Chapitre 15. Aphrodite
Ces derniers temps, la vie d’Aphrodite était assez agréable. Elle se sentait en bonne santé, aussi légère qu’une plume. Sa force divine de nouveau pleine, elle était maintenant capable de charmer les animaux de l'île. Même la végétation se retournait sur son passage. Les arbres redressaient leurs troncs, les fleurs lissaient leurs pétales, les brins d'herbes frémissaient à son passage.
La vie dans le palais d’Héphaïstos n’était pas aussi catastrophique que ce qu’elle avait redouté. Elle était totalement libre de ses mouvements, et pouvait aller où bon lui semblait. Et tout le monde était si prévenant avec elle. Que ce soit les cyclopes qui la couvraient de cadeau ou Héphaïstos qui s’ouvrait peu à peu à elle.
Elle s’était également faite à sa chambre. En modifiant deux-trois décorations et en jetant toutes les roses, elle s’y sentait déjà mieux. La déesse n’était pas sûre d’un jour pouvoir appeler cet endroit sa "maison", mais elle n’était pas déçue d’y rentrer le soir après s’être baladé toute la journée.
Et en parlant de promenade, qu’elle ne fut pas sa surprise lorsque son mari accepta de l’accompagner. Pour être honnête, elle le lui avait proposé pour deux raisons. La raison officielle : simplement être gentille avec son cher époux. La raison officieuse : Elle voulait engager la conversation, qu’il parle de lui, jusqu’à être assez en confiance pour lui demander s'il avait des informations sur leur mariage.
Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’elle apprécierait leur discussion. Elle s’était forcée dans un premier temps. Surtout qu’Héphaïstos était aussi lent à marcher qu’à se confier. Puis les jours passants, les sujets classiques tels que le beau temps ou la bêtise de Dionysos laissèrent place à des sujets plus personnels. Il lui raconta plus en détail son enfance dans les grottes sous-marines, après avoir été recueilli par Thétis et Eurynomé, agrémentant son récit d'anecdotes tantôt amusantes, tantôt humiliantes. Lorsqu'il souriait, une fossette habillait sa joue gauche et il rougissait facilement, ce qui se fondait joliment avec la teinte de sa peau.
Il lui expliqua également comment il avait trouvé par hasard ce volcan sur une petite île déserte près de la Sicile. Qu’il avait décidé d’y installer sa demeure et comment, grâce à l’aide des cyclopes, la montagne s’était transformée en palais.
Une autre fois, alors qu’ils s’étaient retrouvés sous l’imposant figuier du jardin, il lui détailla dans les moindres détails sa contribution lors de la naissance d’Athéna. Un jour, Zeus vint le retrouver avec un terrible mal de tête. Chose qu’Héphaïstos, encore aujourd'hui, ne comprenait pas, le roi des dieux lui ordonna de lui fendre le crâne avec sa hache la plus lourde. Aphrodite ne pouvait réprimer un rire sarcastique. C’était du Zeus tout cracher. Agir avant de réfléchir. Et plus c’était ostentatoire, mieux c’était.
Athéna jaillit alors de la tête de Zeus, déjà habillée et casquée, en hurlant si fort que les chevaux d'Apollon prirent peur. Ce jour-là, le soleil passa si vite que les humains crurent avoir perdu une journée. Ils crurent à la fin du monde.
Aphrodite explosa de rire en imaginant la scène. Athéna hurlant à pleins poumons un cri de guerre. Zeus hurlant à Héphaïstos de la sortir de sa tête. Apollon hurlant et perdant le contrôle de son char. Les humains hurlants, persuadés que le ciel leur tombait sur la tête. Et Héphaïstos, aussi calme qu’à son habitude, au milieu de toute cette agitation, la hache à la main.
En réalité, il était bavard, une fois qu’on prenait le temps de l’écouter. Aphrodite prit tant de plaisir à parler avec lui qu’elle en oublia le véritable objectif de son stratagème.
