis d’assister à une séance du tribunal.

Durant toute la matinée, Baptiste Martineau s’ennuya poliment en assistant aux audiences. Peu à peu, il finit par éprouver un certain intérêt pour les jugements et les sentences que les prévenus acceptaient avec un silence résigné. Il prit quelques notes sur les cas les plus intéressants. Le greffier chauve et désabusé auprès de qui il avait pris place l’avait prévenu.

— Ici, on n’est pas à Paris et pas même à Cayenne. Il faut faire avec les traditions locales. Je suis sûr qu’un reporter comme vous y trouvera de la matière.

Il suivit ses conseils et se passionna pour le cas d’un chinois qui avait jeté dans le fleuve le cadavre de son fils, puis pour un gang de profanateurs de sépultures. Le premier récolta 10 jours de prison, le autres plusieurs années. Le greffier parapha et tamponna les minutes des jugements avec le plus grand sérieux.

— C’est ce que je vous disais tout à l’heure. Nous sommes en Chine et ce pays a sa propre logique. Cet homme n’avait pas les moyens d’offrir une sépulture digne à son fils, il est inutile d’ajouter de la souffrance à la souffrance par contre on ne plaisante pas avec ceux qui violent les tombes et bafouent les rites funéraires. Surtout quand on vole les clous du cercueil d’un riche mandarin. Notre seul vrai rôle, est de servir d’alibi. Etre condamné par un juge occidental permet de sauver la face et d’éviter les vengeances.

Baptiste déclina une invitation à déjeuner et avala un plat de châtaignes rôties sous

l’auvent d’un vieux marchand entouré d’une ribambelle de gamins en haillons. Ses cheveux rouges les faisaient rire autant que son chinois bizarre. Il s’arrêta un coin de rue désert et relut le billet

« Je sais que demain viendra,

Je t’attends le cœur battant

et vide »

Il fit un détour par la concession russe, d’une banalité crasseuse et alla se faire coiffer et raser par le coiffeur italien. En approchant du consulat japonais, il enfonça davantage son large chapeau tombant. Il se retourna à plusieurs reprises, cherchant à identifier d’éventuels suiveurs dans la foule anonyme. Une femme faisait cuire du riz dans une marmite fumante. Elle s’interrompit à son approche puis reprit sa besogne. Après un dernier regard en arrière, il entra dans la ruelle.

— Tu es revenu.

— Tu vois, je suis fidèle au rendez-vous. Ta nourrice et ta dame de compagnie aussi d’ailleurs. Il en faudrait peu pour qu’elle soit très belle.

— Tu cherches à me rendre jalouse ?

Il posa les mains sur ses hanches. Elle ne se déroba pas.

— Ce ne serait pas le moment.

— Dans mon pays, nous avons une coutume. Quand un homme est trop pauvre pour épouser celle qu’il aime et lui assurer un mariage convenable, il s’introduit chez elle la nuit. Lorsqu’au matin la communauté villageoise les surprend, on considère que l’irréparable a été accompli et qu’ils sont mariés.

— Tu aimerais qu’on nous surprenne ?

— Il ne faudrait pas. Je suis promise à quelqu’un.

— Alors pourquoi ce rendez-vous ?

— Nous appelons cela le « aware » . Je ne sais pas s’il y a un mot dans ta langue pour l’exprimer. C’est le sentiment qu’on éprouve pour quelqu’un ou quelque chose, avec tout ce que cela a de fugitif.

— Alors, ne perdons pas un instant !

La pluie avait cessé, Yukiko s’étira et se colla contre lui. Baptiste caressa ses cheveux.

— Tu es décoiffée.

— Ma nourrice arrangera cela.

Elle sourit comme une jeune fille espiègle.

— Je ne pouvais pas apporter l’oreiller de bois qu’on utilise quand on ne veut pas déranger sa coiffure.

— Est-ce ainsi que se comportent les dames japonaises ? Je n’imaginais pas que tu puisses prendre ce genre d’initiative.

— J’ai été mariée. Mon futur époux n’attend pas la virginité.

Baptiste chassa de son esprit l’image de Montagne Pourpre. Elle se leva et renoua sa ceinture. Son corps gracieux se découpait dans la lumière. Dehors, un rayon de soleil timide se frayait un chemin entre les nuages.

— Le monde change, Baptiste, tu le sais mieux que moi. Je ne veux pas gaspiller mes jours comme ma mère à filer, à faire des enfants, à surveiller les domestiques ou écrire des poèmes comme à l’époque Heian, Je ne connais pas ton pays, Baptiste, je ne sais pas comment y sont traitées les femmes mais moi, je veux être libre.

— Je t’emmènerai dans mon pays.

— Nous avons un mot qui veut dire « difficile ». Que ferai-je à l’autre bout du monde ? Comment serai-je reçue ? Chez moi, avant l’ère Meiji, les étrangers qui s’aventuraient hors du port de Nagasaki étaient exécutés. Il faut que tu partes maintenant.

— Quand te reverrai-je ?

— Ne pose pas cette question. Peut-être demain, peut-être jamais.

Au loin, les canons du fort de l’Est tonnaient. La pluie avait cessé, ils avancèrent sur le seuil. Les gardiennes étaient invisibles. Ils se serrèrent l’un contre l’autre.

— Regarde cette flaque. Avant la pluie, elle était pure et immobile, maintenant, la voilà sombre et boueuse. La nature est changeante et imprévisible, et nous en faisons partie.

— Je suis inquiet pour toi.

— Je sais me défendre, Baptiste. . Il y a quelques siècles les femmes de mon pays pouvaient commander des armées. Je suis fille de samouraï et j’ai appris à manier les armes dès mon plus jeune âge. On peut me tuer, on ne peut pas me faire peur.

La dame de compagnie surgit de nulle part et lui fit signe. Ils marchèrent un moment côte puis elle s’immobilisa.

— Qu’y a-t-il?

Elle montra un groupe de soldats qui s’éloignaient. Arrivée près de la porte, une branche faillit fouetter son visage. Elle l’écarta avec une telle rapidité qu’il n’eut pas le temps de voir son geste. Elle regarda à l’extérieur. Une nouvelle fois, il essaya de percer le secret du regard pailleté d’or.

— Tu es vraiment une drôle de fille.

Elle s’inclina et il se retrouva seul.

Il marchait d’un cœur léger, oubliant le danger. La boue et la misère lui paraissaient presque gaies sous le soleil revenu. Il serra contre lui sa cape et regarda autour de lui. Il ne vit que des vendeurs ambulants, des paysans enveloppés dans de longs manteaux de paille qui ressemblaient à des oiseaux grotesques. Un coolie d’une maigreur effrayante, portant un grand panier d’osier, le regardait passer. Baptiste s’arrêta un instant à l’approche du fleuve, respirant l’odeur du port. Il se sentait heureux, contre Tianjin et contre la terre entière. Pour la première fois de sa vie, il commençait à comprendre où était son destin. Il repartirait avec elle, quel qu’en soit le prix.

Dissimulée derrière son panier d’osier, la main du coolie serrait un long poignard.

Le jeune diable blanc ne se méfiait pas. La rue était peu fréquentée. Il s’approcha silencieusement suivi par le regard indifférent de quelques miséreux.

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