Débarquement.

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L’Artémis pénétra lentement dans le port. Même si ses voiles avaient été affalées, il conservait l’allure majestueuse d’un oiseau dominant les mers. Il franchit le chenal et entra dans la rade. Autour de lui des mouettes virevoltaient, criant à qui mieux mieux de leurs voix éraillées. Pour les voyageurs à bord, ce bruit tant attendu était le signe qu’on était enfin près de la côte. Embarqués depuis plus de deux mois, tous avaient hâte d’accoster. La traversée de l’Atlantique était toujours une rude épreuve que marins et passagers n’entreprenaient pas sans crainte.

Parti depuis bientôt deux ans, Cal se rappelait encore du dicton qu’avait marmonné son grand-père au moment du départ : « Si tu veux apprendre à prier, va sur la mer ». Il ne comprenait pas pourquoi son petit-fils préféré devait quitter la France - soit-disant pour le bien de l’entreprise familiale - pour partir dans ce pays de sauvages, de l’autre côté des mers. Tout excité par l’aventure qui l’attendait, Cal n’avait pas prêté attention aux élucubrations du vieil homme, ni d’ailleurs à son chagrin. Il espérait de tout cœur que son grand-père était encore de ce monde. Les nouvelles n’arrivaient que de façon très irrégulière et il n’avait rien reçu de sa famille depuis près de huit mois.

Après ces quelques semaines en mer, il était impatient de revoir les siens, de retrouver Paris, sa maison, son quartier et de reprendre sa place aux côtés de son père et de son frère. Oui, même son frère lui avait manqué.

Il se tourna vers la jeune femme qui l’accompagnait. Elle aussi avait souffert du voyage d’autant plus qu’elle s’inquiétait, ne connaissant pas ce pays où ils allaient bientôt accoster. Cal lui avait décrit avec enthousiasme les beautés de Paris, sa ville natale, la magie des quais de Seine, la magnificence du Louvre, les quais aux marchés luxuriants, et il lui avait promis que sa famille lui réserverait un accueil des plus chaleureux même si elle en doutait.

Lorsqu’ils avaient embarqué dans le port de Charleston, le vent soufflait et la jeune femme avait couvert sa tête d’un grand châle. Le capitaine n’avait découvert la couleur de sa peau que bien trop tard pour faire demi-tour. Sinon, jamais il n’aurait accepté qu’elle monte à bord. Les matelots la regardaient comme de la marchandise. Certains servaient occasionnellement sur les bateaux négriers et ne comprenaient pas pourquoi il fallait traiter cette négresse différemment des autres.

Et même après deux mois à bord, l’hostilité à son égard était palpable et si certains enfants désormais lui souriaient, la plupart des adultes refusaient encore de lui adresser la parole. Pauline frissonna. Elle avait froid et, maintenant que la terre était en vue, elle avait de plus en plus d’appréhension

Lorsqu’elle avait rencontré Cal quelques mois auparavant, elle avait été charmée par sa beauté et par sa gentillesse. Elle sourit au souvenir de cette rencontre. Un matin, alors qu’elle venait de commencer l’inventaire dans la boutique de son père, il était entré. En ouvrant la porte d’un geste énergique, il avait fait rayonner la lumière du soleil dans tout le magasin.

- Bonjour monsieur, Que puis-je faire pour vous ? lui avait-elle dit de sa voix chantante, en s’avançant vers lui.

- Bonjour. Dieu que vous êtes belle ! lui avait-ils répondu en souriant niaisement.

Visiblement, il ne savait plus pourquoi il était là. Sa bouche était devenue sèche et il avait eu la sensation que tous les mots qu’il connaissait s’étaient envolés. Il la dévisageait, sans rien dire, l’air émerveillé.

Elle avait éclaté de rire. C’était bien la première fois qu’un inconnu s’adressait à elle de cette façon ! Elle avait plutôt l’habitude des gens qui refusaient de lui parler, des insultes ou des remarques désobligeantes sur la couleur de sa peau. Un jour, un homme la trouvant à son goût et la considérant comme de la marchandise, avait soulevé sa jupe, sans daigner lui dire un mot. Fort heureusement, son père était entré à cet instant et avait chassé le malotru qui n’avait pas compris pourquoi et avait hurlé au scandale. Mais pas Cal ! Il l’avait toujours regardé avec admiration. Et il l’aimait, elle en avait l’intime conviction.

