Paris, rue Thibault-aux-dés, 21 juin  1787

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Le jour venait à peine de se lever. Une brume légère enveloppait encore les rues de Paris d’un voile cotonneux. L’air était encore frais mais on devinait déjà qu’une fois le soleil levé, il ferait chaud. Comme chaque matin, Étienne Mazian pénétra dans sa boutique et releva le vantail de bois qui en fermait la porte. Les clients les plus matinaux pouvaient désormais entrer, fureter et trouver ce dont ils avaient besoin. Certains appréciait de pouvoir venir tôt, il le savait et, à peine eut-il rangé la grande canne qu’il utilisait pour ouvrir les volets, qu’une femme entre-deux-âges pénétra dans l’échoppe. Elle savait visiblement ce qu’elle voulait et où chercher. Cela arrangea bien Étienne qui n’aimait guère ces clientes indécises qui lui faisait déballer la moitié de son stock pour, au final, n’acheter qu’une toise de mauvais coton !

Elle se dirigea directement vers le fond du magasin où les étoffes les plus précieuses étaient soigneusement rangées. Étienne se décida à la suivre.

- “Bonjour madame, que puis-je pour vous ?

- Bonjour.”

Elle avait le visage fermé, la bouche pincée et l’air de vouloir en découdre avec quiconque lui adresserait la parole. Étienne s’arma de patience. Il savait malgré tout y faire avec ce genre de cliente. Il fallait lui laisser le temps de fouiner et revenir vers elle quand elle serait décidée. Et surtout pas avant.

- “Je vous laisse regarder. N’hésitez pas si vous avez des questions.” Et il retourna dans son arrière-boutique.

Assis face à un petit bureau encombré de documents de toutes sortes, son fils Charles-Victor semblait découragé. Il avait, devant lui, une lettre dont il n’avait écrit que la première ligne et visiblement, il ne savait pas comment attaquer la phrase suivante. Ses doigts étaient tachés d’encre et les feuilles raturées s’amoncelaient autour de lui. La plume à la main, le regard dans le vague, il paraissait comme perdu dans ses pensées. Il s’agissait d’un courrier pour la femme qu’il avait décidé d’épouser, mais qu’il n’avait pas encore rencontrée. Enfin si. Il l’avait croisée, plusieurs mois auparavant, lors d’une fête donnée en l’honneur de la reine. Il savait que la jeune Diane de Vignecourt était plutôt bien faite, avec de beaux cheveux blonds et un petit nez mutin. Il avait entendu son rire, qui avait tinté agréablement à ses oreilles. Puis, elle avait disparu dans un salon voisin, et au même instant de son esprit.

Ce n’était que, quelques semaines plus tard, lorsqu’il avait rencontré le baron de Vignecourt – son père - qu’il s’était souvenu d’elle. Les deux hommes n’avaient pas tardé à se trouver des intérêts communs. Charles-Victor avait de l’argent et cherchait une épouse, Henri-Auguste de Vignecourt, lui, avait de nombreuses dettes et une fille à marier. Ayant sympathisé, Ils étaient rapidement tombé d’accord mais la discussion s’était envenimée lorsqu’il avait été question de la dot qu’apporterait la jeune femme. Son père, convaincu que le titre de la demoiselle ainsi que sa beauté pourraient suffire, avait dû se faire violence et céder à son futur gendre d’autres garanties, dont un coquet château situé en Touraine. Et même s’il n’y mettait jamais les pieds, le baron était fort mécontent d’avoir été contraint de le céder. Mais, en échange de ce bien et de la main de sa fille, il épongeait l’ensemble de ses dettes, qui était proportionnelles à son amour du jeu, c’est à dire gigantesque.

Maintenant que l’accord avait été conclu, il était temps pour Charles-Victor de faire la connaissance de sa promise. Il souhaitait tout d’abord lui écrire mais ne savait vraiment pas comment tourner ce fichu courrier. Voyant Étienne entrer dans le bureau, il l’interpella :

— “Père pourriez-vous m’aider ? Je souhaite envoyer une lettre à Diane avant notre première rencontre, mais je peine à trouver mes mots. Auriez-vous une idée ?”

