La rose noire
Le consul de France avait sa tête des mauvais jours. Baptiste fut surpris de son ton glacé. Ses mains aux jointures blanchies étaient crispées sur un coupe-papier en bronze.
— Monsieur Martineau ! Je vous remercie de m’accorder quelques instants bien que vous ayez des journées et surtout des soirées très chargées. Je me suis toujours méfié des journalistes et, une fois de plus, j’avais raison. Vous n’avez aucune idée de la situation dans laquelle vous mettez le consulat. Ce consulat qui vous héberge et a mis à ses services à votre disposition !
Il s’interrompit, cherchant son souffle.
— Expliquez-lui, Moustier ! Je risquerai d’employer des mots excessifs.
Le vice-consul, impassible, sortit d’une sacoche une petite liasse de documents.
— Vous avez transmis des articles à votre journal, par l’intermédiaire de votre ami Wang sans me les soumettre au préalable. Le correspondant de votre journal à Saïgon nous en a informé. Vous admettrez, je pense que ce comportement est très discourtois à notre égard. S’il n’y avait que ça, nous pourrions encore nous en accommoder mais le contenu est plus que désobligeant. Vous présentez les représentants européens comme complices, voire organisateurs des trafics qui gangrènent la cité, voire de collusion avec les autorités chinoises.
— Pensez-vous que l’opinion publique française va se mobiliser autour de ces minables arnaques? Je suis convaincu que le quai d’Orsay est déjà au courant, vous ne risquez pas grand- chose.
— La question n’est pas là. Vos écrits bousculent des intérêts diplomatiques dont visiblement, vous n’avez que faire. .
Le consul se leva et arpenta son bureau.
— Je vous remercie, Moustier. Monsieur Martineau, habitué du langage de la rue, comprendra mieux celui-ci. Vous êtes un pisseur de copie et vous vous foutez des conséquences. En racontant complaisamment les exactions des cosaques, que vous présentez come des soudards avinés, vous vous en prenez à la Russie, notre principale alliée en cas de conflit avec l’Allemagne. Son ambassade à Paris protestera officiellement et mon collègue à Tianjin risque lui aussi de le prendre fort mal.
Il fit claquer sèchement son coupe-papier.
— Je vais demander votre retour en France. Puisque vous aimez tant l’Orient, allez exercer vos talents en Indochine, nul ne doute que le gouverneur ne vous accueille à bras ouverts.
— Je fais mon métier et je m’expliquerai à mon directeur dés mon retour. Avec tout le respect que je vous dois, vous me permettrez d’accorder plus d’importance à son opinion qu’à la vôtre.
— Votre comportement de petit roquet insolent ne m’impressionne pas. Passe encore que vous fréquentiez les bordels avec ce débauché de Brissac, c‘est de votre âge ! Mais que vous alliez en cachette retrouver la nièce du consul du Japon, vous dépassez les bornes ! Le commissaire Ling m’a transmis une note de surveillance. Ces faits sont-ils exacts ?
— Demandez au commissaire Ling !
— Ne commettez pas l’erreur de vous croire intouchable. Lorsqu’il l’apprendra, la colère du Seigneur Yamagushi sera terrible. Il se trouve par ailleurs que les japonais sont un de nos plus fidèles soutiens au Gouvernement Provisoire. Bien entendu, de cela comme du reste, vous vous fichez !
Il se rassit, l’air fatigué.
— Les bordels, les tavernes, les agressions de truands, les articles incendiaires, les incidents diplomatiques et maintenant quoi ? Les fumeries d’opium ?
— J’y ai pensé.
Des Essarts reprit son souffle et s’efforça de retrouver son calme.
— Je ne doute pas que le spectacle des corps allongés dans la puanteur et la pénombre flattent les bas instincts de vos lecteurs. Quoi qu’il en soit je vous adresse un dernier avertissement. Je veux bien tolérer votre présence au consulat quelques jours encore puisque vous êtes un compatriote, mais n’abusez pas de ma complaisance. Vous pouvez disposer !
Alors qu’il rejoignait sa chambre, il aperçut monsieur Lin qui lui parut un peu moins souriant que d’habitude. Il réfléchit aux derniers évènements, accoudé à sa fenêtre et prit sa décision au moment où le ciel s’assombrissait. En attendant, il avait besoin de se changer les idées…
En approchant de leur taverne préférée, Baptiste et Brissac entendirent les échos d’une bagarre dans une rue voisine. Ils mirent la main dans la poche, serrant les crosses de leurs armes.
— S’il y a des boxers dans le coup, ne te pose pas de questions, tires !