Fille d’un marchand malouin installé à Charleston, et d’une esclave affranchie, Pauline Vivien avait de magnifiques yeux bleus – héritage de plusieurs générations de métissage – et une peau mordorée que Cal ne se lassait pas de contempler et de caresser. Sa silhouette élancée dominait les foules et si les hommes se retournaient pour l’admirer, les femmes en général la regardaient avec jalousie.

Partis ensemble sur un coup de tête, la monotonie du voyage leur avait laissé le temps de faire plus ample connaissance. Si la promiscuité à bord avait limité leurs ébats, ils avaient eu tout le loisir de discuter, de se promener sur le pont main dans la main. Fasciné d’abord par la beauté de la jeune femme, Cal avait découvert, au fil des jours, qu’elle possédait aussi un esprit vif et aiguisé, beaucoup de répartie et une culture qui faisait honneur aux maîtres qui l’avaient instruite.

Accoudée au bastingage, elle se tourna vers Cal. Le jeune homme était penché en avant, comme pour arriver plus vite. Elle lui sourit avec tendresse. Le bateau avançait, tout en douceur dans la rade. L’espace était assez étroit, il fallait être très prudent. Cette dernière attente, après 75 jours de mer, était insupportable.

Cal était impatient de rentrer chez lui mais partageait, les inquiétudes de sa compagne. Comment les siens allaient-ils accueillir cette jeune femme venue d’ailleurs ? Il n’avait pas évoqué la question avec eux. Dans la famille, on ne possédait pas d’esclave, on n’en avait jamais eu. Il n’était pas certain que quiconque chez lui ait déjà rencontré des gens de couleur. Lui-même n’en avait vu pour la première fois qu’en accostant sur l’île d’Hispaniola. Mais, sans être esclavagiste, allaient-ils accepter cette jeune femme qu’ils ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam et qui n’apportait comme dot qu’un partenariat commercial avec son père ?

En même temps, c’était bien pour développer le commerce vers le Nouveau Monde qu’on l’avait envoyé en Amérique ! Pour cela, et pour éviter qu’il ne s’écharpe avec son frère… Ils ne s’entendaient pas, et leurs relations étaient devenues explosives depuis qu’ils travaillaient ensemble aux cotés de leur père. Mazian & fils prospérait et ils n’étaient pas trop de trois.

Pour éviter de les voir s’entre-déchirer, Étienne Mazian avait préféré éloigner le plus jeune. Il croyait beaucoup au développement du Nouveau Monde, qui venait enfin de se libérer de la tutelle des anglais.

Le quai se rapprochait. On voyait désormais distinctement les gens à terre qui agitaient leurs mains. Certains étaient là pour accueillir des proches, d’autres venaient le cœur plein d’espoir à l’arrivée de chaque bateau, espérant des nouvelles ou – si Dieu était vraiment clément - la personne en chair et en os. Cal avait, avec lui, une dizaine de messages à transmettre. Des amis, mais aussi de parfaits inconnus apprenant qu’il rentrait en France, lui avaient demandé de faire le messager. Comprenant la détresse de ceux qui attendaient souvent pendant de longs mois, il avait accepté. Restait maintenant à trouver leurs destinataires. Parfois il y avait une adresse, un nom à qui remettre le pli. Sur l’un d’entre eux, il était simplement marqué « au bon soin de monsieur le curé de la paroisse de Saint Fargeau ». La femme qui lui avait confié son message, lui avait expliqué que sa mère ne sachant de toute façon pas lire, elle irait voir monsieur le Curé. Alors autant lui adresser la lettre directement !

Le bateau attaqua sa dernière manœuvre, le capitaine le positionna le long du quai pour accoster. Cal n’en pouvait plus d’attendre. Le voilà enfin de retour en France ! L’adolescent timide et gauche qui était parti deux ans auparavant, avait laissé la place à un homme sûr de lui, confiant et prêt à affronter le monde. Il avait adoré ce nouveau monde plein de promesses, il était tombé sous le charme de ses vastes espaces aux possibilités infinies, des folles idées de liberté et d’égalité. Il y avait fait des rencontres qui allaient changer sa vie, il en était certain. Il se retourna vers Pauline et la vit frissonner.