Étienne regarda son fils. Il ne se reconnaissait pas dans ce grand homme maigre et distant qui observait le monde d’un air suffisant. Contrairement à lui, lorsque des années auparavant, il avait choisi une épouse, il l’avait fait avec son cœur. Ils en avaient discuté à plusieurs reprises. Pour Charles-Victor, le mariage ne représentait qu’un contrat comme un autre, un arrangement dont les deux parties devaient pouvoir tirer profit. Étienne, lui, s’était battu avec sa famille pour pouvoir épouser Blanche, dont il était tombé follement amoureux, et à aucun moment, il n’avait regretté sa décision. Il espérait de tout son cœur qu’il en serait de même pour son fils, mais hélas, il en doutait.

-“Je ne sais pas si je serais de bon conseil. Je n’ai jamais été très fort avec les mots, bougonna-t-il. En attendant de trouver l’inspiration, pourrais-tu aller voir dans la boutique ? Une cliente semble avoir besoin d’aide et tu es bien plus doué que moi avec ce genre de personne.

- Ne vous en faites pas père, je m’en occupe.

Et il se leva, abandonnant la lettre à peine commencée. Diane attendrait. De toute façon, le mariage avait été fixé au 15 janvier de l’année suivante, il disposait encore d’un peu de temps pour faire sa connaissance.

Étienne le regarda s’éloigner. Il ne put s’empêcher de se demander quel serait le destin de ce fils si différent de lui, puis il se rappela qu’il avait du travail et qu’il était plus que temps de s’y atteler. Un instant, ses pensées s’envolèrent vers son autre fils, parti depuis plusieurs années en Amérique et dont on espérait un prochain retour.

Il est vraiment temps qu’il revienne, songea Étienne, tout en s’installant à son tour devant la table qui leur servait de bureau. D’un geste ample, il ouvrit le grand livre de compte. Cet ouvrage était, avec son stock de marchandises, ce qu’il avait de plus précieux. En tournant les pages on pouvait lire toute l’histoire de l’entreprise familiale fondée par son père Victor près de 40 ans auparavant. Depuis, « Mazian & fils » avait prospéré, et la petite boutique était en passe de devenir l’un des magasins les plus courus de la capitale.

« Mazian & fils » négociait des draps de toute provenance, aussi bien des environs de Paris, de Normandie, de Picardie, du Languedoc, de Touraine, du Berry que d’Angleterre ou de Flandres. Et peut-être même un jour d’Amérique… Cette activité nécessitait des engagements financiers très importants : les risques qu’il prenait étaient colossaux et les déconfitures de ceux qui se montraient trop téméraires ou imprudents n’étaient pas rares.

Étienne espérait que son fils Cal allait revenir avec, en poche, des contrats qui leur apporteraient de nouveaux fournisseurs. La concurrence devenait de plus en plus rude en Europe. Il aspirait surtout à développer l’entreprise familiale pour pouvoir, à sa mort, la diviser entre ses trois fils ; que chacun suive son chemin sans avoir de compte à rendre aux deux autres. Il devait aussi prévoir des dots pour ses filles, même si l’aînée, Céléna, clamait depuis son plus jeune âge vouloir devenir nonne. De toute façon, il faudrait faire un don substantiel au monastère dans lequel elle choisirait d’entrer.

Penser à ses filles ramena son esprit vers Diane, cette future belle-fille, qu’il ne connaissait pas encore. Et bien que ce fût la coutume, et que son mariage à lui fasse exception, il ne comprenait pas qu’on puisse s’unir avec une parfaite inconnue. Impossible d’être déçu avait soutenu Charles-Victor, pour qui convoler ne semblait être qu’un moyen de gravir l’échelle sociale. Épouser Diane de Vignecourt était assurément le résultat d’un élan de son cœur, non pas pour la jeune femme, mais pour la position sociale qu’elle lui garantirait. Étienne espérait qu’elle ne serait pas de ces péronnelles hautaines et désagréables. Le fait qu’elle accepte de se marier avec un fils de marchand semblait prouver le contraire. Même si son père pouvait l’y contraindre, la rumeur la disait douce et aimable.

Il ne servait à rien de faire des supputations sur l’avenir, pour le moment il y avait des choses plus urgentes à régler. Soupirant, il tourna les pages du livre de comptes jusqu’à la date du jour. Pour le reste, Dieu y pourvoirait.

