Chapitre 14. Héphaïstos
Aphrodite bafouillait. C’était la première fois qu’il l’entendait chercher ses mots. Dans leur chute, elle s’était retrouvée au-dessus de lui. Pire que ça, il avait fini la tête la première dans sa poitrine.
Son sang n’avait fait qu’un tour et il avait fallu encore moins de temps pour que ses cicatrices s’embrasent. Une fois tous les deux assis, comme des divinités civilisées, il essaya de reprendre ses esprits. Ses veines pulsaient encore dans tout son corps, l’empêchant de se concentrer.
- Je t’ai amené ici pour discuter. Pourquoi il faut toujours que tu me sautes dessus ?
- Excuse-moi, mais le message n’était pas clair. Tu amènes les gens discuter dans ta chambre, toi ?
- D’habitude, je n'ai pas à discuter avec qui que ce soit !
Un silence pesant s'abattit entre eux. Il ne savait pas comment réagir au retour d’Aphrodite. Au départ, il avait été vexé qu’elle s’en aille sans même lui dire au revoir. Puis, il s’était replongé dans le travail et il avait oublié qu’il était marié. Dans ces moments-là, il oubliait tout : le temps, la fatigue, les émotions.
- Donc, tu es revenue, dit-il simplement.
- Hé bien, ça fait plaisir de voir que je t’ai manqué.
- Pourquoi es-tu revenue, si tu ne te sens pas chez toi ?
La bouche d’Aphrodite s’ouvrit. Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait. Héphaïstos jeta un coup d'œil à la lumière de la déesse. Elle vacillait. Pas autant que la dernière fois, mais le halo faiblissait clairement. Il souffla du nez. Quel idiot. Il s’en doutait. Il en avait conscience la première fois. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il l’avait embrassée. Pour l’aider. Pour ne plus qu’elle souffre. Leurs moments de tendresse existaient seulement pour qu’elle survive. Alors pourquoi c’était aussi douloureux ?
- N’inverse pas les rôles, Aphrodite. C’est toi qui es revenue pour m’embrasser.
- Et tu veux bien ? demanda-t-elle simplement.
Au moins, elle ne s’en cachait pas. Héphaïstos hocha la tête. Bien sûr. Il ne rêvait que de ça depuis son départ. Ses nuits étaient hantées par des Aphrodites lui souriant tendrement, lui prenant la main, l’enlaçant.
Les journées, il s’acharnait au travail pour ne pas penser à elle. Les nuits, en revanche, son esprit vagabondait. Il ne lui avait pas menti. Elle lui avait vraiment manqué.
D’un même mouvement, ils se rapprochèrent l’un de l’autre jusqu’à ce que leurs lèvres entrent en contact. La sensation était aussi exaltante que la dernière fois. Une tornade se forma dans son ventre. Il se sentait enfin vivant. Aphrodite glissa ses mains sur le cou d’Héphaïstos et leur baiser s’intensifia. Les sens du dieu étaient décuplés. Il ressentait la pression des doigts d’Aphrodite, rafraîchissant les zones brûlantes de son corps. Son parfum entrait dans sa tête et pénétrait chaque parcelle de sa peau. Il se délectait de la musique que produisait la respiration erratique de la déesse. Et dévorait avec envie ses lèvres comme le plus mûr des fruits défendus.
Elle finit par quitter ses lèvres pour venir embrasser ses joues, son cou, son torse en suivant le tracé de ses cicatrices. Les yeux fermés, Héphaïstos arrêta de respirer. De nouvelles vagues s'emparaient de son corps, mais cette fois-ci, elles faisaient des ravages dans son bas-ventre. Il poussa un râle, plus aigu qu’il ne l’aurait souhaité. Son esprit était brumeux, incapable de réfléchir ou de contrôler ses réactions. Les poings serrés, il essayait de se calmer, mais les assauts d’Aphrodite étaient de plus en plus provocateurs. Elle descendait lentement, mais sûrement, vers la zone de son corps où les turbulences s’intensifiaient.
Il entrouvrit un œil pour contempler celle qui le couvrait littéralement de baisers, mais fut marqué par la scène. La plus belle des déesses contre le corps du monstre, du rejeton de l’Olympe. Elle ondulait sous son torse brisé et marqué, embrassait son nez cassé, sa mâchoire tordue, caressait ses bras épais, noircis jusqu’à la chair. Elle faisait attention de ne pas s’appuyer contre ses jambes faibles. La beauté d’Aphrodite ne pouvait que renforcer la laideur d’Héphaïstos.
Il eut l'impression qu’une enclume venait d’écraser son cœur. Il posa ses mains sur les épaules de la déesse pour l’arrêter.
- Je pense que tu as récupéré assez d’énergies, prononça-t-il, encore essoufflé par toutes ses sensations inhabituelles.
- Désolée, je me suis laissée emporter, plaisanta-t-elle les yeux rieurs.
