Chapitre 19. Aphrodite
Aphrodite enrageait. Contre elle-même. Contre Héphaïstos. Contre Arès. Contre Héra. Contre cette satanée tortue en or pur, bien trop lourde.
Elle avait fui, encore. Mais elle avait une bonne raison.
Bon, pas vraiment. Mais elle essayait d’y croire, pour se sentir moins coupable.
Tout a commencé à cause d’Héphaïstos. C’était la faute d’Héphaïstos. Pourquoi fallait-il qu’il soit si… Si lui ! Aphrodite s’était interdite de ressentir à nouveau ce genre d’émotion. L’amour, le désir, la passion, c’est elle qui devait les procurer. Elle ne devait pas en être esclave à son tour. Le mieux, c'était de garder de la distance. Revenir seulement lorsque son corps était trop faible. Puis repartir avant de ne plus pouvoir le quitter. Elle était bien placée pour savoir que l’amour était la plus puissante des armes et la pire des faiblesses.
Et contrairement à ce que le reste de la mythologie racontait, elle ne trompait pas Héphaïstos pendant ses excursions. Heureusement que le dieu était trop introverti pour sortir et avoir vent des rumeurs. En réalité, Aphrodite passait son temps dans la nature, parmi les humains. Elle rendait visite à des amies. Elle cherchait des tortues pour son mari. Elle essayait d’avoir une audience auprès d’Héra.
La reine des dieux était difficile à approcher, mais là, Aphrodite était certaine qu’elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour l’éviter. “La reine n’est pas là”, “la reine rend visite à ses enfants”, “la reine est très occupée”, “la reine est avec le roi”, lui répétaient les nymphes narquoisement.
Elle l'aurait à l’usure. Aphrodite savait être persuasive. Et lorsqu’elle avait une idée en tête, elle ne lâchait jamais sa cible.
Toujours est-il qu’il était temps de rentrer. Les maux de tête étaient plus forts que jamais, elle avait l’impression que ses entrailles se dissoudaient dans son corps, que son cœur allait exploser et que bientôt sa propre existence imploserait comme une supernova.
C’était le signal qu’une séance de bisous était inévitable.
La ridiculement lourde tortue dans son sac, elle pénétra dans les profondeurs du palais volcanique. Elle n’avait pas le courage, ni la force d’attendre. Elle devait voir Héphaïstos maintenant. Bien sûr, c’était seulement pour retrouver son énergie. Pas parce qu'il lui manquait. Non. Elle n’était pas non plus impatiente de plonger la main dans ses boucles cendrées. Pas plus qu’elle mourait d’envie de goûter à ses lèvres, de sentir ses grandes mains courir le long de ses hanches, de contempler son adorable fossette. Rien de tout cela.
En traversant le long couloir qui menait à la forge, premier endroit à regarder si on cherchait Héphaïstos, elle croisa un régiment de cyclopes prenant leur pause déjeuner. Aphrodite c’était demandé un jour où pouvait se trouver la cantine des travailleurs à un œil, ou même les cuisines. Malgré ses visites du volcan, elle n’avait croisé ni l’une, ni l’autre.
Les cyclopes se regroupèrent autour d’elle pour lui demander comment elle allait. Ils étaient toujours contents de la voir. Leurs canines inférieures perçant à travers leur sourire jovial. Aphrodite s'était habituée à eux. Elle les appréciait même. Au début, elle n’avait vu en eux que des êtres informes, des demi-divinités sans aucune importance. Elle s’était trompée, comme à propos de tout ce qui touchait à Héphaïstos.
Elle salua Polymès, embrassa Actylos sur le front, serra la main de Myron… Depuis quand connaissait-elle les prénoms des cyclopes ? Depuis quand reconnaissait-elle leur visage ? Depuis combien de temps était-elle mariée à Héphaïstos ? Les saisons étaient passées, les solstices aussi. Les humains avaient fini des guerres et commencé de nouvelles.
Plongée dans ses pensées, elle ouvrit les imposantes portes de la forge. Cette entrée lui rappela celle de sa première excursion. Héphaïstos était toujours concentré, incapable de détourner les yeux de son travail. Elle voulait le surprendre comme la dernière fois. Elle glissa le long des marches qui menaient aux établis, mais la tortue se cogna contre une table. Cette dernière trembla tant que des parchemins et des outils tombèrent au sol. Héphaïstos se retourna, interpellé par le bruit. Pour l’effet de surprise, c’était raté.
- Oh ! Aphrodite ! Tu es là ? s’exclama-t-il.
D'ordinaire, il était heureux de la revoir. Son visage, marqué par la fatigue et le travail, s’illuminait lorsqu'il posait les yeux sur elle. Pourtant, à cet instant, il était nerveux et gêné. Il se releva rapidement, essayant de cacher ce sur quoi il travaillait. Ses yeux balayaient la pièce à toute vitesse. Finalement, il empoigna un drap et recouvrit son œuvre.
- Qu'essaies-tu de me cacher ? demanda Aphrodite avec la curiosité d’une enfant.
- Rien du tout ! C’est un vieux truc que j'essaye de réparer. Pas important. Pas intéressant !
- Tu sembles bien agité pour un simple truc sans importance. Allez, montre-moi ! supplia-t-elle en tournant autour de lui.