Un stock de draps venus des Flandres, était coincé aux portes de la ville. Pour faire entrer des marchandises dans Paris, on devait franchir un nouveau péage, l’enceinte des fermiers généraux, et s’acquitter de taxes dont le montant avait encore augmenté. Étienne avait refusé de payer, espérant obtenir un arrangement à l’amiable. Sans succès. Il fallait trouver une solution. Il bougonna : à ce rythme, les honnêtes commerçants ne pourraient bientôt plus gagner leur vie.

Il prit une plume, rangée avec d’autres dans un des tiroirs du bureau, sortit de sa poche un petit couteau pour la tailler, puis, la trempant dans l´encrier posé sur la table, commença à aligner des chiffres pour essayer de calculer au plus juste le prix qu’il pourrait espérer demander.

Au-dessus de la boutique, dans la grande maison où vivait la famille, Blanche, l’épouse d’Étienne, se préparait pour partir à la messe. Avant de sortir, elle se dirigea vers la chambre de son beau-père Victor pour le saluer. Elle l’appréciait beaucoup et il le lui rendait bien. Même si cela n’avait pas toujours été le cas.

Quand Étienne, des années auparavant, était revenu d’un séjour en Touraine avec une jeune épouse inconnue de tous, une vulgaire fille de paysans, la dispute entre les deux hommes avait été épique.

- Mais c’est pas possible ce que tu peux être couillon parfois, avait hurlé Victor, furieux d’avoir été mis devant le fait accompli. Je le vois qu’elle est bien roulée, elle est même mignonne ! Mais l’épouser ? Et sans nous en parler ? Mais où crois-tu donc vivre! Tu pensais qu’on allait faire quoi au juste ? La laisser s’installer comme un coucou dans la place ? Et attendre sans rien dire qu’elle peuple notre maison d’une palanquée de bâtards?

- Cela m’est totalement égal, avait répondu Étienne le plus calmement possible. Il n’ignorait pas qu’il était dans son tort et s’était juré de ne pas s’emporter.. S’il n’avait pas annoncé son intention d’épouser Blanche c’est qu’il savait pertinemment que sa famille s’y opposerait. Une fille de paysan, sans dot, allons donc ! Il s’était arrangé pour faire publier les bans alors que son père était en déplacement et sa mère Ernestine en visite chez ses parents. Et il avait prié pour que personne de leur connaissance ne vende la mèche.

De toute façon, il avait décidé d’épouser Blanche et rien n’aurait pu le faire changer d’avis. Il était tombé sous son charme dès leur première rencontre Il avait tout fait pour la revoir, et s’arrangeant pour revenir à Tours le plus souvent possible.

Quelques mois après leur première rencontre, ils s’étaient unis devant Dieu dans l’église Saint Julien, au bord de la Loire. Et ce n’est pas la colère paternelle qui allait tout gâcher.

- Père, je sais ce que vous pensez. Mais Blanche fera une épouse formidable. Je ne vous donne pas deux ans pour l’adorer.

Il ne s’était pas trompé. Le jeune couple était parti s’installer dans un meublé pendant un temps mais à la naissance de leur premier enfant, Victor avait tenu à faire la paix. Il était hors de question que son petit-fils grandisse ailleurs que dans la maison familiale. Ils avaient alors accepté de venir vivre avec lui, comme le voulait la coutume. Le bébé, né dix mois après le mariage de ses parents, avait été baptisé Charles-Victor en hommage à ses deux grands pères.

Blanche entrouvrit doucement la porte. Le vieil homme, assis dans son fauteuil, somnolait.

- Entre ma fille, lui dit-il en la voyant.

- Comment allez-vous ce matin père ? Votre tête vous fait-elle moins mal ?

Il souffrait parfois de violentes migraines qui le contraignaient à rester couché dans le noir des journées entières.

- Je me sens mieux, merci. La décoction d’écorce de saule blanc que tu m’as préparée a été très efficace. Enfin ! J’ai cru que cette fois j’allais vraiment y passer…

- Mais non père, répondit Blanche en souriant, vous savez bien que vous nous enterrerez tous !

C’était un petit jeu entre eux. Victor prétendait régulièrement qu’il allait mourir et Blanche le rassurait de sa voix douce.

- Comment se porte Célestin ce matin ?

Il comprit sa maladresse en voyant sa belle-fille blêmir et baisser le regard. Penser à Célestin quand on parlait de mort était bien trop facile. Le petit garçon luttait contre la maladie depuis son plus jeune âge, et, à part sa mère pour qui l’idée n’était pas soutenable, tous savaient hélas que, désormais, ses jours étaient comptés.