Mais lorsqu’elle vit le visage grave d’Héphaïstos, elle perdit son sourire et un voile d’inquiétude assombrit son visage.
- Tout va bien ? demanda-t-elle en posant une main sur la joue du dieu. Je t’ai fait mal quelque part ? Tu n’as pas aimé ?
Tout en fermant les yeux, Héphaïstos se laissa aller contre la fraîcheur de sa paume, avant de se reprendre et de retirer la main d’Aphrodite. Il la garda un instant dans la sienne, ne voulant pas pour autant briser le contact.
- J’ai vraiment beaucoup aimé, mais Aphrodite, ne t’oblige pas à aller plus loin. Si les baisers suffisent, autant en rester là.
Difficilement, il se releva. Les jambes tremblantes, il faillit s'emmêler les pieds, mais réussit à retrouver l’équilibre. Elle était encore assise au sol, la lueur entourant son corps palpitant comme le battement d'aile d’un papillon. Une étoile éclatante plongée dans les entrailles de la terre. Et il était son geôlier.
-§-
Aphrodite avait compris le message. Elle faisait le plein de baisers, mais ne dépassait jamais la limite fixée par Héphaïstos. Et elle semblait s’en contenter. Au fur et à mesure des jours, elle devenait de plus en plus belle. Héphaïstos ne pensait pas que cela était possible. Pourtant, chaque matin où il la croisait dans les couloirs, après un échange plus que cordial, elle rayonnait davantage.
Outre son physique, c’était aussi son tempérament qui l’embellissait. Elle était plus calme, moins fatiguée et donc moins irritable. Elle avait toujours un mot gentil pour Héphaïstos ou pour les cyclopes. Elle venait les voir à la forge et prenait le temps de discuter avec eux. Son sourire faisait fondre les plus récalcitrants et égayait la journée des autres. Le problème, c'est qu’ils étaient tellement déconcentrés que le travail prenait du retard.
Depuis quelques jours, elle croulait sous les cadeaux des forgerons. Certains lui offraient des pierres, des fleurs, des petits objets fabriqués à partir de fer et de bronze. Héphaïstos avait fait mener tous les présents à sa chambre, mais la place commençait à manquer.
Il n’y avait pas à dire, la vie dans le volcan était bien différente avec la présence d’Aphrodite. Héphaïstos redoutait déjà la prochaine fois qu’elle partirait. Tout d’abord parce que, malgré lui, il s'était habitué aux baisers matinaux de la déesse et à toutes ses petites attentions. Et puis, il n’était pas prêt à consoler les cyclopes.
Il avait aussi pris l’habitude de l'accompagner lorsqu’elle se baladait dans les jardins à l’extérieur du volcan. Un jour, elle lui avait proposé et il n’avait pas eu le courage de refuser. Il souffrait toujours plusieurs jours après être revenu de leur balade, mais il savourait chaque instant passé avec elle. Aphrodite n’était définitivement pas faite pour vivre sous terre. Elle avait besoin du soleil, de l’air frais et des embruns de la mer pour s’épanouir.
Et encore une fois, elle était prévenante et allait à son rythme. Elle marchait doucement, près de lui. Lorsqu’elle voyait que la douleur était trop intense, elle lui proposait, comme si de rien n'était, de s’asseoir pour profiter du paysage. Le cœur d’Héphaïstos était tiraillé entre la joie de l’avoir à ses côtés et la honte de lui infliger cette vie.
Dans ces moments-là, ils parlaient de la pluie et du beau temps. Des cyclopes qui essayaient d'impressionner Aphrodite. Ce qui les faisait rire. Elle lui racontait ses avancées du côté des humains et Héphaïstos de celles de son travail.
- Le trône de Zeus est enfin terminé, souffla Héphaïstos en étirant ses bras au ciel. Il m’aura donné du fil à retordre.
Aujourd’hui, ils avaient poussé leur balade jusqu’à une plage à l’eau turquoise. Depuis qu’il avait terminé ce gros projet pour le roi des dieux, le forgeron était libéré d’un poids et il sentait que ses jambes étaient capables de le porter jusqu’à l'autre bout de l’île.
- Tu l'offriras lors du solstice d’hiver ? demanda-t-elle, en cherchant des galets.
Aphrodite s’amusait à faire des ricochets sur la surface calme de la mer. À la voir ainsi, ses longs cheveux se mêlant à l’écume blanche comme des vagues et ses iris aussi turquoise et profondes que la mer Méditerranée, elle était indéniablement née des eaux.
- Je n’en ai pas très envie, mais il va bien falloir. Surtout que je le soupçonne de ne pas me faire confiance, ajouta Héphaïstos, la tête levée vers le ciel.
Comme si Zeus l’avait entendu, le ciel se para de lourds nuages menaçants. Au loin, le tonnerre grondait, annonçant le prochain orage.
- Puisque tu seras présent, on pourrait peut-être y aller tous les deux ? Vu qu’on est marié.
Son galet ricocha trois fois avant de plonger dans les profondeurs.
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