- Ne t’inquiète pas ma douce, tout va bien se passer. Je serai là, et tant que nous sommes ensemble rien ne pourra nous arriver.

Et en faisant fi de toute bienséance, il l’embrassa à pleine bouche. Pauline se laissa faire, goûtant à la douceur de ses lèvres, puis répondit à son baiser. Elle se sentait rassurée dans la chaleur de ses bras.

Une vieille femme, accoudée au bastingage près d’eux, leur jeta un regard de réprobation. Les jeunes ne savaient vraiment pas se tenir, et avec une négresse ! Quelle honte ! D’un geste hargneux, elle se signa pour manifester sa désapprobation. Cal, levant la tête, la vit, et lui sourit à pleines dents.

- Voulez-vous que je vous présente mon épouse, madame ? Lui demanda-t-il, certain de la choquer encore davantage.

La vieille n’en crut pas ses oreilles. Non seulement il n’avait aucune décence, mais en plus il avait épousé une de ces créatures. Elle l’avait certainement envoûté, lui faisant perdre tout sens commun. Elle se signa à nouveau, convaincue qu’elle avait devant elle la preuve d’une possession diabolique et voulut absolument s’en préserver.

Cal soupira. Leur retour s’annonçait plus compliqué que prévu. Jamais il n’aurait imaginé que la couleur de peau de Pauline puisse poser autant de problèmes. Les gens ne voyaient donc pas sa beauté ? Son intelligence ? Son immense culture ? Cette vieille qui ne savait probablement pas lire, se permettait de juger sans la connaître.

La jeune femme n’avait rien remarqué. Elle était toujours collée à Cal, se rassurant à sa chaleur, se nourrissant de sa force. Il avait bien raison, ensemble ils pourraient tout affronter.

Il y eut comme un à-coup, un rebond brusque qui indiqua qu’on avait touché le quai. Quelques marins sautèrent à terre, accrochant le bateau aux bites d’amarrage avec d’énormes cordes. Encore quelques longues minutes, le temps d’installer la passerelle, et ils allaient enfin descendre à terre. Les passagers de troisième classe avaient réuni leurs affaires dans leurs baluchons et se pressaient vers la sortie. Certains rentraient chez eux après des années d’absence, ceux nés de l’autre côté de la mer, venaient à la découverte de l’ancien monde.

Malgré l’attente, un joyeux brouhaha emplissait l’air. Tous étaient heureux d’être arrivés sains et saufs. Les marins, eux, savaient que ce soir, ils pourraient s’encanailler dans les bars et finir la nuit dans les bras voluptueux d’une des nombreuses prostituées du port.

Il faisait beau. Le soleil brillait. Le négoce était florissant, la ville était prospère. Cela se voyait à la richesse des bâtiments, aux joues rebondies des enfants et aux robes colorées des femmes. Bordeaux connaissait alors une croissance extraordinaire. Le commerce avec les îles à sucre avait permis aux négociants de s’enrichir ce qui, combiné avec la volonté de modernisation des intendants royaux, en avait fait un modèle de l’urbanisme des Lumières. Cal, toujours à bord de l’Artémis, admirait ce port de la Lune où une bonne partie de la richesse du nouveau monde débarquait en France. Il espérait que Pauline verrait cette splendeur, qu’elle serait charmée par l’architecture moderne, les grandes artères, le quartier des Chartrons qui symbolisait si bien la prospérité des ports du Ponant et la beauté de son pays.

La majorité des passagers avait enfin mis pied à terre, franchissant prudemment la passerelle jetée entre l’Artémis et le quai. Il n’y avait pas si longtemps encore, il fallait descendre le long d’un filin qui vous amenait dans une petite barque et c’était à la force des rames que vous pouviez rejoindre la terre ferme. Mais les travaux entrepris permettaient désormais aux bateaux les plus imposants de pénétrer dans le port et de décharger marchandises et passagers directement sur les quais.

Cal, à son tour, franchit la passerelle d’un pas leste et tendit la main à Pauline. Elle était hésitante et avançait à petits pas. Les froufrous de sa robe cachaient ses pieds et elle devait concentrer toute son attention sur les mouvements de la planche étroite pour ne pas glisser et tomber à l’eau. Un dernier pas, enfin la terre ferme. Elle redressa la tête, sourit à Cal pour le rassurer et put regarder autour d’elle.

