La taverne de l'autrichien

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L’orage avait cédé la place à une pluie fine et glacée. Les soldats du poste de garde étaient groupés près du poêle.

— Faut penser à la relève, les gars ! Le copain doit se les geler dehors !

— J’y vais, le temps de finir mon café.

L’un d’eux jeta un coup d’œil dans la cour par la fenêtre embuée.

— Tiens, le père Lin va faire un tour en ville. C’est pourtant pas son heure.

— Qu’est-ce que tu en sais de son heure? Il te fait des confidences ?

— De toute façon, avec ces « chinks », on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

La relève se fit dans les règles sous le regard soupçonneux d’un sous-officier.

— Rien à signaler ?

— Rien à signaler. Tout est calme, sergent.

La sentinelle se réfugia dans la guérite et regarda la rue mouillée où des silhouettes indistinctes étaient regroupées près de quelques étals qui bravaient le froid et à la pluie. Un marchand de soupe s’activait au milieu d’un groupe d’affamés. Le soldat haussa les épaules. Encore une nuit où il ne se passerait rien.

Les pousse-pousse étaient alignés comme une armée sinistre, dressant leurs bras maigres vers le ciel noir. L’homme, ou plutôt l’ombre enveloppé dans une cape informe, qui guidait Baptiste, ne s’était pas retourné une seule fois. La rue était vide, bordée de façades miséreuses. Il s’arrêtèrent et il lui montra une porte de bois à la peinture rouge écaillée, ouverte sur un couloir obscur. Baptiste y jeta un coup d’œil. Une odeur d’opium et de bière frelatée lui envahit les narines . Quand il se retourna, son guide avait disparu.

Il avança prudemment, guidé par des bruits de conversations et se retrouva à l’entrée d’une vaste salle mal éclairée. Sur des lumignons de papier accrochés aux poutres enfumées, des idéogrammes invoquaient la paix, la joie et le bonheur. Autour des rares tables occupées, des silhouettes étaient absorbées par des jeux mystérieux. Personne ne se retourna vers lui. Baptiste attendait, indécis, qu’on remarque sa présence.

Il vit enfin venir à lui un européen tout droit sorti d’une pièce de Courteline. Petit et bedonnant, il arborait des lorgnons dorés et une calvitie triomphante. Avec son costume sombre et ses boutons de gilet, il aurait fait un parfait rond-de-cuir dans un ministère.

— Ponsoir, che fous attendais ! Vous afez des bakkaches ?

— Juste cette sacoche.

— Barfait.. Guand on fa du côté de Jiangxi Kiang, il faut mieux foyager léger !

Il lui offrit une bière mousseuse après avoir rassuré les autres clients dans un sabir dont Baptiste ne comprit pas un mot sur dix.

— Ch’ai fait brébarer fotre champre. Ne Fous inguiétez bas, izi berzonne ne fiendra fous chercher.

Un petit chinois chauve en costume noir et bottes brillantes s’approcha, et le salua respectueusement.

— Che fous brésente Yin, il zera fotre guide. Fous partez demain à l’aube. Zi fous êtes drop fatigué te fotre nuit, che viendrai fous réveiller.

Yin et l’Autrichien se regardèrent et Baptiste eut la nette impression qu’ils se moquaient de lui. Il suivit son hôte dans un escalier sombre et grinçant, idéal pour un guet-apens. L’Autrichien ouvrit une porte au bout d’un couloir étroit et s’effaça avec une courbette digne d’un valet de comédie. De plus en plus méfiant, Baptiste se risqua dans la pièce silencieuse et alluma une antique lampe à pétrole.

Yukiko était assise en face de lui sur l’unique chaise et le regardait d’un air malicieux. Il chercha ses mots et n’en trouva pas tandis qu’elle s’approchait de lui.

— Tu as l’air surpris.

— Il y a de quoi, que fais-tu ici ?

— Le docteur Ling est venu au consulat. Il a emmené ma dame de compagnie en prétendant que c’est la Rose Noire. Comme elle est chinoise, personne ne s’y est opposé.

— J’ai un instant envisagé cette hypothèse.

— Ce ne peut pas être elle. La Rose Noire est venue dans ma chambre quelques heures plus tard. Elle m’a dit que tu partais et que si je voulais t’accompagner, il n’y avait pas de temps à perdre. Quelqu’un m’attendait à la porte que tu connais et m’a conduit jusqu’ici.

— Comment savais-tu que je viendrais ?

— J’en étais sûre. J’ai entamé un voyage sans retour. Quand mon oncle rentrera, sa colère sera terrible. Ma fuite lui fera perdre la face. Il se peut même qu’il se suicide mais avant, s’il le peut, il se vengera.

Ils étaient allongés l’un à côté de l’autre, dans la lumière avare. Au cœur de la nuit, la taverne de l’Autrichien était silencieuse. Les murs épais étouffaient la rumeur de la ville. Yukiko se rapprocha de lui. Baptiste réfléchissait, le regard perdu au plafond craquelé par de minuscules labyrinthes.

— C’est étrange. La première chose qui m’a frappé quand je suis arrivé, ce ne sont pas les boxers qu’on allait exécuter, c’est ce que Moustier appelle l’«odeur chinoise » .J’ai cru que je ne m’y habituerai pas, maintenant, elle va me manquer. Je rentre dans mon pays mais toi, tu as tout perdu. Es-tu sûre de ne rien regretter ?

— Non puisque je pars avec toi. Peu m’importe qui va arriver, je ne veux pas de la vie qui m’attend.

— Tu as déjà rencontré l’homme que tu devais épouser ?

— Mon oncle l’a rencontré, et pour nos familles, cela suffit. Lorsqu’il m’a annoncé sa décision, comme toute japonaise de bonne famille, j’ai répondu en baissant la tête. « Je ne suis qu’une pauvre femme indigne de votre bonté, je ferai mon possible pour vous faire honneur ». J’ai un peu froid !

La nuit se referma sur eux.

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