La dernière bataille
La journée s’annonçait radieuse. Les pluies et les nuages qui accablaient l’horizon ne s’approchaient pas de Yukehuan. N’importe quel autre jour, le Diable Blanc aurait profité de cet instant de grâce trop éphémère, comme le lui avaient appris ses années en Orient. Ses hôtes viendraient bientôt le rejoindre et il aurait une dernière fois l’impression de présider un repas de famille. Cette famille perdue qui lui manquait même s’il ne voulait pas se l’avouer. Il surveillait les préparatifs mais Yu Hei devinait son inquiétude. Il relut les rapports de patrouille et arpenta la véranda parcourue par un vent léger et apaisant, indifférent à la beauté calme de son jardin
— Je crois qu’il faut prendre l’avertissement de Ling très au sérieux. Que sais-tu du fils de Wong Li ?
— On le surnomme le Borgne. On le dit rusé et impitoyable. C’est un homme discret qu’on voit peu. Pendant la guerre, il est parti dans le nord préserver les intérêts de la famille. Je pense qu’il ne faut pas le sous-estimer.
— Tu as raison. Les ennemis de Wong Li ne gagnent rien au change avec sa mort. Je vais faire renforcer les patrouilles. Laisse-moi maintenant, mon neveu va arriver et je ne veux pas qu’il se doute de quelque chose.
Baptiste jeta un caillou dans l’étang, dérangeant quelques carpes qui s’éloignèrent avec des battements de queue désapprobateurs. La Rose Noire s’accroupit près de l’eau et regarda le cercle liquide qui s’effaçait lentement. Il s’approcha d’elle.
— Tu as accompli ta vengeance. Tous les assassins de ta mère sont morts. Que vas-tu faire, maintenant que ta mission est terminée ?
Elle le regarda longuement. Dans ses yeux, les paillettes d’or avaient disparu. Wang et Yukiko discutaient en regardant les patrouilles qui se croisaient devant le poste de garde.
— Elle ne l’est pas. J’ai eu la chance de la concilier avec ma vengeance, mais le combat ne fait que commencer. Je n’en verrai peut-être pas la fin…
Ils se dirigèrent vers le portail, tout en admirant les subtiles variations de fleurs et des roseaux dans l’eau de la petite rivière.
— Pendant le déjeuner, j’ai trouvé mon oncle un peu trop gai, comme s’il voulait masquer son inquiétude. Qu’est-ce que ça peut être, lui qui ne craint ni dieu ni maitre.
Wang approuva.
— S’il s’inquiète, ce n’est pas pour lui, c’est pour toi. Le fils de Wong Li est revenu, il s’est enfermé dans la maison de son père et depuis, nul ne l’a plus revu. Par contre, de nombreux cavaliers sont repartis sans qu’on sache où ils sont allés.
— Tu crois qu’il viendrait ici ? Je me souviens de ce que m’a dit ton père. Vous êtes un peuple obstiné… et je ne suis pas encore parti.
Ils arrivèrent au portail sous l’œil méfiant des gardes. La rivière coulait, paisible sous le pont de pierre. Alors qu’ils approchaient des lions, Yu Hei et Pondichéry arrivèrent, armés de pied et cap, suivi par une dizaine de soldats, le fusil à l’épaule.
— Vous ne pouvez pas sortir seuls. Monsieur Oncle a donné des ordres.
Yukiko le regarda en souriant.
— Accompagne-nous, gentil « oni », avec toi je ne risque rien. Tu me parleras de ton pays.
Yu Hei s’inclina.
— J’ouvrirai la marche avec deux hommes, les autres resteront vingt pas derrière vous. Nous sommes responsables de vos vies, où voulez-vous aller ?
— Pas très loin rassures-toi. Je veux juste voir une dernière fois la campagne chinoise.
Il rejoignit son compère en grommelant ;
— Si on m’avait dit qu’un jour, j’escorterai une japonaise.
Pondichéry caressa la poignée de son épée.
— Elle n’a aucun besoin d’un protecteur.
Un groupe de cavaliers fonçant vers le quartier général du Diable Blanc les croisa au galop. Pondichéry les suivit des yeux.
