Chapitre 18. Héphaïstos

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Héphaïstos n’avait jamais été aussi heureux de retourner dans son volcan. Le calme de l’île et la tranquillité de son palais lui avaient manqué. Tous ces dieux étaient bien trop bruyants pour lui.

Il retrouva la musique grave et lourde des écoulements de lave dans les bassins de la forge. Le martellement des outils sur les enclumes, qui prouvait que les cyclopes n'avaient pas chômé pendant son absence. Les grondements du volcan, véritable montagne vivante. Ça faisait du bien d’être rentrée à la maison.

À côté de lui, Aphrodite restait étrangement muette. Ce n’était pas dans les habitudes de la déesse. Sa lumière divine n’avait pourtant pas faibli. Ses joues avaient toujours cette teinte rouge savoureuse. Alors pourquoi ce repli ? Depuis sa discussion avec Arès, elle était taciturne. L’avait-il blessé ? Avait-il osé la toucher ? Il suivit Aphrodite dans le labyrinthe de couloirs inorganiques sans s’en rendre compte.

Les veines du volcan dessinaient des lignes aléatoires, pointaient dans diverses directions ou s’enfonçaient plus profondément, traçant dans l’obscurité des cicatrices incandescentes. La lueur blanche d’Aphrodite illuminait les alentours d’un doux halo. Héphaïstos n’avait jamais remarqué jusqu’alors que son palais était si sombre et lugubre avant de voir la déesse marcher à côté de lui.

Peut-être était-elle attristée parce que contrairement à lui, elle ne rentrait pas chez elle.

Elle lui avait bien fait comprendre. Ce n’était pas sa maison.

Elle s’arrêta subitement, manquant de faire trébucher Héphaïstos. Il lui fallut un instant pour se rappeler l’endroit où ils avaient atterri. Il allait rarement dans cette partie du palais. La porte de la chambre d’Aphrodite. Il avait fait tout ce chemin sans se préoccuper de ses jambes. Il était décidément bien plongé dans ses pensées.

Aphrodite posa une main sur la poignée avant de se retourner vers son mari. Ses yeux glissèrent des jambes, à la canne, au torse, jusqu’au visage d’Héphaïstos.

  • Tu veux entrer, t’asseoir un instant ? demanda-t-elle simplement.
  • Pour euh… Tu as besoin de… ?
  • Pour l’amour de nous, Héphaïstos. Saches que je ne passe pas mes journées à penser à t’embrasser. Je te propose de reposer tes jambes et de discuter, comme des êtres civilisés.
  • Ah ! Oui, bien sûr. Enfin, je ne pensais pas… Que toi, tu pensais… Oui, s’asseoir. Ça peut être bien !

Gêné, il entra à sa suite et alla s’installer sur une banquette non loin de la fontaine surmontée de son angelot qui le visait de sa flèche en or. De son côté, Aphrodite se jeta sur son lit, la tête dans les oreillers.

  • Tout va bien ? demanda Héphaïstos, droit comme un i.

Il osait à peine respirer alors bouger une fesse était au-delà de ses capacités.

  • Juste un peu de fatigue. Et j’ai envie d’étriper Arès. Mais à part ça, tout va bien, marmonna-t-elle dans les plumes de cygnes.

Héphaïstos ne pouvait que comprendre. Lui aussi avait déjà, en temps normal, envie de tordre le cou de cet arrogant et inutilement beau dieu de la guerre. Mais lorsqu’il avait posé la main sur Aphrodite, une toute nouvelle vague de haine avait déferlé dans le corps d’Héphaïstos. La dernière fois qu’il avait ressenti une telle colère, c'était lorsque Zeus et Héra l’avaient jeté du haut de l’Olympe. Il détestait cette émotion, encore plus dévastatrice que la douleur de ses os brisés.

Pour échapper à ce souvenir, il se concentra sur la pièce autour de lui. Ce n’était que la deuxième fois qu’il y mettait les pieds. La première fois pour préparer la chambre à l’arrivée de sa future femme. Et aujourd’hui.

Il se rappelait avoir confectionné le miroir en plain-pied. Les cyclopes l'avaient aidé à choisir minutieusement chaque perle qui décorait son cadre. Ce qui n'avait pas été une partie de plaisir avec leurs gros doigts. Il se souvient également de la commode en marbre et en nacre, aux poignées en forme de coquillage. Et la fontaine avec laquelle il s'était battu pour dévier un bras de la mer afin qu’elle puisse avoir de l’eau fraîche en permanence.

Il avait demandé des conseils à Hermès et Iris, tous deux divinités des messages. En tant que tels, ils étaient au courant de beaucoup de choses sur les dieux, dont leur goût en matière de décoration. En tout cas, c’est ce qu’avait espéré Héphaïstos.

  • Mais oui, t'inquiète pas. C’est la déesse de l’amour, alors elle aime le rose, les bébés avec des ailes et les roses rouges, lui avait assuré Hermès.
  • Tu devrais peut-être mettre des éléments de la mer, du style coquillages et crustacés. Tu sais, comme elle est née de l’écume. Ça pourrait lui rappeler sa maison, avait renchéri Iris.

Héphaïstos avait seulement acquiescé. Drôle de conseil, mais comme il n’y connaissait strictement rien en décoration et encore moins en déesse de l’amour, il s’était contenté de suivre à la lettre leurs indications.