Des ordres gueulés en français et en russe provoquèrent une fuite générale parmi les perturbateurs. Quelques-uns passèrent en courant, renversant des étalages. Une patrouille apparut au pas de course, baïonnette au canon. Il y eut encore quelques cris puis tout rentra dans l’ordre. Brissac se détendit.
— Fausse alerte ! Tu ne va pas enrichir ton tableau de chasse ce soir.
Cinq chinois résignés étaient alignés contre l’échoppe d’un écrivain public. Les passants s’éloignaient en silence. Brissac salua un sergent moustachu à la carrure imposante.
— Qu’est-ce qui se passe, Montcorbier ?
— Rien de grave ! Une bagarre de rue pour quelques taels. On va les mettre quelques jours au frais et ils recommenceront.
Ils s’éloignèrent tandis que la rue retrouvait son calme.
— Tu vois, mon petit reporter, L’ordre règne à Tianjin. Quelques verres et un bon dîner nous remettront d'aplomb, ensuite on fera une virée où tu sais. Si tu dois partir bientôt, il faut en profiter.
— Justement, à ce propos…
Une claque monumentale dans le dos lui coupa le souffle. Les cosaques les entouraient. Brissac échangea quelques mots en russe.
— Ils viennent de tabasser un autre anglais et nous invitent à fêter ça. Je me suis permis d’accepter en ton nom. Je ne sais pas si tu as remarqué mais ces gars-là, il vaut mieux les avoir comme copains.
Une fois dans la taverne, ils se crurent obligés d’offrir une tournée à leurs nouveaux amis. Lorsqu’ils se mirent à chanter, Baptiste se dit que la soirée serait longue.
Fort heureusement, les plats étaient moins relevés que d’habitude, Il vida presqu’à lui seul la cruche d’eau.
Brissac se sentait d’humeur nostalgique. Il évoqua longuement un lointain chagrin d’amour dans sa province natale où il s’était juré de ne jamais remettre les pieds. Baptiste écoutait, ce qui le dispensait de réfléchir à ses propres problèmes. Á une table voisine, deux vieux chinois jouaient aux échecs. Il repensa aux jeunes femmes entrevues chez Wong-Ji. Les cosaques étaient repartis avec un enthousiasme qui ne présageait rien de bon pour ceux qui croiseraient leur route.
— …. Et c’est comme ça que j’ai décidé de prendre la route. Comme je n’avais pas les moyens, j’ai d’abord voyagé avec la géographie.
La voix était pâteuse mais le regard restait attentif. Pendant une bonne partie de l’après-midi, tous les deux avaient étudié la carte du Japon et Brissac lui avait expliqué que Fukuoka signifiait la « Colline heureuse ». Baptiste se leva d’un pas mal assuré.
— Pour aller pisser, fais comme tout le monde, va derrière. Ça pue autant que dans les latrines mais tu seras au grand air.
L’arrière-cour était petite et sombre, encombrée de caisses et de paniers d’osiers. La pluie crépitait et coulait en fines gouttières, élargissant les flaques boueuses sur le sol de terre battue. Un portail mal fermé donnait sur une ruelle éclairée par les reflets d’une lanterne invisible. Il se soulagea longuement en cherchant quelle excuse il pourrait trouver pour ne pas accompagner son ami chez madame Xue.
Il revint vers la salle commune, perdu dans ses pensées et ne vit pas tout de suite les quatre silhouettes qui sortaient de l’ombre, précédés par les reflets sinistres des poignards. Le cercle se referma autour de lui. Même s’il criait, personne ne pourrait intervenir à temps. Il sortit son arme tira sans viser. Un des tueurs se figea et regarda d’un air étonné la tache rouge qui s’élargissait sur sa poitrine. Avant qu’il ait pu tirer à nouveau, un autre tomba à la renverse, le front transpercé par une étoile d’acier. Un troisième le rejoignit, un poignard fiché dans la poitrine.
Brissac surgit, l’arme au poing, suivit du patron qui brandissait un long sabre. Le dernier agresseur s’enfuit vers le portail, Une silhouette mince surgit devant lui. Il battit des bras, lâcha son arme avant de s’écrouler, le visage dans une flaque d’eau noire. Avant que quiconque ait pu esquisser un geste, l’ombre bondit sur le rebord du toit et disparut. Baptiste eut l’impression qu’elle s’était arrêtée un instant pour le regarder.
Une poigne solide le ramena à la réalité. Il contempla le canon fumant de son arme, les corps allongés sous la pluie.
— Tu es blessé ! Fais voir ! Tu as eu de la chance, c’est juste une égratignure.
Les jambes tremblantes, il rentra dans la taverne et se laissa tomber sur une chaise.
