Le palais du diable blanc

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Dans les jardins, une armée de serviteurs accrochaient des lampions aux branches des vieux arbres. Yukiko avait revêtu un élégant kimono pastel serré à la taille par une ceinture dorée. Baptiste, plus sobre avait opté pour une tunique blanche orné de galons dont il ignorait la signification et que lui avait fourni Pondichéry en puisant dans le butin inépuisable du Diable Blanc. Il avait tout de même enlevé les éperons des bottes

Un train multicolore de palanquins bariolés arrivait escorté par des porteurs de lanternes. A l’entrée de la salle de réception, on disposait les tables basses, des braseros parfumés aux aromates qui chassaient les insectes. Un orchestre installé dans un petit kiosque jouait des airs traditionnels. Baptiste repensa aux musiciens de l’hôtel Astor.

Plus qu’à Tianjin, il se sentit vraiment plongé dans les fastes de la Chine millénaire. Il y avait peu de femmes mais Yukiko ne se mêla pas à elles. Son sabre était posé à la place d’honneur parmi d’autres armes anciennes. Au moment où il engageait la conversation avec un magistrat ventripotent venu de la ville voisine, le silence se fit.

Le Diable Blanc venait d’apparaitre, vêtu d’une longue tunique violette rehaussée de parements dorés.

— J’ai belle allure n’est-ce pas ? Avec une natte et un crâne rasé, je passerais pour un ministre de l’impératrice.

Il prit son neveu par le bras et le présenta aux invités.

— Voici les notables du territoire que je contrôle. Quand le jour viendra, ils me tueront ou me trahiront sans hésiter mais pour l’instant ils me vénèrent car je fais régner l’ordre et la paix. Certains sont très intéressants.

On apporta des baquets d’argent emplis d’eau fraiche où baignaient des bouteilles de champagne.

— Que dis-tu de cela mon neveu ? Ces bouteilles viennent des caves de l’hôtel Astor.

Il en prit une et fit sauter le bouchon.

— Tu imagines leur périple depuis les plateaux champenois ? Avant que nous passions à table, je vais te présenter mon état-major.

Cinq officiers attendaient, raide et figés dans des uniformes qu’on aurait cru sorti d’une opérette d’Offenbach.

— Voici Chung, un chinois du Yunnan et boxer mal repenti. Kim, un coréen condamné à mort dans son pays. Vandernoot et Huysmans, deux déserteurs belges et Karlsfeld, un capitaine de cargo allemand qui en a eu marre de se faire attaquer par les pirates.

Le chinois portait un costume blanc avec un cercle rouge sur la poitrine, les uniformes verts des belges se distinguaient par des épaulettes d’une largeur impressionnante et la tête burinée de l’allemand paraissait écrasée par un képi surchargé de dorures. Seul le coréen en costume noir et bottes brillantes avait opté pour la sobriété.

Baptiste et Yukiko encadraient le maitre des lieux à la table d’honneur en compagnie des officiers. La jeune femme, le regard grave, entama une conversation avec Chung à propos de sabres anciens et de techniques de combat. Les deux belges écoutaient, ébahis, oubliant même de finir leur bière. Les femmes chinoises, assises ensemble, la regardaient à la dérobée.

Le Diable Blanc claqua des mains. Les serviteurs apportèrent des plats de poissons, de crevettes au citron et de nouilles aux haricots. Baptiste sentait en lui une chaleur qui lui montait au visage, réveillant sa blessure.

— Que penses-tu de mon palais de rêve ? C’est autre chose que les appartements du boulevard Hausmann.

La salle du banquet était largement ouverte sur la nuit encore chaude. La lumière des lampes et des braseros jouait sur les porcelaines et les meubles délicatement laqués. Derrière la silhouette figée des arbres, le ciel reflétait des lueurs d’orage. Baptiste évoqua Paris en chinois, échangea de grosse plaisanteries avec les belges et porta de nombreux toast avec l’allemand dont il comprenait à peine le mandarin de cuisine. Il oubliait les fatigues de la journée et commençait à croire que la nuit n’aurait pas de fin.

Des gardes veillaient sur le râtelier d’armes. Baptiste se leva et s’approcha, accompagné de Vandernoot qui s’efforçait de marcher droit. Il caressa une crosse luisante.

— Ces fusils ont l’air neuf.