Et en regardant son travail, il constata qu’un élément manquait. Il y avait des coquillages, des bébés avec des ailes, des perles, la mer, il y avait même du rose, du marbre et de l’ivoire.

  • Les roses se sont fanées ? remarqua-t-il, surpris. Perséphone m’avait assuré qu’elles étaient éternelles ! Je lui en toucherai deux mots la prochaine fois…
  • Non. Elles n’étaient pas fanées. Je les ai jetés. Je n’aime pas les roses. Encore moins les rouges.
  • Oh…

Le silence devint pesant. Tout en tapotant ses doigts les uns contre les autres, il dévia son regard vers le plafond de la chambre. Il aurait dû le décorer lui aussi. Pourquoi pas une coupole sculptée en bois d’ébène avec des feuilles d’or et des diamants pour représenter les constellations ? Il devait garder cette idée dans un coin de sa tête.

  • Tu as demandé à Perséphone de faire fleurir des fleurs éternelles ? Pour moi ?
  • C’est à cause d’Hermès, répondit-il, le menton toujours levé vers le haut. Il m’a assuré que tu aimais les roses rouges. Il m’a aussi parlé des bébés et des perles. Puis Iris s’y est mis à son tour. Je ne suis pas très doué en décoration, comme tu as pu t’en rendre compte, dit-il en riant.

Lorsqu’il baissa la tête, Aphrodite s’était assise au bord du lit, face à lui. Ses yeux étaient embués de larmes. Il eut tout juste le temps de se lever, que l’une d’elle coula le long de la joue de la déesse.

  • Aphrodite…
  • C’est…, commença-t-elle à dire en essuyant le filet d’eau d’un revers de la main. On n’avait jamais fait ça pour moi.

Et alors Héphaïstos eut l’impression qu’elle le voyait réellement pour la première fois. Elle ne regardait pas le rejeton de l’Olympe, le dieu éclopé, celui qui se terrait dans son volcan loin des autres divinités. Le sourire qu’elle lui offrit à cet instant était de loin le trésor le plus précieux qu’il n’ait jamais reçu. Elle voyait Héphaïstos. Simplement Héphaïstos.

Et le temps de quelques secondes, il n’eut plus la sensation d’être le monstre qu’on avait voulu qu’il soit.

  • Alors, quelle est ta fleur préférée ? Si me vient un jour l’idée, de redemander à Perséphone.

L’expression d’Aphrodite changea. Ses yeux bougeaient frénétiquement dans leurs orbites. Elle semblait réfléchir à toute vitesse, essayant de comprendre une chose qui la dépassait. Elle était passée du bonheur à la perplexité. Comment Héphaïstos, pour qui reconnaître les émotions chez autrui était un calvaire, parvenait à déchiffrer ce changement ? Aucune idée. Toujours est-il qu’à présent Aphrodite était furieuse.

Elle l’obligea à sortir de sa chambre et lui claqua la porte au nez.

Qu’est-ce qu’il venait de se passer ?

Le lendemain, Aphrodite était partie. Aussi discrètement que la dernière fois. En revanche, elle ne laissa aucun mot. Rien qui prouvait qu’elle reviendrait. Mais Héphaïstos avait confiance. Cet échange figé dans le temps qu’ils avaient eu la veille lui donnait de l’espoir, malgré son étrange réaction par la suite. Peut-être commençait-elle à l’aimer. Au moins un peu.

C’était le bon moment pour poursuivre l'œuvre qu’il avait mis de côté. Il attendit d’être seul dans la forge et se dirigea dans un coin reculé de son atelier. Là, il retira le tissu qui cachait l’ouvrage qu’il refusait de voir jusqu’à présent. On distinguait à peine les formes d’un être dans ce bloc de pierre taillé. Un début de drapé, de jambe et de main sans doigts. Il avait encore beaucoup de travail.

Les mois s’engrenaient en même temps que s’affinait la sculpture. Et un beau matin, Aphrodite réapparu. Elle était revenue comme le soleil après une tempête. Avec un cadeau pour lui.

Après s’être assuré qu’elle avait retrouvé assez de forces, elle rompit leur baiser pour lui présenter une petite boule ronde aux creux de sa main.

C’était une tortue. Une merveilleuse petite tortue faite en bois. Toute simple, mais si mignonne. Et lorsque Aphrodite glissait ses ongles sur sa carapace ondulée, cette dernière émettait un son mélodieux.

Héphaïstos prit la petite créature entre ses grandes mains, les yeux brillants comme le feu de sa forge. Un cadeau. On ne lui avait jamais offert de cadeau.

Il pensait qu’après ça, Aphrodite resterait. Mais elle s’en alla de nouveau. Elle revint plus tard. Bien plus tard. Il avait arrêté de compter les jours. Une nouvelle tortue, douce comme du velours cette fois-ci.

Elle passa en coup de vent, échangea baisers et caresses, s'abreuvant du désir d’Héphaïstos. Et elle repartit. Et revint. Encore. Ils s’embrassèrent toute la nuit. Encore. Elle était particulièrement affaiblie. Encore. Elle lui avait ramené une tortue. Encore.

La troisième tortue.

Pendant ce temps, la statue était bientôt achevée.

Et plus les mains d’Héphaïstos entaillaient la pierre pour la lisser, la polir, la rendre aussi parfaite que le modèle, plus il souffrait de cette séparation. Si un jour le dieu du feu s’était douté que sa solitude lui pèserait autant, il ne serait pas tombé amoureux d'Aphrodite.

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