Victor s’en voulut. Il se leva péniblement et s’approcha de Blanche. Il lui prit doucement le bras, trop peiné pour dire quelque chose. Elle appuya un instant son front sur l’épaule de son beau-père et releva courageusement la tête.

- Il a bien dormi cette nuit et il est avec Marceline dans la cuisine. Elle lui prépare son déjeuner avant que le précepteur n’arrive.

Il n’osa pas lui exprimer le fond de sa pensée. A quoi bon instruire le garçon ? Il serait sans doute plus utile de le laisser profiter de ses derniers instants de vie… Il croisa le regard plein de chagrin de Blanche et se tut. Avec des gestes empreints de douceur, elle l’aida à se réinstaller dans son fauteuil et lui promit de venir le voir à son retour pour l’accompagner à la boutique. Même s’il avait passé la main depuis de nombreuses années, il aimait bien se tenir au courant de ce qui s’y tramait. Après tout, c’était lui le fondateur de « Mazian & fils » !

Avant de partir, elle alla chercher sa fille aînée qui, comme chaque matin, patientait dans la grand-pièce. Céléna, débout près de la cheminée, sourit en voyant sa mère franchir le seuil de la porte. Elle attendait avec impatience de pouvoir assister à la messe. C’était le moment de la journée qu’elle préférait ; il il permettait de tourner son âme vers Dieu, de Lui dédier ses actions et ses pensées à venir. Depuis toute petite, elle rêvait de s’offrir toute entière au Seigneur. Soutenue par ses parents, elle allait très bientôt effectuer dans un monastère tout proche, une retraite de quelques mois. Elle aspirait ensuite à y devenir novice et y prononcer ses vœux définitifs.

Enfin prêtes, Blanche et Céléna sortirent de la maison, remontèrent la rue des Bourdonnais, tournèrent rue de la Limace et rejoignirent la paroisse Saint Opportune juste avant le début de l’office. Entrant dans l’église, où bruissaient encore les bruits des dernières conversations, elles s’installèrent parmi les autres paroissiennes, dans la partie droite de la nef, à leurs places habituelles. Blanche avait fait en sorte d’arriver un peu plus tôt car, elle voulait prier pour la reine. On avait appris la veille que son altesse royale, la princesse Sophie était décédée et que sa mère Marie-Antoinette, désespérée par la nouvelle, avait perdu connaissance. Blanche ne pouvait que compatir avec cette femme qui venait de perdre son enfant. Que le Seigneur apaise sa peine et accueille la petite princesse dans son paradis, même si sa mère n’était guère appréciée. Une autrichienne… elle ne pouvait être qu’ennemie de la France mais, malgré cela, Blanche compatissait à son chagrin de mère.

— Que Dieu vous accueille et vous accorde sa miséricorde éternelle, clama le prêtre dont la voix résonna dans l’Église. D’un seul mouvement, l’assemblée se leva et entonna le chant d’entrée.

Comme chaque matin, Blanche pria de toute son âme, espérant obtenir un miracle. Il n’y avait que cela qui pourrait guérir Célestin. Le père Pion la connaissait depuis des années, et s’il n’avait pas assisté à son mariage avec Étienne, c’est lui qui avait baptisé tous les enfants du couple. Il devinait la peine de cette pauvre mère qui voyait souffrir son plus jeune fils. Et il savait la culpabilité qui l’habitait. Plusieurs fois en confession, elle avait reconnu ne pas avoir désiré cette cinquième grossesse, un tardillon arrivé quatre ans après sa sœur. Elle n’avait pas cherché à s’en débarrasser, cela aurait été une bien trop grande offense aux yeux de Dieu, mais le fait d’y avoir seulement pensé, lui donnait le sentiment d’être responsable de la souffrance actuelle de son petit.

- Les voies du seigneur sont impénétrables, à nous pauvres humains lui avait-il dit à plusieurs reprises pour tenter d’apaiser sa peine. Mais je doute que Dieu se venge de vos pensées en faisant souffrir un innocent.

L’office terminée, les deux femmes se levèrent et, sortant de l’église, furent l’une et l’autre surprise par la chaleur environnante. La journée s’annonçait caniculaire.

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