Brissac lui enleva son arme avec précaution et fit signe à Han qui apporta une cuvette d’eau fraiche et un pot contenant une pâte à l’odeur peu engageante.
— Ne t’inquiète pas ! Pour les blessures, il en connait un rayon.
Baptiste avala un verre d’alcool pour oublier la brûlure de l’onguent sur sa joue.
Après avoir nettoyé la plaie et appliqué la pâte, Han improvisa un emplâtre d’une main experte. Il prononça quelques mots dans un dialecte rocailleux.
— Il dit que dans quelques jours, ce sera fini mais que tu auras toute ta vie la marque du guerrier. Il dit aussi que c’est la Rose Noire qui t’a sauvé et se demande bien pourquoi.
— La Rose noire ? Qui est-ce ?
— Personne ne le sait, une sorte de légende. Une tueuse insaisissable, qui fait des siennes depuis plusieurs mois. On en reparlera plus tard car je ne serais pas surpris de voir débarquer le commissaire Ling.
Baptiste eut à peine le temps de reposer son verre et de sentir le trait de feu qui descendait dans son estomac. Des policiers en uniforme bleu envahissaient la taverne. Un homme aux cheveux très noirs entra à son tour, vêtu d’un costume occidental. Les mains dans le dos, il s’avança vers les deux européens. Un colosse aux bras d’une longueur démesurée se dirigea vers l’arrière-cour. Brissac baissa la voix.
— C’est Li Yin, son adjoint, certains disent même son homme de main.
Le commissaire Ling s’inclina et s’assit en face d’eux.
— Bonsoir, monsieur Brissac. Je suppose que votre jeune compagnon est monsieur Martineau, le journaliste récemment arrivé de France ? …
— En effet, commissaire.
L’homme aux longs bras revint et murmura quelques mots. Il posa sur la table l’étoile maculée de sang. Ling, du bout du doigt, la poussa vers Baptiste.
— Savez-vous ce que c’est ?
— Je n’ai jamais rien vu de semblable. C’est avec ça qu’on a tué un de mes agresseurs ?
— Exactement. C’est un shaken, une des armes favorites des tueurs japonais mais aussi de la Rose Noire. Avez-vous entendu parler d’elle ?
— Jamais avant ce soir.
— C’est étrange car elle n’était pas là par hasard. Elle semble vous connaitre au point de vous sauver la vie.
— Je ne comprends pas.
— Les hommes qui vous ont attaqué sont des professionnels, leurs tatouages en témoignent. Quelqu’un les a payés pour vous tuer. C’est la troisième fois qu’on s’en prend à vous. Qui souhaite votre mort, monsieur Martineau ?
— Je ne sais pas. Je ne suis arrivé que depuis quelques jours. Celle que vous appelez la Rose Noire n’est pour moi qu’une silhouette à peine entrevue. Comment savez-vous que c’était elle ?
— N’en doutez pas ! Elle seule est capable de tuer si rapidement trois hommes de trois façons différentes.
Baptiste passa un doigt prudent sur l’emplâtre qui lui couvrait la joue.
— Pardonnez-moi, j’ai probablement mal compris. Vous avez parlé de trois agressions. Ce soir c’était seulement la deuxième.
Ling sourit, un sourire froid et dangereux.
— Non, monsieur Martineau. Hier, lorsque vous êtes ressorti du consulat japonais, un assassin vous attendait. Si mon adjoint ici présent, que j’avais chargé de vous surveiller, n’avait pas agi avec discrétion et efficacité, la presse française aurait perdu un de ses plus brillants espoirs. Vous l’avez rien remarqué, bien sûr ! Quel occidental se préoccupe d’une misérable chinois qui dissimule un poignard dans un panier ?
— C’est vous qui avez prévenu le consul ?
— Dans votre intérêt. Le Gouvernement me paie pour éviter les situations qui peut s’avérer gênantes. Pourriez-vous me monter votre arme ?
Il l’examina en connaisseur.
— Une seule balle mais bien placée, comme près du vieux temple. Tous mes compliments.
— J’ai eu de la chance.
— Vous en avez eu beaucoup depuis votre arrivée, dans tous les domaines.
Les policiers, indifférents à la pluie, rassemblaient les corps sous l’auvent, dans l’attente de la charrette qui les emporterait. Depuis longtemps, l’auberge s’était vidée à part quelques ivrognes affalés sur les tables. Le commissaire regarda Baptiste en silence puis se leva.
— Je vais vous faire raccompagner au consulat. Nous autres chinois, sommes un peuple obstiné et il ne faudrait pas qu’il y ait une autre tentative. J’aurai plaisir à vous voir demain à mon bureau, nous avons beaucoup de choses à nous dire.
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