Le port grouillait d’activités. Il y avait des marins qui commençaient déjà à décharger la cargaison de l’Artémis. Ils avaient installé d’autres planches entre la cale et le quai et on voyait émerger des profondeurs du bateau d’énormes tonneaux prêts à être débarqués. Un homme bedonnant, serré dans une redingote à boutons dorés, surveillait la manœuvre, le menton dressé, l’air important. Il s’agissait probablement du propriétaire de la cargaison, à moins que ce ne fût celui du bateau. Pauline vit aussi quelques femmes, de grands paniers sous le bras, qui se dirigeaient vers la ville, en route pour le marché. Certaines, attroupées, discutaient entre elles. Des enfants couraient partout en piaillant. L’atmosphère était joyeuse, Pauline fut soulagée. Elle appréhendait tellement cette arrivée ! Son père lui avait tant vanté la beauté de la France, sa richesse, qu’elle avait peur d’être déçue. L’ambiance qui semblait régner la rassurait même si le plus difficile était encore devant elle: se faire accepter par les gens et surtout par la famille de Cal. Elle avait un peu de temps devant elle avant de les rencontrer. Il fallait louer deux places dans une diligence et faire la route jusqu’à Paris, ce qui leur prendrait, au mieux, une bonne semaine.

Cal lui avait expliqué le système des postes royales, mais elle avait vraiment du mal à comprendre. Dans chaque village, se trouvait un relais des postes ; On pouvait ainsi traverser le pays en changeant régulièrement de chevaux, ce qui permettait de réduire grandement les temps de trajet et de ne pas se préoccuper de la logistique. Pas nécessaire de prévoir d’eau ou de nourriture pour les hommes comme pour les bêtes. Les voyageurs savaient qu’il y aurait, à chaque étape, tout ce dont ils avaient besoin. Dans son Amérique natale, celui qui voulait voyager se déplaçait par ses propres moyens : le riche en calèche, le pauvre à pied. Chacun se prenait en main et que Dieu veille sur tous ! Elle se doutait qu’il y aurait encore beaucoup d’autres choses qui l’étonneraient, et elle était impatiente de toutes les découvrir.

Cal, parti chercher des informations, revint vers Pauline. Elle n’avait pas osé l’accompagner et était restée près du bateau, cachant soigneusement son visage sous le grand châle qu’elle avait jeté sur sa tête comme pour se protéger du soleil. Elle avait continué à observer l’activité du port, souriant des déboires des marins qui n’avaient pas prévu une planche assez large pour faire passer les tonneaux de rhum et qui ne savaient comment s’y prendre pour que la cargaison ne tombât pas à la mer. Le gros homme leur hurlait dessus, ce qui n’arrangeait rien

Cal, en s’approchant, les vit, se précipita vers eux et, attrapant la passerelle qui leur avait permis un peu plus tôt de descendre du bateau, la glissa à côté de la planche qui ployait. Le premier tonneau roula alors doucement, mais sûrement vers la terre ferme.

- Merci mon gars, tu nous sauves ! lui dit le marin, soulagé.

Si le tonneau était tombé, il aurait sans doute fallu qu’il le rembourse… Le propriétaire leur cria de continuer à décharger la cargaison.

- Il est pas aimable le gros, bougonna le marin avant de descendre dans la cale chercher le tonneau suivant. Bon séjour à Bordeaux, dit-il en disparaissant dans les profondeurs de l’Artémis. Que Dieu vous garde.

Cal se retourna alors vers Pauline, soulagé de la voir sourire.

— C’est fait, lui dit-il en s’approchant. J’ai trouvé une chambre dans une auberge pour cette nuit et nous partons demain par la première diligence du matin. Coup de chance, il restait des places à bord. Nous devrions être à Paris avant la fin de la semaine. J’ai envoyé un courrier à mon grand-père pour le prévenir de notre arrivée. Nos malles nous suivront, ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.

Pauline ne savait pas trop s’il parlait du voyage, des bagages ou de leur installation à Paris, mais dans tous les cas elle était ravie d’avoir pris la décision de l’accompagner en France.

- Pourquoi avons-nous dû faire établir ce document ? demanda Pauline en regardant la feuille qu’elle tenait sur ses genoux, en haut de laquelle on pouvait lire en gros caractères « de par le roi ». Nous ne sommes pas des criminels !