— Monsieur oncle a envoyé partout.
Wang approuva.
— Ils ont trouvé quelque chose.
— Il ya beaucoup de monde aujourd’hui sur la route. Ils doivent apporter des nouvelles importantes. La sagesse conseille de rentrer.
Baptiste, indécis, regarda le paysage tranquille. Le chemin les conduisait au fleuve dont ils apercevaient le ruban ocre entre les arbres. Devant eux, au milieu des toits brunâtres, se dressait la silhouette élancée et bariolée du temple aux tuiles dorées qui brillaient sous le soleil. Ils firent demi-tour en silence. Baptiste s’essuya le front et chercha un mouchoir dans sa poche. Il sentit ses doigts caresser la crosse du revolver. Bientôt, il lui faudrait se séparer de cette arme qui lui avait sauvé deux fois la vie.
Les deux femmes marchaient devant, près des soldats. Baptiste remarqua que la Rose Noire gardait la main sur la poignée du plus long de ses deux sabres. Depuis son arrivée, elle n’avait pas quitté ses armes.
— Nous avons longuement parlé. Tu as été ma dame de compagnie, celle que je considérais comme ma seule amie. Depuis des fois, tu dormais près de ma porte et pourtant, nous n’avons pas eu le temps de nous connaitre. Je le regrette.
— Moi aussi, je le regrette … Je voulais aussi vous dire…
Elle s’interrompit et regarda le paysage immobile. Yu Hei se retourna.
— Les oiseaux ne chantent plus.
Un des deux soldats qui marchaient près d’elles s’effondra.
D’un même geste, les deux femmes se mirent dos à dos, dégainèrent leurs armes et transpercèrent les premiers assaillants qui sortaient des buissons.
Vandernoot, penché sur l’encolure de son cheval, galopait devant le Diable Blanc, talonné par Kim. Derrière eux, tout ce qu’on avait pu rassembler suivait de près.
— Ça tire par là-bas, le Borgne leur est tombé dessus.
— Déployez-vous et encerclez-lez. Pas de prisonniers ! Trouvez-moi le Borgne.
Tout se termina très vite. Bien peu parmi les fuyards parvinrent à en réchapper.
Le Diable blanc, très pâle, mit pied à terre et contempla le champ de bataille. Deux soldats étaient debout près de Yu Hei. Le chinois couvert de sang laissa tomber son fusil au milieu des cadavres et s’approcha d’un pas trainant, le visage couvert de sang.
— Où est-il ?
— Quelque part dans le bois, il s’est bien battu.
Baptiste apparut, le visage noirci de poudre.
— Tu arrives à temps. Je manquais de munitions.
Il prit par les épaules Yukiko qui serrait toujours son sabre rougi jusqu’à la garde.
Les deux hommes s’étreignirent.
— Tu m’as fait peur, garnement ! C’est de ma faute, je n’aurais jamais dû vous laisser sortir. Dés que la patrouille m’a appris qu’elle avait trouvé les traces d’une troupe de cavaliers dans le secteur, j’ai foncé avec tout ce que j’avais sous la main. Ils voulaient attaquer la résidence.
Ils approchèrent d’un groupe silencieux autour du corps de Pondichéry, criblé de blessures. Yukiko caressa le visage sombre éclairé pour l’éternité d’un large sourire. Une larme coula sur sa joue.
— Il s’est battu comme le tigre et m’a sauvé la vie. Je vais prier pour que son âme entre au paradis des guerriers.
— Je lui offrirai une sépulture digne de lui.
D’autres cavaliers arrivaient. On commençait à aligner les morts sur le bord du chemin. Baptiste sortit de sa torpeur.
— Où sont Wang et la rose noire ?
Un soldat montra la lisière du bois. Le jeune chinois était agenouillé près de sa sœur assise contre un arbre. Yukiko essuya le sang qui coulait de sa bouche. Wang se leva en grimaçant. Une tache rouge s’élargissait sur sa cuisse.
— Vous trouverez le Borgne un peu plus loin. C’est elle qui l’a tuée. Avant de mourir il a eu le temps de la frapper.