Le belge s’essuya les moustaches.

— Ils le sont. C’est le dernier modèle de Springfield que le responsable de l’armurerie américaine de Huaming nous a vendu avec dix caisses de munition.

La tête lourde, il fit quelques pas dans le jardin, l’air frais le soulagea un peu. Dispersés entre les bassins, les soldats buvaient et discutaient autour des feux de camp. Les invités avaient libéré une partie de la salle de réception. Yukiko, sans paraître gênée par son kimono, avait pris son sabre et faisait une démonstration à l’officier chinois qui reculait sous les assauts. Son oncle le rejoignit, les mains dissimulées dans ses manches comme un vieux sage.

— Demain , vous vous reposerez, vous en avez besoin. Dans deux jours, je vais m’emparer d’un convoi de sel. Je suppose qu’on t’a expliqué que c’est une denrée précieuse par ici. Est-ce que tu veux m’accompagner ?

L’esprit un peu dans le vague, Baptiste accepta.

— A la bonne heure! Tu pourras écrire un article dont tes lecteurs se souviendront et j’imagine déjà la tête de ma soeur. A propos de famille, j’ai quelque chose à te montrer.

Il le conduisit dans une pièce écartée, éclairée par deux lampes rougeâtres. Là où l’ancien propriétaire avait installé l’autel des ancêtres, une photo leur souriait entre deux bouddhas bienveillants.

— Tu la reconnais?

— Bien sûr, c’est grand-mère Angélique. Il y la même chez mes parents, sur la cheminée.

— Cette photo m’a suivi pendant mes campagnes. Ma pauvre mère se demande sûrement ce qu’elle fiche ici, elle qui n’a jamais quitté son Val de Loire !

Deux gardes s’arrêtèrent sur le seuil, encadrant un petit homme au visage ridé fendu d’un large sourire.

— Nous allons avoir des nouvelles de Tianjin. Tchou s’occupe du poste télégraphique et il peut venir à n’importe quelle heure.

Il écouta en secouant la tête, amusé.

— Ta disparition et celle de ta dulcinée ont provoqué une belle pagaille. Le consul a été convoqué au Gouvernement Provisoire, l’ambassade demande des explications et le consul du Japon rentre précipitamment, de fort mauvaise humeur, j’imagine !

— Et Ling ?

— Il a fait fouiller toute la ville et promis une grosse récompense à qui fourniraient des informations. Merci, Tchou va profiter de la fête ! Quant à nous, allons dire au revoir à nos hôtes.

Les palanquins se dirigeaient vers le portail. Baptiste regarda le ciel. Il n’avait jamais vu autant d’étoiles.

— Qu’est-ce qui t’a pris de déserter ? Avec te états de service, tu aurais pu devenir officier supérieur.

— C’est vrai, je serai aujourd’hui commandant d’une garnison de province, avec croix de guerre et légion d’honneur. Tu m’imagines en train de présider une fête de charité, à Vierzon ou Châteauroux, jouant au bridge avec le maire et le préfet ? Je ne me voyais pas mourir dans un lit de plume en écoutant les prières du curé. Non, mon garçon, je préfère rester ici et mener une vie que bien des gens m’envieraient. J’ai des concubines, je suis aussi riche et plus puissant qu’un mandarin, je dirige une armée de six mille hommes appartenant à quinze nationalités plus disciplinée qu’une compagnie de Horse Guards et j’ai encore quelques rêves. Mon royaume disparaitra avec moi et c’est très bien comme ça.

Ils allumèrent des cigares.

— J’aurais encore bien des histoires à te raconter, que ton journal ne pourra jamais publier. Mais il y a une chose que tu devras expliquer à tes lecteurs pour qu’ils puissent comprendre ce qui se passe vraiment ici. Des forces gigantesques sont à l’œuvre dans ce foutu pays. De la Mongolie à l’Himalaya et jusqu’aux frontières de l’Inde vivent des millions d’hommes sont nous ne savons rien. L’impératrice s’est réfugiée dans une ville plus grande que Paris qu’aucun européen ne saurait situer sur une carte. Lorsque ce peuple se réveillera, il se débarrassera de nous comme un chien gratte ses puces.

Dans la grande salle désertée, Yukiko remit le sabre dans son fourreau, sous le regard méfiant de Chung essoufflé.

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