Héphaïstos l’empêcha d’avancer en la bloquant avec sa canne. Décidément, il ne voulait vraiment pas qu’elle voit ce qui se cachait là-dessous. Grosse erreur, elle avait encore plus envie de le découvrir à présent. Lorsqu’elle esquivait à droite, il faisait un pas vers la gauche et inversement.
Aphrodite vit une ouverture. Elle passa sous le bras droit d’Héphaïstos, qu’il avait soulevé pour l’empêcher d’aller sur les côtés. Elle pensait l’avoir feinté, mais in extremis, le dieu lui prit la taille et se plaqua contre son dos.
- Je t’ai eu, chuchota-t-il à son oreille, mettant fin à leur petit jeu du chat et de la souris.
Le souffle chaud d’Héphaïstos contre son oreille embrasa les joues d’Aphrodite.
- Bien joué, tu es plutôt rapide pour un boiteux, rétorqua-t-elle sur un air de défi. Mais qu’est-ce que tu fais ? gloussa-t-elle à cause des chatouilles de la barbe de trois jours d’Héphaïstos.
Il avait enfoui sa tête dans les cheveux de la déesse et embrassait son cou avec lenteur et passion. Il ne se montrait pas aussi entreprenant d’habitude. Le désir du dieu était si fort qu’Aphrodite ressentait des picotements lui traverser le corps. Ce qui n'était pas pour lui déplaire.
Les maux de tête avaient enfin disparu. Elle tendit son cou, de sorte à laisser plus d’espace aux baisers de son mari. À présent, c'est son ventre qui ne la faisait plus souffrir. À la place, des papillons venaient caresser de leurs ailes le bas de son anatomie. Les lèvres d’Héphaïstos étaient si chaudes qu’elle avait l’impression qu’une marque de feu pénétrait sa peau. Son cœur battait à tout rompre, mais il ne menaçait plus d’exploser.
Héphaïstos, complètement absorbé par Aphrodite, ne remarqua pas qu’elle tendait la main vers le drap. Le bout de tissu glissa mollement sur le sol, laissant apparaître une sculpture d’un blanc immaculé. L’exclamation de stupeur mourut dans la gorge de la déesse. Aphrodite se regardait dans les yeux. C’était elle. Elle se faisait face.
L’Aphrodite de la statue jaillissait des vagues. Grande, élancée, superbe, dans une pose à la fois de guerrière et de séductrice. Ses yeux de marbre, peints en turquoise, toisaient ses spectateurs de toute leur hauteur. En bougeant la tête, ils étaient tantôt meurtriers, tantôt rieurs. De toutes les œuvres que les humains avaient pu faire à son image, aucune ne l’avait dépeinte si libre, si sauvage, si puissante. C’est donc ainsi qu’Héphaïstos la voyait.
- Elle n’est pas terminée, expliqua le dieu, sans pour autant se séparer d’Aphrodite. Tu n’aurais pas dû la voir maintenant.
- Elle est magnifique, dit-elle dans un souffle, sans pouvoir lâcher la sculpture du regard.
- Tu es magnifique.
Les mots d’Héphaïstos eurent l’effet d’un éclair sur Aphrodite. Sa peau se para de chair de poule. Elle se retourna vers lui, toujours blottie dans ses bras. Et lui, depuis quand était-il si beau ?
Ses iris de feu faisaient rougir Aphrodite. Ses lèvres fines la faisaient vibrer. Sa mâchoire tordue lui donnait envie de l’embrasser. Ses cicatrices, elle voulait les redessiner du bout de ses doigts.
- J’ai un cadeau pour toi, déclara-t-elle pour mettre fin au sentiment qu’elle sentait poindre dans sa poitrine.
- Laisse-moi deviner, répondit-il faussement étonné. Hum… Je dirais que c’est une tortue !
- Ding, ding, ding ! Et nous avons un gagnant !
Elle ramassa le sac qu’elle avait fait tomber sous les assauts d’Héphaïstos et en sortit la tortue en or. Aussi grande que la main du forgeron, la carapace était disproportionnée par rapport à la toute petite tête de l’animal, ce qui lui donnait un air candide et idiot.
- J’adore tes cadeaux et je ne me lasserai jamais des tortues, dit-il amusé. Mais, j'aimerais que tu restes un peu plus longtemps cette fois. Tu… tu me manques.
Impossible de résister à cet air de chien battu. Aphrodite plaqua ses mains contre les joues du dieu. Elle avait terriblement envie de l’embrasser.
- Je pars, mais je reviens toujours embêter mon cher mari.
- Tu as encore besoin qu’on s’embrasse ? Tu avais l’air vraiment faible tout à l’heure, s’inquiéta-t-il en déposant des baisers sur les paumes des mains de la déesse.
- Avec ce que tu m’as fait, je suis presque regonflé à bloc.
Du pouce, elle caressa la cicatrice qui lui barrait le nez. Le cœur du volcan était d’un calme olympien, comme enveloppé dans une bulle hors du temps. Aphrodite ne prêtait plus attention aux écoulements de lave, ni même au grondement sourd de la montagne. Il n’y avait qu’elle et lui. Que les tambourinements de son cœur et sa respiration profonde.
- Et si… si je voulais aller plus loin ? suggéra Héphaïstos, ses cicatrices luisant dans l’obscurité de la forge.
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