Comme depuis leur arrivée à Bordeaux, beaucoup de choses lui semblaient étonnantes et elle ne manquait pas d’interroger Cal, désireuse de comprendre au mieux ce nouveaux pays qui allait désormais être le sien.

- Ce sont des sauf-conduits, un laissez passer si tu préfères. Sans ce document la maréchaussée peut considérer que tu n’es qu’un vagabond ou un mendiant et t’envoyer en prison…

- Mais pourquoi n’a-t-on pas le droit de vagabonder? En Amérique…

Elle suspendit sa phrase. Elle se rendait compte que sans cesse, elle comparait la France à cette Amérique qu’elle venait de quitter, et que ce n’était pas une bonne chose. Si elle voulait s’intégrer à ce nouveau pays, elle devait en comprendre l’esprit et non le remettre en question. Mais le manque de liberté, ce carcan dans lequel les français semblaient aimer vivre, la dépassait un peu.

- Donc pour circuler dans ton propre pays il te faut une autorisation ?

- C’est tout à fait ça acquiesça Cal. Et ce n’est pas compliqué à obtenir. Il suffit d’aller voir le curé de ta paroisse, un juge local, les autorités municipales et autres institutions pour qu’ils te délivrent ce passe-port.

- Oui, mais s’ils refusent ? Tu fais comment ?

Cal éclata de rire. Les questions de Pauline le mettaient parfois mal à l’aise mais en même temps il appréciait ce regard neuf grâce auquel il voyait les choses d’une façon différente. Effectivement il ne s’était jamais demandé pourquoi il fallait une autorisation pour voyager dans son propre pays...

- Honnêtement je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu ce problème !

Installés dans une confortable berline, ils avaient quitté Bordeaux depuis près de deux jours et comptaient bien arriver à Paris avant la fin de la semaine. La voiture était spacieuse et avait été prévue pour les longs trajets. Deux banquettes se faisaient face, d’un côté Cal et Pauline étaient installés côte à côte et de l’autre un vieil homme et ce qui semblait être sa petite-fille. La voiture n’était pas au complet, ce qui laissait à chacun davantage de place. Cal espérait qu’il en serait ainsi jusqu’à Paris, car il détestait devoir tasser ses longues jambes sous la banquette.

L’intérieur était éclairé par une lanterne fixée au plafond et sur les côtés on trouvait des poches de commodités pour ranger les affaires dont on pourrait avoir besoin pendant le voyage.

Pauline avait été surprise de voir que la jeune fille devant elle, y avait déposé un tout petit chien, qui depuis leur départ n’avait pas pointé le bout de son nez et dormait sagement.

Le voyage était long et monotone. Chacun prenait son mal en patience. Cal et la jeune fille somnolaient, le vieil homme lisait sa bible et Pauline regardait défiler le paysage par la fenêtre. Elle se surprenait à trouver tout plus petit et s’étonnait surtout de la présence humaine. Où qu’elle pose les yeux, on devinait des maisons, un village, des paysans au travail, des champs où paissaient de paisibles troupeaux de vaches et de moutons. Cal lui avait parlé d’un pays verdoyant et riche. Elle n’avait pas imaginé que l’homme puisse autant transformer la nature.

Toutes les deux heures, on s’arrêtait pour permettre aux passagers de se dégourdir les jambes et se soulager et pour que le cocher, à l’aide d’un cric, retende les courroies de cuir qui soutenaient la caisse de la berline.

Pauline ne pouvait s’empêcher de regretter de ne pas avoir pu faire le voyage à cheval. Habituée aux longues traversées elle aurait largement préféré le galop de sa monture aux soubresauts incessants de cette carriole !

La nuit approchant, le cocher s’arrêta dans un des relais-postes qui jalonnaient la route. L’hôtel des trois rois à Saint Germain près de Poitiers avait une bonne réputation. Pendant que Cal donnait un coup de main pour desceller les chevaux, Pauline, intriguée alla à la rencontre du maître des postes en charge des lieux. C’était un homme sympathique et débonnaire qui ne s’offusqua pas de voir une femme de couleur lui adresser la parole. Rassurée par son bienvenu tonitruant, la jeune femme osa l’interroger sur le fonctionnement de ces postes.