Vandernoot examina la blessure et hocha la tête.
— Vilaine blessure mais on va te soigner, ma belle.
— C’est inutile. Les occidentaux veulent toujours repousser le moment où on franchit la porte de la Mort.
Yukiko caressa ses cheveux.
— Nous nous reverrons au « Yon kumi » , Le paradis ùo les femmes guerrières ont leur place.
— Je t’attendrai. Baptiste je voudrais te parler.
Tous s’éloignèrent et seul un soldat les yeux ouverts, les mains encore crispées sur son arme, fut témoin de leur conversation.
Elle grimaça un sourire.
— A part mon père et mon frère, je n’ai jamais pu regarder un homme sans haine ni dégout. Et puis, tu es arrivé….
Elle serra sa main avec une force insoupçonnée.
— Je t’en prie, écoute, nous n’avons plus beaucoup de temps. J’ai tué beaucoup d’hommes, tu es le seul à qui j’ai sauvé la vie. Emmène Yukiko dans ton pays et soyez heureux.
— Je ne t’oublierai jamais.
— Tu m’oublieras la Rose Noire mais tu te souviendras de Montagne Pourpre.
Son souffle s’accéléra. Dans les branches les oiseaux recommençaient à chanter.
— Parle-moi, maintenant, je veux partir pour le grand voyage en entendant ta voix…
Les corps des assaillants étaient enterrés sommairement ceux des soldats et de Pondichéry étaient allongés sur des civières. Le Diable Blanc posa la main sur son épaule.
— Il faut y aller mon petit ! On va l’emmener.
Baptiste ferma les yeux de la Rose Noire.
Pondichéry et la Rose Noire reposaient côte à côte dans le salon d’apparat. Le Diable Blanc avait réquisitionné les cercueils du mandarin. On avait ramené les moines de la ville voisine et accroché de grandes lanternes blanches à l’entrée de la résidence. Les prières et les chants montaient vers le plafond aux poutres dorées, mêlés aux fumées d’encens.
Yukiko priait, agenouillée devant un autel improvisé.
Assis dans la lumière rougeâtre des braseros Baptiste, Wang et le Diable Blanc fumaient en silence. Le jardin était empli de présences invisibles. Malgré la mort du Borgne, la garde avait été renforcée. L’âme des défunts flottait dans l’air parfumé de la nuit.
— Ce n’est pas Pondichéry que je regrette, il a eu la mort qu’il souhaitait. J’ignorerais toujours les raisons qui l’ont amené sur le port où je l’ai trouvé. Je vais l’enterrer dans le parc près du rocher où il aimait se recueillir. Wang, je te ferai escorter jusqu’à Tianjin, je suppose que tu veux emmener le corps de ta sœur.
— Elle sera enterrée près de notre mère. Tu as toute notre reconnaissance, Diable Blanc, mon père n’oubliera pas.
Baptiste regardait les étoiles. Les évènements se bousculaient comme si sa mémoire était devenue trop petite.
— Regarde-bien, mon garçon, même ici on voit l’Etoile Polaire. C’est le palais de l’Empereur Céleste avec autour de lui les trente six maisons des dieux. Fais-ton choix !
— Je n’ai jamais vu le ciel nocturne avec de telles couleurs. Même si j’ai failli y laisser ma peau, je regretterai ce pays.
— Tu comprends maintenant pourquoi je ne rentrerai pas en France ? Mais toi pourquoi es-tu venu ? Ne me dis pas que tu espérais me retrouver. C’est le vieux Tchang qui t’a mis ces idées en tête, pas vrai ?
— Bien sûr, mais au fond de moi, même si je n’y croyais pas, je me disais que « disparu » , ce n’est pas pareil que « mort ».
— Je le serai bientôt, j’ai vécu assez de vie. Tout ce que je demande c’est de mourir comme Pondichéry. Demain nous partirons à l’aube. Un bateau vous attend à l’embouchure du fleuve.
Dans la rumeur de la nuit, les litanies des bonzes accompagnaient le dernier voyage de la Rose Noire.
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