Un jour, alors qu’elle sentait qu’ils avaient passé un nouveau stade de confiance, elle lui demanda pourquoi il cachait toutes ces tortues dans sa chambre. Aphrodite adorait le taquiner en lui posant des questions auxquelles il ne s’attendait pas. Son expression était toujours la même. Il se redressait comme si l'on venait de lui chatouiller les côtes et sa bouche formait un ovale parfait. Ensuite, il prenait son air gêné, courbait le dos et se camouflait derrière ses boucles. C’est alors que son corps zébré d'entailles rougeoyait.
- C’est pas très glorieux pour un dieu de garder des animaux en peluche dans sa chambre. Même si les miens sont plutôt faits de bronze et d'or.
Il s’arrêta, mais le regard d’Aphrodite l’incita à poursuivre.
- J’ai toujours aimé les tortues, concéda-t-il. Quand j’étais petit, elles venaient jusque dans la grotte où je vivais et on s’amusait ensemble. Ça amusait mes mères adoptives.
Il s’arrêta de nouveau, jaugeant l'intérêt d’Aphrodite pour sa drôle de passion. Mais Aphrodite l’écoutait religieusement. Car Aphrodite aimait les êtres passionnés. Ceux qui ne vivaient que pour leur art, leur vocation. Ceux qui détenaient cette flamme dans le cœur, qui les rendait plus beaux.
- Ce sont des animaux très doux et très courageux, continua-t-il, ravi que quelqu'un accepte de l’entendre parler de tortue. Tu sais, c’est comme si elles avaient une armure directement sur leur dos. Et leur peau est très dure. Oh ! Mais dans leur carapace, elles ont des nerfs, ce qui fait que si tu les touches, elles le ressentent. Et les tortues aiment bien être grattouillées ! Enfin… Je veux dire que… C’est très intéressant à étudier pour la conception d’automates, pour les rendre plus vivants, tu vois ?
- Hum, hum, bien sûr, je vois parfaitement, se moqua gentiment la déesse. Et donc tu les dissimules sous un tas d'oreillers dans ta chambre où personne ne va jamais, pour les étudier tranquillement ?
- C’est ça !
Ils se fixèrent un instant avant de rire de concert. Assis à même le sol, sous un saule pleureur, leurs éclats de voix, emportés par le vent, faisaient frémir le feuillage.
- C’est pas crédible du tout, pas vrai ? demanda Héphaïstos, les larmes aux yeux.
- Pas le moins du monde, gloussait Aphrodite. Tu es très bon forgeron, mais très mauvais baratineur.
Elle posa sa tête sur les jambes du dieu et étira son corps.
- Je ne te fais pas mal ?
- Non, tout va bien.
Héphaïstos glissa ses doigts sur le front d'Aphrodite avec tendresse et retira une feuille coincée dans ses cheveux. Elle l’avait déjà remarqué avant, pourtant elle était toujours frappée par la douceur dont il faisait preuve. Lui, le dieu du feu et des forges, travaillant les métaux les plus durs, les frappant sans cesse, avec force et puissance, pour leur donner la forme souhaitée.
Elle leva une main vers son visage et alla jouer avec une de ses boucles, la faisant rebondir entre ses doigts. Les iris enflammés d’Héphaïstos ne la quittaient pas une seconde. Finalement, elle se sentait bien avec lui. Elle sourit intérieurement. Si on m’avait dit ça le jour de mon mariage, pensa-t-elle.
Avec Héphaïstos, ce qu’elle ressentait était différent de tous les autres. Elle n’avait pas de dégoût, comme elle pouvait en avoir pour Zeus ou Dionysos. Pas d'indifférence, comme pour Hadès ou Hermès. Et pas de papillons dans le ventre, comme avec Arès ou …
Elle esquiva le dernier nom. Elle ne voulait plus y penser.
À la place, elle se reconcentra sur les traits du visage d’Héphaïstos. Ses larges sourcils. Ses petits yeux. Son nez tordu. Ses lèvres fines. Sa mâchoire de travers. Avec lui, elle ressentait une sorte d’apaisement. Elle n’avait pas besoin d’être la séductrice et fatale déesse de l’amour. Elle était Aphrodite. Et c’était amplement suffisant.
Oui, c’est ça. Avec lui, elle se sentait bien. Même s’ils n’étaient pas réellement amants, leurs baisers ayant pour unique but de maintenir Aphrodite en vie, peut-être pouvaient-ils être amis ?
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