- La poste aux chevaux est chargée de transporter des passagers comme vous mais aussi le courrier. Alors, les routes sont entretenues par le service des ponts et chaussée expliqua t-il et par la corvée. Les paysans râlent mais le système fonctionne plutôt bien, et ils en tirent profit eux aussi des routes ! Et il y a des relais partout dans le pays sous le contrôle d’un maître de poste, comme moi ! On doit avoir à disposition un certain nombre de chevaux, stocker le fourrage nécessaire, héberger et nourrir les voyageurs. Et le tout est compris dans le prix de votre billet !

- Comment avez vous choisi ce métier? demanda Pauline intriguée. Elle avait une façon très franche d’interpeller les gens, propre aux Américains et qui ne cessait de surprendre Cal. D’autant plus que, la plupart du temps, ils étaient tous ravis de lui répondre.

- Choisi ? L’homme la regarda, étonné. Choisi ? Mais ma petite dame, ici on ne choisit pas ! J’ai récupéré cette charge de mon père et je compte bien la transmettre à mon bon à rien de fils ! Choisi répéta-t-il en rigolant, et puis quoi encore ?

Pauline baissa les yeux. Elle ne voyait pas trop ce qu’il y avait de drôle là-dedans mais elle ne voulait pas vexer le brave homme

- Ma petite dame, comme on dit par chez nous « l’homme propose et Dieu dispose » ! On verra bien ce qu’il nous réserve, c’est bien lui qui décide !

Une fois les quatre chevaux dételés et abreuvés, Cal revint vers sa compagne. Il se présenta au maître des postes qui accueillit avec un grand sourire les voyageurs et les invita à entrer dans l’auberge . Le vieil homme, la petite fille et le chien lui emboîtèrent aussitôt le pas.

La pièce était particulièrement sombre et enfumée. On y sentait une bonne odeur de soupe qui s’échappait de la marmite suspendue au dessus du foyer de la cheminée. Autour des trois grandes tables étaient accoudés une flopée d’hommes plus ou moins avinés qui s’apostrophaient bruyamment. L’ambiance était chaleureuse et bon enfant, tranchant nettement avec le calme froid qui régnait dans la berline.

Pauline se surprit à espérer qu’aucun de ces personnages ne les rejoigne pour la suite du voyage. Elle aimait bien le silence qui régnait dans leur voiture et qui lui permettait de découvrir et d’apprivoiser ce nouveau pays tranquillement.

- J’ai une chambre de libre mais il va falloir partager dit le maître de poste en les regardant tous les quatre. Désolé, il y a beaucoup de monde en ce moment et je n’ai plus que ça. Sinon il y a la grange ajouta-t-il en voyant la mine déconfite du vieil homme.

- Non, non ça ira le rassura Cal. Ma femme et la petite dormiront dans le lit et nous nous installerons par terre.

Le vieil homme lui jeta un regard noir de colère. Qui était-il pour décider à sa place ? Mais il n’osa protester.

- C’est juste en haut de l’escalier si vous voulez vous rafraîchir avant la soupe leur dit il.

Pénétrant dans la chambre, Pauline s’approcha du lit et s’en éloigna aussitôt.

- Je vous en prie monsieur, prenez le lit avec votre petite-fille. Nous dormirons par terre ne vous en faites pas lui dit elle le plus gentillement possible.

Cal la regarda étonné mais le vieil homme ne lui laissant pas le temps de répliquer s’empressa d’accepter.

- Merci. Je ne me voyais guère dormir sur le parquet. C’est bon pour les gens du peuple marmonna-t-il assez fort pour être entendu.

Cal allait répliquer quand il vit le regard lancé par Pauline. Elle semblait beaucoup s’amuser.

Enlevant son manteau, il l’installa dans un coin de la chambre à même le sol. Pauline rajouta le sien par dessus, cela leur servirait de couverture.

Après s’être sommairement débarbouillés le visage et les mains grâce au broc d’eau et à la bassine prévus pour cet usage, les quatre convives décidèrent de descendre dîner.

Cal en profita pour interroger discrètement Pauline.

- il est plein de puces ce lit. Je préfère vraiment dormir par terre.

En effet, le lendemain, après qu’ils aient repris la route, leurs compagnons de voyage n’arrêtèrent pas de se gratter...

Pauline réussit à ne pas rire mais se promit de rester méfiante… si elle admirait vraiment le système des postes, l’hygiène des auberges laissait vraiment à désirer, sans parler des lieux d’aisance tous plus répugnants les uns que les autres. Si la France était bien le pays des Lumières, il y avait encore de nombreux progrès à faire question propreté !

Avoir partagé une chambre avait un peu détendu l’atmosphère entre les voyageurs. Pauline échangea quelques mots avec la petite fille. Lucie qui lui présenta aussitôt Coco, son petit chien. Elle lui expliqua que son grand-père – Cal avait donc bien raison – lui avait offert le même que la reine Marie Antoinette pour la consoler de la mort de ses parents.

Le regard baissé, elle lui expliqua qu’il était venu à Bordeaux pour l’enterrement et qu’ils rentraient à Paris, où elle allait rejoindre un couvent pour y prendre le voile.

- Si jeune ? s’étonna Pauline

- Oh non, pas tout de suite. D’abord je vais être élève, puis novice, ensuite seulement je prononcerai mes vœux. Vous comprenez, je n’ai pas de dot. Personne ne voudra de moi.

Pauline n’osa pas lui demander si cette perspective lui plaisait. Elle savait que la plupart des femmes n’avaient pas la chance d’avoir comme elle un père ouvert et tolérant qui n’aurait jamais imposé à sa fille un destin qu’elle n’aurait pas choisi. Mais aurait-il mieux valu qu’on marie cette pauvre Lucie à un vieux barbon de trois fois son âge ?

Le vieil homme avait commencé à raconter sa vie à Cal. Il lui expliqua qu’il était le seul survivant de sa famille, le seul avec Lucie. Le chagrin l’avait rendu loquace. Il leur raconta toute sa vie, depuis sa plus tendre enfance, jusqu’à son mariage, le château de famille dont le toit fuyait, les soucis d’argent, son fils et sa belle fille morts de la petite vérole, le titre de baron qui allait tomber en déshérence faute d’héritier mâle… Sa voix triste et grave berçait les voyageurs. Lucie s’endormit, Pauline somnola, Cal rêvassa et le vieil homme continua à se livrer et à soulager son chagrin.

Le voyage dura encore trois jours, interminables. L’atmosphère dans la voiture était devenue presque familiale. Pauline et Lucie échangeaient de menues confidences et jouaient aux cartes pendant que Cal écoutait le vieux baron lui raconter les derniers tourments de sa vie.

Près de Paris, le vieil homme avait retrouvé un peu d’entrain. Arrivée à la barrière de Croulebarbe, une des portes du mur des fermiers généraux qui marquait l’entrée dans Paris, la berline s’arrêta.

Lucie sauta au cou de Pauline, s’accrocha à elle. Elle lui promit de lui écrire pour la tenir au courant de sa vie au couvent. Elle partait rassurée : quelqu’un du dehors lui raconterait le monde. Pauline promit. On s’embrassa.

A nouveau seuls, Pauline et Cal se regardèrent inquiets. Le bavardage du vieil homme, les discussions avec Lucie leur avaient permis de ne pas trop penser à ce qui les attendait, eux aussi, à leur arrivée à Paris. Cal avait envoyé une lettre à son grand-père pour lui expliquer la situation. Il savait le vieil homme ouvert d’esprit et espérait qu’il aurait aplani les problèmes qui pourraient se poser à eux.

Descendant à son tour de la berline, il eut la surprise de voir sa sœur Chloé, accompagné d’un domestique. Comme elle a grandi ! fut sa première pensée en la voyant mais aussitôt il se demanda ce qu’elle pouvait bien faire là. Que s’était-il donc passé en son absence ? Où était grand-père Victor ? Et si…. Il ne préféra même pas y penser. Il sauta de la voiture, se retourna et tendit la main à Pauline pour l’aider à descendre à son tour.

- Bienvenue à Paris lui dit-il, laisse moi te présenter ma sœur Chloé.

Avant même que Pauline ait pu poser un pied par terre, Chloé s’était jetée au cou de son frère. Elle était tellement heureuse de le revoir après ces deux longues années d’absence.

Voyant le regard inquiet de Cal, elle le rassura aussitôt

- Grand-père va bien, ne t’inquiète pas. C’est lui qui m’envoie vous chercher.

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